îvt/, m' ) r'f^"-^ LES CONTES POPULAIRES L'EGYPTE ANCIENNE ^vc^o G. MASPERO Membre de l'Institut, Professeur au Collège de France, Directeur général du Service des Antiquités du Caire. LES CONTES POPULAIRES DE L'EGYPTE ANCIENNE TROISIÈME ÉDITION ENTIÈREMENT REMANIÉE ET AUGMENTÉE LIBRAIRIE ORIENTALE ET AMÉRICAINE E. GUILMOTO, Éditeur 6, RUE DE MÉZIÈRES, PARIS INTRODUCTION Lorsque M. de Rougé découvrit en 1852 une nouvelle d'époque pharaonique analogue aux récits des Mille et une Nuits, la sur- prise en fut grande, même chez les savants qui croyaient le mieux connaître l'Egypte ancienne. On avait trouvé dans les papjTus des hymnes à la divinité, des poèmes historiques, des écrits de magie ou de science, des lettres d'affaires, une littérature sérieuse et solennelle, mais des contes ! Les hauts person- nages dont les momies reposent dans nos musées avaient un renom de gravité si bien établi, que personne au monde ne les avait soupçonnés d'avoir lu ou composé des romans, au temps où ils n'étaient encore momies qu'en espérance. Le conte exis- tait pourtant; il avait appartenu à un prince, à un enfant de roi qui fut roi lui-même, à Sétoui II, fils de Ménéphtah» petit-fils de Sésostris. Une Anglaise de passage à Paris, ma- dame Elisabeth d'Orbiney, avait remis à M. de Rougé un papy- rus qu'elle avait acheté en Italie, et dont elle désirait connaître le contenu. Il y était question de deux frères dont le plus jeune, accusé faussement par la femme de l'autre et contraint à la fuite, se transformait successivement en taureau, puis en arbre, avant de renaître une dernière fois dans le corps d'un roi. Le mémoire de M. de Rougé était une paraphrase plutôt qu'une traduction (1). Plusieurs parties du texte étaient à peine effleu- rées, d'autres étaient coupées à chaque instant par des lacunes,. (1) Dans la Revue arcke'otof/ique, 18o2, t. VHI, p. 30 sqq., et dans l'Athé- naeum Français, t. I, 1832, p. 280-284. VI INTRODUCTION provenant soit de l'usure du manuscrit, soit de la difficulté qu'on éprouvait alors à déchifTrer beaucoup de signes ou à suivre certaines tournures grammaticales : le nom même du héros était mal transcrit (1). Depuis, nul morceau de littérature égyptienne n'a été plus minutieusement étudié, ni à plus de profit. L'industrie incessante des savants en a corrigé les fautes et comblé les vides : le CoiUe des deux Frères se lit aujourd'hui couramment, à quelques mots près (2). Pendant douze ans, il demeura unique de son espèce. Mille reliques du passé reparurent au jour successivement, listes de provinces conquises, catalogues de noms royaux, inscriptions funéraires, chants de victoire, des épîtres familières, des livres de comptes, des formules d'incantation magique, des pièces ju- diciaires, jusqu'à des traités de médecine et de géométrie, rien qui ressemble à un roman. En 1864, le hasard des fouilles ra- mena au jour, près de Déi r-el-Médinéh et dans la tombe d'un reli- gieux copte, un cofTre en bois qui contenait, avec le cartulaire d'un couvent voisin, des manuscrits de nature moins monastique, les recommandations morales d'un scribe à son fils (3), des prières pour les douze heures de la nuit, et un conte fantastique plus étrange encore que le Conte des deux Frères. Le héros s'appelle Satni et il se débat contre une bande de momies par- lantes, de sorcières, de magiciens, d'êtres ambigus dont on se demande s'ils sont morts ou vivants. Ce qu'un roman de mœurs païennes avait à faire dans la tombe d'un moine, on ne le voit pas bien. On conjecture que le possesseur des papyrus a dû être un des derniers Égyptiens qui aient entendu quelque chose aux écritures anciennes; lui mort, ses dévots confrères enter- rèrent avec lui des manuscrits que personne ne comprenait plus, et sous lesquels ils flairaient je ne sais quels pièges du (1) Saluu au lieu de Biliou. Ce fut du reste M. de Rougé lui-môme qui corrigea par la suite cette erreur de lecture. (2) C'est le premier des contes imprimés dans ce volume, p. 1-20. (3) Analysées par Maspero dans Tlie Academy (août 1871), et par Brugscli, AUx(/i/ptische Lehensregeln in einem hieratischen Papyrtis des vice-kânif/lichen Muséums zu Bulaq, dans la Zeilschrifl, 1872, p. 49-51, traduit entièrement par E. de Rougé. Élude sur le Papyrus du Musée de lioulaq, lue à la séance du 95 août 1S7S, in-8», 12 p. (E.ttrait des Comptes rendus de ^'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2» série, t. VII, p. 340-351), par Chabas, LÈqypIologie, t. I-II, Les Maximes du scribe Ani, in-S", 1876-1877, et par Amélineau, la Morale Égyptienne, in-8». INTRODUCTION VII démon. Quoi qu'il en soit, le roman était là, incomplet du début, mais assez intact partout ailleurs pour qu'un savant accoutumé au démotique le déchiffrât sans difficulté. L'étude de l'écriture démotique (1) n'était pas des plus populaire parmi les égypto- logues : la ténuité et l'indécision des caractères qui la compo- sent, la nouveauté de plusieurs formes grammaticales, l'aridité ou la niaiserie des textes, les effrayaient ou les rebutaient. Ce qu'Emmanuel de Rougé avait fait pour le papyrus d'Orbiney, Brugsch en était seul capable pour le papyrus de Boulaq : la traduction qu'il en a imprimée, en 1867, dans la Revue archéologique, est si fidèle qu'aujourd'hui encore on y a peu changé (2). Depuis lors, les découvertes se sont succédé sans interrup- tion. En 1874, Goodwin furetant au hasard dans la collection Harris que le Musée Britannique venait d acquérir, mit la main sur les Aventures du prince prédestiné (3), et sur un fragment qu'il prit pour l'extrait d'une chronique, en dépit d'une ressem- blance évidente avec certains passages des aventures d'Ali Baba (4). Quelques semaines après, Chabas signalait à Turin ce qu'il pensait être les feuillets épars d'un conte licencieux (5), et ',1) On nomme écriture démotique l'écriture employée aux usages de la vie civile et religieuse à partir de la XXVI* dynastie. C'est une forme très rapide et très abrégée de l'ancienne écriture cursive connue sous le nom de hiératique. 1,2) C'est l Aventure de Satni-Khâmoîs avec les momies, p. 100-129 de ce volume. (3) Transactions of the Society of Biblical Archseolo;/!/, t. 111, p. 349-336; annoncé par M. Chabas à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres dans la séance du 17 avril 1S74; cf. Comptes rendus, 1874, p. 92, 117-120, et p. 168-179 de ce volume. 1^4) Transactions of the Society of Biblical Arclueology, t. III, p. 340-348. C'est le conte publié dans ce volume sous le titre : Comment Thoutii prit la ville de Joppé, p. 93-99. (5) Annoncé par M. Chabas à l'Académie des Inscriptions et Belles- Lettres, dans la séance du 17 avril 1875, et publié sous le titre : L Épi- sode du Jardin des Fleurs, dans les Comptes rendus, 1874, p. 92, 120-124. M. Chabas pensait avoir retrouvé l'histoire des amours dune courtisane avec un militaire. L'examen attentif que j'ai fait du manuscrit original m'a montré que les fragments en avaient été mal assemblés et doivent être disposés d'une manière fort dilférente de celle que M. Chabas avait imaginée. Le papyrus renferme, non pas un conte licencieux, mais des chants d'amour analogues à ceux du Papyrus Harris a" '600 (Maspero, Étude\ égyptiennes, t. I, p. 219-i20). VIII INTRODUCTION parmi les papyrus de Boulaq les restes d'une histoire d'amour (1). GolénischefT découvrit ensuite, à Saint-Pétersbourg, trois nouvelles dont le texte est demeuré inédit en partie jusqu'à pré- sent (2). Puis Erman publia un long récit sur Chéops et les magi- ciens, dont le manuscrit, après avoir appartenu à Lepsius, est au- jourd'hui au musée de Berlin (3). Krall recueillit plus tard dans l'admirable collection de l'archiduc Régnier les fragments de V Emprise de la Cuirasse (4), etGriffith tira des réserves du Musée Britannique un épisode nouveau de la légende de Satni-Khà- moîs(5). Enfin, il y a, dans un papyrus de Berlin, le début d'un roman d'aventures, trop mutilé pour qu'on puisse en deviner sûrement le sujet (6), et sur plusieurs ostraca dispersés dans les divers musées de l'Europe les débris d'une histoire de reve- nants (7). Ajoutezquecertainesœuvresconsidérées généralement comme des documents historiques, les Mémoires de Sinouhît (8), la Querelle entre ThotnakhouUiel le saunier (9), les négociations entre le roi Apôpietle roi Saqnounrî (10), la Stèle de la princesse de Bakhtan {il), le Voyage d'Ounamounou (12) sont en réalité des (1) Comptes rendus de V Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 1874, p. 124. (2) Zeitschrift fur yEgijptische Sprache und Alterthumskujide, 1876, p. 107-111, sous le titre : Le Papyrus 71" 1 de Saint-Pe'lersbourr/; et Sur un ancien conte égyptien. Notice lue au Congrès des Orientalistes à Berlin, 1881, ia-S°, 21 p.; cfr. p. 84-i)2 du présent volume. (3) Voir, pour la bibliographie et pour le conte lui-même, p. 21-'t3 de ce volume. (4) La découverte fut annoncée au Congrès des Orientalistes de Genève en 1894; cfr. pour la bibliographie p. 202-204 de ce volume. Spiegelberg a trouvé, parmi les papyrus qui appartiennent à l'Université de Strasbourg, une rédaction de ce conte qui diffère sensiblement de celle que M. Krall a publiée. (5) C'est le conte publié aux pp. 130-155 de ce volume. (6) Lepsius, Denkmœler, Abth. VI, pi. 112, et p. 231-235 de ce volume. (1) Deu.K au musée de Florence (Golénischetl", Notice sur un Ostracon hiératique, dans le Becueil, t. III, p. 3-7), un au musée du Louvce{Recueil, t. 111, p. 7). un aumuséede Vienne ^Bergmann, Ilieratisc/ie imd llieratisch- (lemotische Texte der Sammlung Mgyptischer Alterthïimer des Aller- hôclisten Kaiserhauses, pi. IV, p. VI); cfr. p. 243-247 du présent volume. (8) Lepsius, Denkmaler, Abth. VI, pi. 104-106 et p. 87-130 de ce volume (9) Lepsius, Denkmseler, Abth. VI, pi. 108-110, 113-114; Papyrus Butler 527, au British Muséum; voir p. 44-54 de ce volume. (10) Papyrus Sallier I, pi. 1-3; pi. 2 verso; voir p. 236-242 de ce volume. (11^ Voir p. 15!t-i67 de ce volume. (12) 11 est publié uu.x p. 186-201 de ce volume. INTRODUCTION IX morceaux de littérature romanesque. Même après vingt siècles de ruines et d'oubli, l'Egypte possède encore presque autant de contes que de poèmes lyriques ou d'hymnes adressés à la di- vinité. L'examen en soulève diverses questions difficiles à résoudre. Et d'abord de quelle manière ont-ils été composés? Ont-ils été inventés du tout par leur auteur? ou celui-ci en a-t-il seulement emprunté les éléments à des œuvres préexistantes qu'il a juxta- posées ou fondues pour en fabriquer une œuvre nouvelle? Plu- sieurs d'entre eux sont venus certainement d'un seul jet et ils constituent des pièces originales, les Mémoires de Sinouhît, le Naufragé, la Ruse de Thoulii contre Joppé, le Conte du prince prédestiné! Une action unique s'y poursuit de la première ligne à la dernière, et si des épisodes s'y joignent en chemin, ils ne sont que le développement nécessaire de la donnée maîtresse, les organes sans lesquels elle ne pourrait arriver au dénoue- ment saine et sauve. D'autres au contraire se divisent presque naturellement en deux morceaux, trois au plus, qui étaient in- dépendants à l'origine et entre lesquels le conteur a établi un lien souvent arbitraire afin de les disposer dans un même cadre. Ainsi les deux contes de Satni-Khàmoîs contiennent chacun la matière de deux romans différents, celui de Néno- ferképhtah et celui de Tboubouî dans le premier, celui de la descente aux enfers et celui des magiciens éthiopiens dans le second. Toutefois l'exemple le plus évident d'une composition artificielle nous est fourni jusqu'à présent par le conte de Chéops et des magiciens (1). Il se résout dès l'abord en deux ouvrages étrangers l'un à l'autre : l'éloge de divers magiciens morts ou vivants et une version miraculeuse des faits qui amenèrent la chute de la IV® et l'avènement de la V* dynastie. Comment l'auteur fut-il amené à les combiner, nous le saurions peut-être si nous pos- sédions encore les premières pages du manuscrit ; en l'état ac- 1) Voir p. 23-43 du présent volume. X INTRODUCTION tuel il est hasardeux de rien conjecturer qui soit vraisemblable. Il paraît pourtant que ces pièces disparates n'ont pas été assemblées toutes en une fois mais que l'œuvre s'est consti- tuée comme à deux degrés. Il y avait, à un moment mal déter- miné encore, une demi-douzaine d'histoires qui couraient à Memphis ou dans les environs et qui toutes avaient pour héros des sorciers d'époque lointaine. Un premier compilateurs'avisa d'en faire un recueil par ordre chronologique, et pour mener à bien son entreprise, il eut recours à l'un des procédés les plus en honneur dans toutes les littératures orientales. 11 supposa que l'un des Pharaons populaires, Chéops, eut un jour la fantai- sie de demander à ses fils des distractions contre l'ennui qui le rongeait. Ceux-ci s'étaient levés devant lui l'un après l'autre, et ils lui avaient vanté chacun l'un des magiciens célèbres qui avaient vécu sous ses prédécesseurs, mais Dadoufhorou, le dernier d'entre eux, avait entamé l'éloge d'un magicien vivant. En examinant les choses de plus près on note que les magiciens d'autrefois étaient des hommes au rouleau en chef de Pharaon, c'est-à-dire des gens en office, des sorciers qui avaient leur place marquée à la cour. Au contraire, le contemporain ne porte aucun titre. C'est un adepte de province qui est parvenu à l'extrême vieillesse sans paraître jamais devant le souverain ; si le prince le connaît, cela tient à ce qu'il est lui-même un savant de premier ordre et qu'il avait parcouru l'Egypte entière à la recherche des écrits antiques ou des hommes capables de les interpréter (1). Il se rend au village de son protégé et ill'amène à la cour oîi celui-ci accomplit un miracle plus étonnant que tous ceux de ses prédécesseurs : il ressuscite une oie, il ressuscite un bœuf, puis il rentre chez lui comblé d'honneurs. Ici s'ar- rêtait à coup sûr ce premier recueil, et il formait une œuvre bien balancée et parfaite en soi. Mais il y avait, dans le même temps et dans la même localité, une histoire de trois jumeaux fils du Soleil et d'une prêtresse de Rà, qui seraient de- venus les premiers rois de la V dynastie. Le magicien Didou y jouait-il un rôle dès le début? En tout cas l'auteur à qui nous devons la rédaction actuelle le choisit pour établir la transition entre les chroniques des magiciens et celles des Irimeaux. Il supposa que Chéops, après avoir assisté à la résurrection de (1) Cfr. p. 30, note 1, p. 33, note 3, et p. 120, note 2 du présent volume. INTRODUCTION XI l'oie et du bœuf, s'était avisé de demander à Didou s'il con- naissait les livres de Thot et s'il pouvait les lui apporter. L'homme avoue qu'il les connaît, mais il déclare aussi qu'un seul être est capable de les apporter au roi, l'aîné des trois enfants qu'une prétresse de Râ porte dans son sein, et qui sont prédes- tinés à régner sur l'Egypte au bout de quatre générations. Chéops s'émeut de cette révélation ainsi qu'il est naturel, et il s'en- quiert de la date à laquelle les enfants naîtront : Didou lui in- dique le jour précis de leur nativité, rentre dans son village, et l'auteur l'y laissant s'attache sans plus tarder aux destinées de la prétresse et de ses enfants. Il ne s'était pas fatigué longuement l'esprit à chercher sa tran- sition, et il avait eu raison, car ses auditeurs ou ses lecteurs n'étaient pas exigeants sur le point de la composition littéraire. Ils réclamaient de lui une chose avant tout, qu'il les amusât, et pourvu qu'il y réussît, ils ne s'inquiétaient nullement des procédés qu'il y employait. Les romanciers égyptiens ne se gê- naient donc pas pour reprendre les récits qui circulaient autour d'eux, et pour les arranger à leur guise, les compliquant au besoin d'incidents étrangers à leur rédaction première, ou les réduisant à n'être plus qu'un épisode secondaire dans un cycle différent de celui auquel ils appartenaient par l'origine. Beau- coup des éléments qu'ils mettaient en jeu dans leurs combinai- sons présentent un caractère nettement égyptien, mais d'autres se retrouvent dans les littératures des peuples voisins et peu- vent n'avoir été que des emprunts faits au dehors. On se rap- pelle, dans VEvnnrjile selon saint Luc, cet homme opulent, vêtu de pourpre et de fin lin, qui banquetait somptueusement chaque jour, tandis qu'à sa porte Lazare, rongé d'ulcères, se consumait en vain du désir de ramasser seulement les miettes qui tombaient de la table du riche. « Or, il arriva que le men- diant, étant mort, fut emporté au ciel par les anges, et que le riche mourut aussi et fut enterré pompeusement; au milieu des tortures de l'enfer, il leva les yeux, et il aperçut très loin La- zare, en paix dans le sein d'Abraham (1) ». Le second roman de Salni Khàmoîs présente à ses débuts une version égyptienne de la parabole évangélique,mais elle y est dramatisée et combinée avec une autre conception populaire, celle de la descente d'un (1) Évangile selon saint Luc, XVI, 19 sqq. XII INTRODUCTION vivant aux enfers (1). Sans insister sur ce sujet pour le moment, plusieurs des autres thèmes utilisés par les écrivains égyptiens de toutes les époques leur sont communs avec les conteurs des nations étrangères, anciennes ou modernes. Prenez le Conte des detix Frères, appliquez-vous à en analyser la structure in- time : vous serez étonnés de voir à quel point la donnée et les détails en ressemblent à certaines données et à certains détails d'usage courant dans la littérature populaire de beaucoup d'autres nations. Il se résout à première vue en deux contes : le conteur, trop paresseux ou trop dénué d'imagination pour inventer une fable, en avait pris deux ou plus qui lui avaient été transmises par ses prédécesseurs et il les avait sondées bout à bout de façon plus ou moins maladroite, en se contentant d'y introduire quelques détails qui leur fussent communs et qui pussent établir entre elles la continuité du récit. V Histoire véridique de Satni Khâ- mois se compose de même de deux romans distincts, la descente aux Enfers, et l'aventure d'un roi Siamon ; le ro- mancier les a reliées en supposant que le Sénosiris du premier était la réincarnation d'un magicien Horus qui était le héros du second (2). Le Conte des deux Frères est au début l'histoire de deux frères, l'un marié, l'autre célibataire, qui vivent dans la même maison et qui s'occupent aux mêmes travaux. La femme d'Anoupou s'éprend de Bitiou sur le vu de sa force, et elle profite de l'absence du mari pour s'abandonner à un accès de passion sauvage. Bitiou refuse ses avances avec une indignation brutale ; elle l'accuse de viol, et elle le charge si adroitement qu'Anoupou, saisi de fureur, se décide à le tuer en trahison. Il est prévenu à temps par les bœufs qu'il conduisait, il s'enfuit, il échappe à la poursuite grâce à la protection du soleil, il se mutile, il se dis- culpe, mais il refuse de revenir à la maison commune et il s'exile au Val de l'Acacia : Anoupou, désespéré, rentre chez lui, et met à mort la calomniatrice, puis il « demeure en deuil de son petit frère ^3) ». Jusqu'à présent, le merveilleu.x ne tient pas trop de place (1) Maspero, Contes relatifs aux grands-prêtres de Memphis, dans le Journal des Savants, 1901, p. 496. (2) Le premier conte occupe les pages 131-139 du présent volume, le second les pages ltJ-153, et la transition les pages 139-142. (3) Ce premier conte occupe les pages 3-10 du présent volume. INTRODUCTION XIII dans Faction : sauf quelques discours prononcés par les bœufs et l'apparition miraculeuse d'une eau remplie de crocodiles entre les deux frères, au plus chaud de la poursuite, le narra- teur ne s'est servi que d'incidents empruntés à l'ordinaire de la vie. L'autre conte n'est que prodiges d'un bout à l'autre (1). Bitiou s'est retiré au Val pour vivre seul, et il a déposé son cœur sur une fleur de l'Acacia. C'est une précaution des plus na- turelles : on enchante son cœur, on le place en lieu sur, au som- met d'un arbre par exemple ; tant qu'il y restera, aucune force ne prévaudra contre le corps qu'il anime quand même (2). Cepen- dant, les dieux, descendus en visite sur la terre, ont pitié de la solitude de Bitiou et ilslui fabriquent une femme (3), Comme il l'aime éperdument, il lui confie le secret de sa vie, et il lui recommande de ne pas quitter la maison, car le Nil qui passe à travers la vallée est épris de sa beauté et ne manquerait pas à vouloir l'enlever. Cette confidence faite, il part pour la chasse, et d instinct la fille des dieux agit tout au rebours de ses ins- tructions : le Nil l'assaille et s'emparerait d'elle, si l'Acacia qui joue le rôle de prolecteur, on ne sait trop comment, ne la sau- vait en jetant à l'eau une boucle de ses cheveux. Cette épave, charriée jusqu'en Egypte, est remise à Pharaon, et Pharaon, conseillé par ses magiciens, envoie ses gens à la recherche de la fille des dieux. La force échoue une première fois ; à la se- conde tentative la trahison réussit, on coupe l'Acacia, et sitôt que l'arbre est tombé Bitiou meurt. Trois années durant il reste inanimé ; la quatrième, il ressuscite avec l'aide d'Anoupou et il songe à tirer vengeance du crime dont il est la victime. C'est désormais entre l'épouse infidèle et le mari outragé une lutte d'adresse magique et de méchanceté. Bitiou se change en tau- reau : la fille des dieux obtient qu'on égorge le taureau. Le sang, touchant le sol, en fait jaillir deux perséas qui trouvent (i) 11 va de la page 11 à la page 19 du présent volume. (2) C'est la donnée du Corps sans âme qui se retrouve dans un grand nombre de contes orientaux et occidentaux. (3) Hyacinthe llusson, qui a étudié d'assez près Le Conle des deux Frères [La Chaîne traditionnelle, Contes et Léf/endes au point de vue mythique, Paris, 1874, p. 91), a rapproché avec raison la création de cette femme par Ivhnoumou et la création de Pandore, fabriquée par IlephiEstos sur l'ordre de Zeus. « Ces deux femmes sont gratiflées de tous les dons « de la beauté, toutes deux sont pourtant funestes, l'une à son ('poux, » l'autre à la race humaine tout entière ». XIV INTRODUCTION une voix pour dénoncer la perfidie : la fille des dieux obtient qu'on abatte les deux persûas, qu'on en façonne des planches, et, pour être certaine de sa vengeance, elle assiste à l'opéra- •tion. Un copeau, envolé sous l'herminette des menuisiers, lui entre dans la bouche; elle lavale, elle conçoit, elle accouche d'un fils qui devient roi d'Egypte à la mort de Pharaon. Ce fils est Bitiou réincarné : à peine monté sur le trône, il rassemble les conseillers de la couronne et il leur expose ses griefs, puis il envoie au supplice celle qui, après avoir été sa femme, était devenue sa mère malgré elle. Les deux thèmes sont indépendants l'un de l'autre et ils auraient pu fournir la matière de deux romans différents, mais la fantaisie populaire les a soudés bout à bout. L'ajustage est assez grossier entre les deux pièces, et les Égyptiens n'ont pas déployé beaucoup d'art ni d'ingéniosité à l'opérer. Avant de s'exiler, Bitiou a déclaré qu'un malheur lui arriverait bientôt, et il a décrit les prodiges qui doivent annoncer la mauvaise nouvelle à son frère. Ils s'accomplissent au moment où l'Acacia tombe. Anoupou se met en marche et part à la recherche du cœur. L'aide prêtée en cette circonstance compense la tentative de meurtre dont il s'était rendu coupable, et elle forme la liaison entre les deux contes. La tradition grecque, elle aussi, avait ses fables oîi le héros est tué ou menacé de mort pour avoir dédaigné l'amour cou- pable d'une femme, Hippolyte, Pelée, Phinée Bellérophon, fils de Glaucon, « à qui donnèrent les dieux la beauté et une aimable vigueur », avait résisté aux avances de la divine Anteia, et celle-ci, furieuse, s'adressa au roi Prœtos : « Meurs, Prœtos, ou tue Bellérophon, car il a voulu s'unir d'amour avec moi, qui n'ai point voulu ». Prœtos expédia le héros en Lycie, où il comptait que la Chimère le débarrasserait de lui (1). La Bible raconte en détail une aventure analogue au récit égyp- tien. Joseph vivait dans la maison de Putiphar comme Bitiou dans celle d'Anoupou : « Or il était beau de taille et de figure. Et il arriva à quelque temps de là que la femme du maître de Joseph jeta ses yeux sur lui et lui dit : « Couche avec moi ! » Mais il s'y refusa et lui répondit : « Vois-tu, mon maître ne « se soucie pas, avec moi, de ce qui se passe dans sa maison, (1) Iliade, Z, 155-210. Hyacinthe llusson avait déjà fait ce rapproche- ment \^La Chaîne traditionnelle, p. 87;. INTRODUCTION XV « et il m'a confié tout son avoir. Lui-mêmo n'est pas plus « grand que moi dans cette maison, et il ne m'a rien interdit « si ce n'est toi, puisque tu es sa femme. Comment donc com- » metlrais-je ce grand crime, ce péché contre Dieu? » Et quoi- qu'elle parlât ainsi à Joseph tous les jours, il ne l'écouta point et refusa de coucher avec elle etde rester avec elle. Or, il arriva un certain jour qu'étant entré dans la chambre pour y faire sa besogne, et personne des gens de la maison ne s'y trouvant, elle le saisit par ses habits en disant : « Couche avec moi ! » Mais il laissa son habit entre ses mains et sortit en toute hâte. Alors, comme elle vit qu'il avait laissé son habit entre ses mains et qu'il s'était hâté de sortir, elle appela les gens de sa maison et leur parla en ces termes : « Voyez donc, on nous a « amené là un homme hébreu pour nous insulter. Il est entré (> chez moi pour coucher avec moi, mais j'ai poussé un grand « cri, et quand il m'entendit élever la voix pour crier, il laissa « son habit auprès de moi et sortit en toute hâte ». Et elle déposa l'habit près d'elle, jusqu'à ce que son maître fût rentré chez lui ; puis elle lui tint le môme discours, en disant : « Il est « entré chez moi, cet esclave hébreu que tu nous as amené, M pour m'insulter, et quand j'élevai la voix pour crier, il laissa « son habit auprès de moi et se hâta de sortir ». Quand son maître eut entendu les paroles de sa femme qu'elle lui adres- sait en disant : « Voilà ce que m'a fait ton esclave ! » il se mit en colère, et il le prit, et il le mit en prison, là oîi étaient en- fermés les prisonniers du roi. Klilrestalàdans cette prison(lj ». La comparaison avec le Conte des deux Frères est si naturelle que M. de Rougé l'avait instituée dès 18o2 '2). Mais la séduction tentée, les craintes de la coupable lorsqu'elle se voit repoussée, sa honte, la vengeance qu'elle essaie de tirer en accusant celui qu'elle n'a pas pu corrompre, sont données assez naturelles pour s'être présentées à l'esprit des conteurs populaires, indé- pendamment et sur plusieurs points du globe (3). Il n'est pas nécessaire de reconnaître dans l'aventure de Joseph la variante d'une histoire dont le Papyrus d'Orbiney nous aurait conservé la version courante à Thèbes, vers la lin de la XIX" dynastie. (1) Genèse, XXXIX, 6-20 (trad. Reuss). (2; Solice sur un manuscrit égyptien, p^ 7, note S, mais sans insister sur les ressemblances. (3) Ebcrs, ^Egypten und die Piicher Moses, 1868, t. I, p. 316. XVI INTRODUCTION Peut-être faut-il traiter avec la même réserve un conte em- prunté aux Mille et une Nuits, et qui offre assez d'analogie avec le nôtre. Le thème primitif y est dédoublé et aggravé d'une manière singulière : au lieu d'une belle-sœur qui s'offre à son beau-frère, ce sont deux belles-mères qui essaient de dé- baucher les fils de leur mari commun. Le prince Kamaralzaman avait eu Amgiàd de la princesse Badoûr et Assàd de la prin- cesse Haïât-en-néfoùs. Amgiàd et Assàd étaient si beaux que, dès l'enfance, ils inspirèrent aux deux sultanes une tendresse incroyable. Les années écoulées, ce qui paraissait n'être qu'af- fection maternelle se change en passion violente : au lieu de combattre leur ardeur criminelle, Bàdoùr et Haïât-en-néfoûs se concertent et elles déclarent leur amour par lettres de haut style. Évincées avec mépris, elles craignent une dénonciation. A l'exemple de la femme d'Anoupou, elles prétendent qu'on a voulu leur faire violence, elles pleurent, elles crient, elles se couchent ensemble dans un même lit, comme si la résistance avait épuisé leurs forces. Le lendemain matin, Kamaralzaman, revenu de lâchasse, les trouve plongées dans les larmes et leur demande la cause de leur douleur. On devine la réponse : « Seigneur, la peine qui nous accable est de telle nature que nous ne pouvons plus supporter la lumière du jour après l'ou- trage dont les deux princes vos enfants se sont rendus cou- pables à notre égard. Ils ont eu, pendant votre absence, l'au- dace d'attenter à notre honneur ». Colère du père, sentence de mort contre les fils : le vieil émir chargé de l'exécuter ne l'exé- cute point, sans quoi il n'y aurait plus de conte. Kamaralzaman ne larde pas à reconnaître l'innocence d" Amgiàd et d'Assâd : cependant, au lieu de tuer ses deux femmes comme Anoupou la sienne, il se borne à les emprisonner pour le restant de leurs jours (1). C'estla donnée du Conte des deux Frères, mais adaptée aux habitudes du harem et aux besoins de la polygamie musul- mane : à se modifier de la sorte, elle n"a gagné ni en intérêt, ni en moralité (2), Les versions du deuxième conte sont plus nombreuses et (1) Nuits S21-S49, éd. de Breslau. (2) Une version pehlévie de ce premier des deux contes mis en œu^Te dans le roman conservé au Papyrus d'Orbiney a été signalée par Noldeiie, Geschichte des Arlachshîr î Papa/cân, dans les Beitiàge zur Kunde der indofiermanischen Spracheti, t. IV, 1819. INTRODUCTION XVII plus curieuses (1). On les rencontre partout : en France (2), en Italie (3), dans les différentes parties de rAUemagne (i , en Hongrie (5;, en Russie et dans les pays slaves (6), chez les Rou- mains (7), dans le Péloponèse (8), en Asie-Mineure (9), en Abyssinie (10), dans Tlnde (11). En Allemagne, Bitiou est un berger, possesseur d'une épée invincible. Une princesse lui dérobe son talisman ; il est vaincu, tué, coupé en morceaux, puis rendu à la vie par des enchanteurs qui lui concèdent la faculté de « revêtir toutes les formes qui lui plairont ». Il se change en cheval. Vendu au roi ennemi et reconnu par la prin- cesse qui insiste pour qu'on le décapite, il intéresse à son sort la cuisinière du château : « Quand on me tranchera la tète, trois gouttes de mon sang sauteront sur ton tablier; tu les mettras (1) Elles ont été recueillies et discutées par M. Emmanuel Cosquin, dans son article : Un problème historique à propos du conte e'f/yptien des deux Frères (Extrait de la Revue des Questions historiques octobre 1877. Tirage à part, in-S", 15 p.). Comme ces matières sont assez peu connues du grand public, j'ai pensé qu'il ne serait pas inutile de citer un certain nombre de livres ou recueils de contes où l'on trouve les variantes actuel- lement existantes du Conte des deux Frères. Je me suis fait un devoir scrupuleux d'indiquer à chaque fois les références que j'ai empruntées au beau mémoire de M. Cosquin. (2) Cabinet des Fées, t. XXXI, p. 233 sqq., d'après E. Cosquin. (3) Giambattista Basile, // Pentanierone, n» 49, d'après E. Cosquin. (4) En Hesse, J. \V. Wolll", Deutsche Hausmaerchen, Guttingcn, 1851, p. 494 sqq.; en Transylvanie, J. llaltdrich, Deutsche Volksmsprchen aus dem Sachsenlande in SiehenbUrgen, Berlin, 1856, n' 1, d'après E. Cosquin. (5) 0. L. B. Wolfl', Die scliiinsten Mwrchen und Sagen aller Zeiten und Vulker, Leipzig. ISoO, t. 1, p. 229 sqq.: Gaal et Stier, Ungarische Volks- rnaerchen, Pcst, 1857, n" 7, d'après E. Cosquin. (6) En Lithuanie, Alex. Chodzko, Paris, 186i, p. 368, d'après E. Cos_ quin; en Russie, l'ouvrage d'Alfred Rambaud.La liussie épique, Paris, 1876 p, 377-380. (7) Franz Obert, Homanische Maerchen und Sagen aus Siebenbùrgen, dans VAusland, 1858, p. 118; .Vrthur und Albert Schott, Walachische Mxrchen, Stuttgart, 1845, m 8, d'après E. Cosquin. (8) P. dEstournelles de Constant, La Vie de province en Grèce, Paris, 1878, p. 260-292, et le Bulletin de l'Association pour l'encouragement de Études grecques en France, 1878, p. 118-123. (9) J. G. von Hahn, Grieschische und Albanesische Maerchen, Leipzig, 1864, n» 49, d'après E. Cosquin. (10 Léo Reinisch, Das Volk der Saho, dans V Oesteivreichische Monat- 'schrift fur den Orient, 1877, n» 5. (11) M. Frère, Old Deccan Days or Hindoo Fairy Legends, London, 1868, n* 0, d'après E. Cosquin. 6 XVIII INTRODUCTION en terre pour l'amour de moi ». Le lepdemain, un superbe cerisier avait poussé à l'endroit même où les trois gouttes avaient été enterrées. La princesse fait abattre le cerisier; la cuisinière ramasse trois copeaux et les jette dans l'étang où ils se transforment en autant de canards d'or. La princesse en tue deux à coups de flèche, s'empare du troisième et l'empri- sonne dans sa chambre ; pendant la nuit, le canard reprend l'épée magique et disparaît (1). En Russie, Bitiou s'appelle Ivan, fils de Germain le sacristain. Il trouve une épée magique dans un buisson, il va guerroyer contre les Turcs qui avaient envahi le pays d'Ariuar, il en tue quatre-vingt mille, cent mille, puis il reçoit pour prix de ses exploits la main de Cléopàtre, fille du roi. Son beau-père meurt, le voilà roi à son tour, mais sa femme le trahit et livre l'épée aux Turcs ; quand Ivan désarmé a péri dans la bataille, elle s'abandonne au sultan comme la fille des dieux à Pharaon. Cependant, Germain le sacristain, averti par un flot de sang qui jaillit au milieu de l'écurie, part et recueille le cadavre. « Si tu veux le ranimer, « dit son cheval, ouvre mon ventre, arrache mes entrailles, « frotte le mort de mon sang, puis, quand les corbeaux vien- « dront me dévorer, prends-en un et oblige-le à t'apporter « l'eau merveilleuse de vie ». Ivan ressuscite et renvoie son père : « Retourne à la maison ; moi je me charge de régler mon « compte avec l'ennemi ». En chemin, il aperçoit un paysan : « Je me changerai pour toi en un cheval merveilleux, avec une « crinière d'or : tu le conduiras devant le palais du sultan ». Le sultan voit le cheval, l'enferme à l'écurie et ne se lasse pas de l'aller admirer. « Pourquoi, seigneur, lui dit Cléopàtre, es-tu « toujours aux écuries? — J'ai acheté un cheval qui a une cri- « nière d'or. — Ce n'est pas un cheval, c'est Ivan, le fils du « sacristain : commande qu'on le tue ». Un bœuf au pelage d'or naît du sang du cheval : Cléopàtre le fait égorger. De la tête du taureau naît un pommier aux pommes d'or : Cléopàtre le fait abattre. Le premier copeau qui s'envole du tronc sous la hache se métamorphose en un canard magnifique. Le sultan ordonne qu'on lui donne la chasse et il se jette lui-même à l'eau pour l'attraper, mais le canard s'échappe vers l'autre rive. Il y reprend sa figure d'Ivan, avec des habits de sultan, il jette sur (1) J. W. Wolir, Deutsche Uausmserchen, Gôttingen, ISol, in-8, p. 394, d'après E. Cosquia. J INTRODUCTION XIX un bûcher Cléopâtre et son amant, puis il règne à leur place (1). Voilà bien, à plus de trois mille ans d'intervalle, les grandes lignes de la version égyptienne. Si l'on voulait se donner la peine d'en examiner les détails, les analogies se montreraient partout presque aussi fortes. La boucle de cheveux enivre Pha- raon de son parfum ; dans un récit breton, la mèche de che- veux lumineuse de la princesse de Tréménéazour rend amou- reux le roi de Paris (2i. Bitiou place son cœur sur la fleur de l'Acacia; dans le Pantchatantra, un singe raconte qu'il no quitte jamais sa forêt sans laisser son cœur caché au creux d'un arbre (3). Anoupou est averti de la mort de Bitiou par un intersigne convenu à l'avance, du vin et de la bière qui se troublent ; dans divers contes européens, un frère par- tant en voyage annonce à son frère que, le jour où l'eau d'une certaine fiole se troublera, on saura qu'il est mort (4). Et ce n'est pas seulement la littérature populaire qui possède l'équivalent des aventures de Bitiou : les religions de la Grèce et de l'Asie occidentale renferment des légendes qu'on peut leur comparer presque point par point. Pour ne citer que le mythe phrygien, Atys dédaigne l'amour de la déesse Cybèle, comme Bitiou l'amour de la femme d'Anoupou, et il se mutile comme Bitiou (5) ; de môme que Bitiou en arrive de change- ment en changement à n'être plus qu'un perséa, Atys se trans- forme en pin (6). Toutefois ni Anoupou, ni Bitiou ne sont des (1) Rambaud, La Russie épù/ue, p. 377-380. Une légende honfn"oise, citée par Cosquin (p. .5), ne présente que des dilférences fort légères avec le récit allemand et le récit russe. (2) F. M. Luzel, Troisième Rapport sur une mission en Bretagne, dans les Archives des Missions scientifi/ues, II» série, t. Vil, p. 192 sqq. (3) Benfey, Pantschalantra, I, p. 426; cfr. H. Husson, La Chaîne tradi- tionnelle, p 88-90. (4) Voir tous les exemples réunis dans Cosquin, p. 10-12. (5j Cf. dans le De Ded S'jrid, 19-27, l'histoire de Combabos, où le thème de la mutilation est plus intelligemment développé que dans le Conte des Deux Frères. Bitiou se mutile après, ce qui ne prouve rien; Combabos se mutile avant l'accusation, ce qui lui permet de se disculper. (6) Le coté mythologique de la question a été mis en lumière, avec quelque exagération, par M. Fr. Lenormant. dans Les Premières civilisa- lions, t. I édition in-8»), p. 37o-40l; cfr. II. de Charencey, Les Traditions relatives au fils de la Vierge (extrait des Annales de philosophie chré- tienne), in-S". Paris, 1881, p. 12 sqq. XX INTRODUCTION dieux ou des héros venus à l'étranger ; le premier tient de près au dieu chien des Égyptiens et le second porte le nom d'un roi de l'Egypte mythique élevé au rang de dieu. D'autres ont fait ou feront mieux que moi les rapprochements néces- saires : j'en ai dit assez pour montrer que les deux éléments principaux du conte égyptien existaient ailleurs qu'en Egypte et en d'autres temps qu'aux époques pharaoniques. Y a-t-il dans tout cela une raison suffisante à déclarer qu'ils ne sont pas ou qu'ils sont originaires de l'Egypte ? Un seul point me paraît hors de doute pour le moment : la version égyptienne est de beaucoup la plus vieille en date que nous ayons. Elle nous est parvenue en effet dans un manuscrit ■du XIII* siècle avant notre ère, c'est-à-dire nombre d'années avant le moment oîi nous commençons à relever la trace des autres. Si le peuple égyptien a emprunté ou transmis au dehors les données qu'elle contient, l'opération a dû s'accomplir à une époque plus ancienne encore que celle ou la rédaction nous reporte; qui peut dire aujourd'hui comment et par qui «lie s'est faite? II Que le fond soit ou ne soit pas étranger, la forme est tou- jours égyptienne : s'il y a eu emprunt du sujet même, au moins l'assimilation est-elle complète. Et d'abord les noms. Quel- ques-uns, Bitiou et Anoupou, appartiennent à la légende : Anoupou (1) est, je viens de le dire, en rapport avec le dieu Anubis, et son frère, Bitiou, porte le nom du Bytis, qui passait pour avoir régné sur le Nil longtemps avant Menés (2). D'autres sont empruntés à l'histoire etrappellent le souvenir des plus célèbres parmi les Pharaons. L'instinct qui porte partout les conteurs à choisir comme héros des rois ou des sei- (1; J'ai quelque lieu de croire que le nom de personne lu Anoupou d'ordinaire doit se lire Anoupouî, celui qui appartient à Anubis; toute- fois, comme je n'en ai encore donné nulle part les preuves, j'ai conservé ici la vieille lecture. (2) C'est M. Lauth qui, le premier, a reconnu l'identité du nom de Bitiou avec celui de Bylis {^gyptische Chronologie, 1877, p. 30-31). i INTRODUCTION XXI gneurs de haut rang, s'associait en Egypte à un sentiment patriotique très vif. Un liomme de Mempliis, né au pied du temple de Plitah, et grandi, pour ainsi dire, à l'ombre des Pyramides, était familier avec Khoufoui et ses successeurs; les bas-reliefs étalaient à ses yeux leurs portraits authentiques ; les inscriptions éouméraient leurs titres et célébraient leur gloire. Sans remonter aussi loin que Memphis dans le passé de l'Egypte, Thèbes n'était pas moins riche en monuments : sur la rive droite comme sur la rive gauche du Nil, à Karnak et à Louxor comme à Gournah et à Médinét-Habou, les murailles- parlaient de victoires remportées sur les nations de l'Asie ou de l'Afrique et d'expéditions lointaines au-delà des mers. Quand le conteur mettait des rois en scène, l'image qu'il évoquait n'était pas seulement celle d'un mannequin superbe affublé d'oripeaux souverains : son auditoire et lui-même songeaient aussitôt à ces princes toujours triomphants, dont la figure et la mémoire vivaient au milieu d'eux. 11 ne suffisait pas d'avan- cer que le héros était un monarque et de l'appeler Pharaon : il fallait dire de quel Pharaon glorieux on parlait, si c'était Pha- raon Ramsès ou Pharaon Khoufoui, un constructeur de pyra- mides ou un conquérant des dynasties guerrières. La vérité en souffrait souvent. Si familiers qu'ils fussent avec les monu- ments, les Égyptiens qui n'avaient pas fait de leurs annales une étude spéciale inclinaient assez à défigurer le nom des souve- rains et à brouiller les époques. Dès la XII' dynastie, le roi auquel Sinouhît raconte ses aventures est un certain Kho- pirkerî Amenemhait, qui joint au nom propre Amenemhaît le prénom du premier Sanouosrît : on le chercherait en vain dans les listes officielles (1). Sanofrouî, de la IV* dynastie, est introduit dans le roman conservé àS'-Pétersbourg avec Amoni de la XI" [tj ; Khoufoui, Khàfrî et les trois premiers Pharaons de la \° dynastie jouent les grands rôles dans les récits du papyrus Westcar [3); Nabkerî, de la IX^ figure dans l'un des (1) C'est peut-être une f.iute de copiste, peut-être aussi une combi- naison suggérée à l'auteur par le souvenir du règne commun de Sa- nouosrît I" et d'Amenemhait II. Cf. dans la suite de ce volume les Aven- tures de iîinouUU, p. 71 sqq. (2) VV. Golenischeff, dans la Zeilschrifl fur /Efjyptische Sprache und AUerlliumskunde, 1876, p. 109-111. (3) Cfr. p. 28-43 du présent volume. XXII INTRODUCTION papyrus de Berlin (1) ; Ousirmarî et Mînibphlah, de la XIX« (2), Siamonou de la XXI'' avec un prénom Manakhphré qui rappelle celui de Thoutmùsis III (3), dans les deux Contes de Satni; Rdholpou et Manhapourî dans un fragment d'histoire de reve- nant (4), et un roi d'Egypte anonyme dans le Conle du prince prédestiné. Les noms d'autrefois prêtaient au récit un air de vraisemblance qu'il n'aurait pas eu sans cela : une aventure merveilleuse inscrite au compte de Ramsès II devenait plus probable qu'elle n'aurait été, si on l'avait attribuée à quelque personnage inconnu. Il s'établit ainsi, à côté de l'histoire réelle, une histoire po- pulaire parfois bouffonne, toujours amusante. De même qu'on eut dans l'Europe au moyen âge le cycle de Charlemagne oii le caractère de Charlemagne ne fut guère respecté, on eut en Egypte des cycles de Sésostris, des cycles de ThoutmôsisIII, des cycles de Chéops oîi la personne de Sésostris, de Thout- mùsis III, de Chéops, se modifia au point de devenir souvent méconnaissable. Des périodes entières de l'histoire se transfor- mèrent en cycles romanesques et l'âge des grandes invasions ■assyriennes et éthiopiennes fournit une matière inépuisable : selon la mode ou selon l'origine du conteur, on groupa les élé- ments de cette épopée belliqueuse autour du héros saïte Psammétique (5), ou autour du héros bédouin Pakrourou, le grand chef de lEst (6). Toutefois, Khoufouî est l'exemple le (1) Il est le roi à qui le saunier se plaint du vol commis à son préju- dice par Thotnakhouiti; cfr. pp. o2-o3 de ce volume. (2) Voir pp. 106, 114, 122, 138, sqq. du présent volume. (3) Voir pp. Ii2, 143 144, 14o, 146, 147 du présent volume. M. Legrain a en eiïet recueilli à Karnak pendant, noire campagne de 1904-1903, un monument d'un Thoutmôsis Manakhphré, qui me paraît être Toutmo- sis III ; le monument est de basse époque saïte ou du début de l'époque ptolémaïque. (4) Cfr. p. 2a4, 245, du présent volume. (o) Voir dans Hérodote, II, cîlvii-cdi, xxx, une partie du roman de Psammétique, la Dodécarchie, l'arrivée des hommes de fer, la fuite des soldats. Hérodote s'inspirait d'un guide qui avait le plus grand respect pour l'oracle de Boutô et qui adoptait les récits ou les interprétations des événements fournis par cet oracle. D'autres contemporains tenaient pour i'oracle de Jupiteur Amuion et défendaient la version des mêmes événe- ments que cet oracle patronnait : nous possédons dans l'histoire de Témenthùs et des coqs cariens une des traditions ammoniennes de a 'Dodécarchie. (G) Voir p. 202-228 du présent volume, VEmprise de la cuirasse, et le INTRODUCTION XXIII plus frappant peut-être que nous ayons de cette dégénérescence. Les monuments nous suggèrent de lui l'opinion la plus avanta- geuse. Il fut guerrier et il sut contenir les Nomades qui mena- çaient les établissements miniers du Sinaï. Il fut constructeur et il bâtit en peu de temps, sans nuire à la prospérité du pays, la plus haute et la plus massive des grandes Pyramides. Il fut dévot, il enrichit les dieux de statues en or et en matières pré- cieuses, ilrestaura les temples anciens, il en édifia de nouveaux. Bref, il se montra le type accompli du Pharaon Memphite. Voilà le témoignage des documents contemporains ; mais écou- tez celui des générations postérieures, tel que les historiens grecs l'ont recueilli. Chez eux, Chéops est un tyran impie qui opprime son peuple et qui prostitue sa fille pour achever sa pyramide. Il proscrit les prêtres, il pille les temples, et il les tient fermés cinquante années durant. Le passage de Khoufoui à Chéops n'a pas pu s'fKîcomplir en un jour, et, si nous possé- dions toute la littérature égyptienne, nous le sui serions à tra- vers les âges comme nous faisons celui du Charlemagne his- torique au Charlemagne populaire. Le conte du Papyrus Westcar (1) nous oflre un des moments de la métamorphose. Khoufoui n'y est déjà plus le Pharaon soumis religieusement aux volontés des dieux. Lorsque Râ se déclare contre lui et suscite les trois princes qui doivent un jour détrôner sa famille, il se ligue avec un magicien pour déjouer les projets du dieu ou pour en retarder l'exécution : on voit qu'il n'hésiterait pas à faire contre le temple de Sakhibou ce que le Chéops d'Héro- dote fait contre tous les temples d'Egypte. Ici, du moins, le roman n'emprunte pas le ton de l'histoire : sur la Stèle de la princesse de Bakhtan (2), il s'est entouré d'un appareil de noms et de dates combiné si habilement qu'il a réussi à revêtir les apparences de la vérité. Le thème ori- ginel n'a rien d'extraordinaire : c'est la princesse possédée par un revenant ou par un démon, délivrée par un magicien, par un dieu ou par un saint. La variante égyptienne met en mouve- ment l'inévitable Ramsès II. Au cours d'un voyage en Syrie, il épouse la fille aînée du prince de Bakhtan. Quelque temps rôle prépondérant que Pakrourou y joue à côté et presque au-dessus de Pharaon. (1) Voir p. 21 sqq. de ce volume. (2) Voir p. loO sqq. de ce volume. XXIV INTRODUCTION après, en Tan XV, une ambassade lui apprend que sa belle- sœur Bintrashît est obsédée d'un esprit, et son beau-père lu» demande le plus habile de ses magiciens pour la délivrer : Thot- emhabi part mais il échoue dans ses exorcismes et il revient tout penaud. Dix années s'écoulent, puis en l'an XXVI, nouvelle ambassade : cette fois, une des formes, un des doublas de Khonsou consent à se déranger, chasse le démon et guérit la princesse (1). Le prince de Baivhtan, ravi, médite de garder le dieu libérateur, mais un songe suivi de maladie a promptement raison de ce projet malencontreux, et l'an XXXIII, Khonsou rentre à Thèbes, chargé de gloire et de présents. Ce n'est pas sans raison que le roman affecte ici l'allure solennelle de l'his- toire. Khonsou était demeuré très longtemps obscur et de petit crédit. Sa popularité, qui ne commença guère qu'à la fin de la XIX^ dynastie, crût rapidement sous les derniers Rames- sides : au temps de Hrihorou et des grands-prêtres qui lui succédèrent, elle balançait presque celle d'Amon lui-même. Cela ne se fît pas sans exciter des sentiments d'ironie jalouse chez les partisans des vieux dieux : les prêtres de Khonsou et ses dévots durent chercher naturellement dans le passé les traditions qui étaient de nature à rehausser son prestige. Je ne crois pas qu'ils aient fabriqué de toutes pièces le conte de la princesse de Bakhtan. Il existait sans doute presque entier avant qu'ils songeassent à s'en servir, et Ramsès II avait dû y être introduit de bonne heure : ses conquêtes en Asie, son ma- riage avec la fille du prince de Khati le désignaient nécessaire- ment pour être le héros d'une aventure dont une Syrienne était l'héroïne. Voilà pour le nom du roi : celui du dieu gué- risseur était avant tout affaire de mode ou de piété personnelle. Khonsou étant à la mode, c'est la statue de Khonsou à qui le conteur confia le soin d'opérer le miracle nécessaire à la gué- rison de la malade. Les prêtres se bornèrent à recueillir ce roman si favorable à leur dieu ; ils lui donnèrent les allures d'un acte officiel, et ils l'affichèrent dans le temple (2). (1) Le voyage d'Ounamounou nous fournit un second exemple dune forme secondaire de la divinité déléguée par la divinité elle-même à la suppléer en pays étranger : VAmon du Chemin y est l'ambassadeur divin d'Amon, comme Ounamounou est l'ambassadeur humain (cfr. p. 191, notel, du présent volume). (2) Erman, Die Bentveschstele, dans la Zeitschrifl, 1884, p. 59-60. Une .série de documents analogues devait exister pour un ministre divinisé INTRODUCTION XXV On conçoit que les égyptologues aient pris pour histoire réelle les faits consignés dans une pièce qui sofîrait à eux avec toutes les apparences de l'autlienticité : ils ont été victimes d'une fraude pieuse, comme nos archivistes lorsqu'ils se trou- vent en face des chartes fausses d'une abbaye. Un conçoit moins qu'ils se soient laissé tromper à d'autres documents qui ne présentaient pas le même caractère, et qu'ils aient attribué une valeur historique aux romans d'Apôpi ou de Thoutii. Dans le premier, qui est fort mutilé, le roi Pasteur Apùpi envoie ambassade sur ambassade au thébain Saqnounrî et le somme de chasser les hippopotames du lac de Thèbes qui l'empêchent de dormir. On ne se douterait guère que ce message bizarre sert de prétexte à une propagande religieuse : c'est pourtant la vérité. Si le prince de Thèbes refuse d'obéir, on l'obligera à renoncer au culte de Rà pour adopter celui de Sîtou (1). Aussi bien la querelle dApûpi et de Saqnounrî semble n'être qu'une variante égyptienne d'un thème populaire dans l'Orient entier. « Les rois d'alors s'envoyaient les uns aux autres des problèmes à résoudre sur toutes sortes de matières, à condition de se payer une espèce de tribut ou d'amende, selon qu'ils répondraient bien ou mal aux questions proposées ». C'est ainsi qu'lliram faisait résoudre par un certain Abdémon les énigmes que Salomon lui proposait (2). Sans examiner ici les fictions diverses qu'on a établies sur cette donnée, j'en citerai une qui me paraît être de nature à nous rendre intelligible ce qui subsiste du récit égyptien. Le Pharaon Nectanébo envoie un ambassadeur à Lycerus, roi de Babylone, et à son ministre Ésope : « J'ay des cavales en Egypte qui conçoivent au hannis- « sèment des chevaux qui sont devers Babylone : quavez-vous « à répondre là-dessus? » Le Phrygien remit sa réponse au lendemain ; et, retourné qu'il fut au logis, il commanda à des dAnjcnothèse III, Arnénolliùs (ils d'IIapuui, dont nous connaissons à Thèbes un oracle et un temple funéraire : un seul nous en est demeuré sous sa forme hiéroglj-phique, la prétendue stèle de fondation du temple funéraire à Deir el Médinéh que Birch a traduite le premier (Chabas, Mélanf/es éf/yptoloyi'jues, v. série, p. 324-343). (1) Éludes Égyptiennes, t. I, p. 195-216 : cfr. la traduction complète des débris du roman, p. 236-242 sqq. de ce volume. (2) .Klius Dius, fi'arjm. î, dans MùUer-Didot, Fragmenta llisloricorum Grœcorum, t. IV, p. 398 ; cfr. Ménandre d'Éphèse, frarjm. 1, dans MùUer Didot, Fragmenta, t. IV, p. 446. XXVI INTRODUCTION enfants de prendre un chat et de le mener fouettant par les rues. Les Égyptiens, qui adorent cet animal, se trouvèrent extrêmement scandalisez du traitement que Ion luy faisoit. Ils l'arrachèrent des mains des enfans, et allèrent se plaindre au Roy. On fit venir en sa présence le Phrygien. « Ne savez-vous « pas, lui dit le Roy, que cet animal est un de nos dieux? « Pourquoy donc le faites-vous traiter de la sorte? — C'est « pour l'offense qu'il a, commise envers Lycerus, reprit Esope ; « car la nuit dernière il luy a étranglé un coq extrêmement « courageux et qui chantoit à toutes les heures. — Vous estes « un menteur, reprit le Roy; comment seroit-il possible que « ce chat eust fait, en si peu de temps, un si long voyage? — « Et comment est-il possible, reprit Ésope, que vos jumens « entendent de si loin nos chevaux hannir et conçoivent pour « les entendre?)) (1) Un défi porté par le roi du pays des Nègres au Pharaon Ousimarêsnoue la crise du second roman de Satni, mais là du moins il s'agit d'une lettre cachetée dont on doit deviner le contenu (2), non pas d'animaux prodigieux que les deux rivaux posséderaient. Dans la Querelle, les hippopotames du lac de Thèbes qu'il faut chasser pour que le roi du Nord puisse dormir, sont de la famille des chevaux dont le hennis- sement porte jusqu'à Babylone, ou du chat qui accomplit en une seule nuit le voyage d'Assyrie, aller et retour (3). Je ne doute pas qu'après avoir reçu le second message d'Apùpi, Saq- nounri ne trouvât, dans son conseil, un sage aussi perspicace qu'Ésope le Phrygien, et dont la prudence le tirait sain et sauf de l'épreuve. Le roman allait-il plus loin, et décrivait-il la guerre éclatée entre les princes du Nord et du Sud, puis l'Egypte délivrée du joug des Pasteurs? Le manuscrit ne nous mène pas assez avant pour qu'on puisse soupçonner le dénoue- ment auquel l'auteur s'était arrêté. Bien que le roman de Thoulii ait perdu ses premières pages, l'intelligence du récit ne souffre pas trop de cette mutilation. Le sire de Joppé, s'étant révolté contre Thoutmùsis III, Thoutii l'attire au camp égyptien sous prétexte de lui montrer la grande canne de Pharaon et le tue. Mais ce n'est pas tout de s'être dé- (1) La vie d'Ésope le Phrygien, traduite par La Fontaine {Fables de La Fontaine, odit. Lcmcrre, t. I, pp. il-i2, 4o). (2) Voir p. 138 sqq. du présent volume. (3) Voir p. 03-99 du présent volume INTRODUCTION XXVII barrasse de l'homme, si la ville lient encore. Il cache donc cinq cents soldats dans des jarres, il les fait transporterjusque sous les murs, et là, il contraint l'écuyer du chef à déclarer que les Égyptiens ont été battus et qu'on ramène leur général prison- nier. On le croit, on ouvre les portes, les soldats sortent de leurs jarres et enlèvent la place. Avons-nous là le récit d'un épisode réel des guerres égyptiennes? Joppé a été l'une des premières villes de Syrie occupées par les Égyptiens. Thout- mùsis P' l'avait soumise, et elle figure sur la liste des con- quêtes de Thoutmùsis III. Sacondition sous ses maîtres nouveaux n'avait rien de particulièrement fâcheux : elle payait tribut, mais elle conservait ses lois propres et son chef héréditaire. Le Vaincu de Jôpou, car Vaincu est le titre des princes syriens dans le langage de la chancellerie égyptienne, dut agir souvent comme le Vaincu de Tounipou, le Vaincu de Kodshou et tant d'autres, qui se révoltaient sans cesse et qui attiraient sur leurs peuples la colère de Pharaon. Le fait d'un sire de Joppé en lutte avec son suzerain n'a rien d'invraisemblable en soi, quand même il s'agirait d'un Pharaon aussi puissant qu'était Thout- mùsis III et aussi dur à la répression. L'officier Thoutii n'est pas non plus un personnage entièrement fictif. On connaît un Thoutii qui vivait, lui aussi, sous Thoulmôsis et qui avait exercé de grands commandements en Syrie et en Phénicie. Il s'intitulait « prince héréditaire, délégué du roi en toute région étrangère des pays situés dans la Méditerranée, scribe royal, général d'armée, gouverneur des contrées du Nord » (L. Rien n'empêche que dans une de ses campagnes il ait eu à com- battre le seigneur de Joppé. Les principaux acteurs peuvent donc avoir appartenu à l'histoire. Les actions qu'on leur prête out-elles la couleur his- torique, ou sont-elles du domaine de la fantaisie? Thoutii se rend comme transfuge auprès du chef ennemi et le tue. II se déguise en prisonnier de guerre pour pénétrer dans la place. Il introduit avec lui des soldats habillés en esclaves et qui por- tent d'autres soldats cachés dans des vases de terre. On trouve chez la plupart des écrivains classiques des exemples qui justi- fient suffisamment l'emploi des deux premières ruses. J'ac- (1) f'.fr. liirch, Mémoire sur une palère é'/i/ptieime dans Ch.'ibas, Œuvres diverses, t. I, p. 223-274, et Th. Devéria, Mémoires et frarpnenls, t. I, p. 3o-.';3. XXVIII INTRODUCTION corde volonliers qu'elles doivent avoir été employées par les généraux de l'Egypte, aussi bien que par ceux de la Grèce et de Rome. La troisième renferme un élément non seulement vrai- semblable, mais réel : linlroduction dans une place forte de soldais habillés en esclaves ou en prisonniers de guerre. Polyen raconte comment Néarque le Cretois prit la ville de Telmissos, en feignant de confier au gouverneur Antipalridas une troupe de femmes esclaves. Des enfants enchaînés accompagnaient les femmes avec l'appareil des musiciens, et une escorte d'hommes sans armes surveillait le tout. Introduits dans la citadelle, les gens de l'escorte ouvrirent chacun l'étui de leur flûte qui ren- fermait un poignard, au lieu de l'instrument, puis ils fondirent sur la garnison et ils s'emparèrent de la ville (1). Si Thoutii s'était borné à charger ses gens de vases ordinaires ou de boîtes renfermant, sous prétexte de trésors ou dinstruments, des lames bien affilées, je n'aurais rien à objecter contre l'au- thencilé de son aventure. Mais il les accabla du poids de vases énormes quicontenaient chacun un soldat armé ou des chaînes au lieu darmes. Si l'on veut trouver l'équivalent de ce strata- gème, il faut descendre jusqu'aux récits véridiques des Mille et une iXuits. Le chef des quarante voleurs, pour introduire sa troupe chez Ali-Baba, ne trouve rien de mieux à faire que de la mettre en jarre, un homme par jarre, et de se représenter comme un marchand en voyage. Encore le conteur arabe a-t-il plus souci de la vraisemblance que le conteur égyptien, et fait- il voyager les pots de la bande à dos de bêtes, non à dos d'hommes. Le cadre du récit est historique ; le fond du récit est de pure imagination. Si les égyptologues modernes ont pu s'y méprendre, à plus forte raison les anciens se sont-il laissé duper à des inventions analogues. Les interprètes, les prêtres de basse classe, qui gui- daient les étrangers, connaissaient assez bien ce qu'était l'édi- fice qu'ils montraient, qui l'avait fondé, qui agrandi et quelle partie portait le cartouche de quel souverain ; mais, dès qu'on les poussait sur le détail, ils restaient court et ils ne savaient plus que débiter des fables. Les Grecs eurent affaire avec eux, (1) Polyen, Slrat., V, xi. Cfr. des faits analogues qui se seraient passés en 10.37 à Édesse, d'après G. Schlumberger, V Epopée Byzantine, t. III» p. 198-19'J, et chez les Turcs d'Asie-Mineure, d'après Casanova, Aumisma- lique des Daniclimendiles, p. 2o. INTRODUCTION XXIX et il n'v a qu'à lire le second livre d'Hérodote pour voir com- ment ils furent renseignés sur le passé de TÉgypte. Quelques- uns des on-dit qu'il a recueillis renferment encore un ensemble de faits plus ou moins altérés, l'histoire de la XXVP dynastie par exemple, ou, pour les temps anciens, celle de Sésostris. La plupart des récits antérieurs à l'avènement de Psammétiquel" sont chez lui de véritables romans oii la vérité n'a aucune part. Le conte de Rhampsinite se trouve ailleurs qu'en Egypte (1). La vie légendaire des rois constructeurs de pyramides n'a rien de commun avec leur vie réelle. Le chapitre consacré à Phéron renferme l'abrégé dune satire humoristique à l'adresse des femmes (2). La rencontre de Frôlée avec Hélène et Ménélas est tout au plus l'adaptation égyptienne d'une tradition grec- que (3). On pouvait se demander jadis si les guides avaient tiré ces fables de leur propre fonds : la découverte des romans égyp- tiens a prouvé que, là comme ailleurs, ils ont manqué d'imagi- nation. Ils se sont bornés à répéter les contes qui avaient cours dans le peuple, et la tâche leur était d'autant plus facile que la plupart des héros y portaient des noms ou des titres authen- tiques. Aussi les dynasties des historiens qui s'étaient informés auprès d'eux sont-elles un mélange de noms réels, Mènes, Sabacon, Cliéops, Chéphrên, Mykérinos, ou déformés par l'ad- dition d'un élément parasite pour les différencier de leurs homonymes, Rhampsinitosà côté de Rhamsès, Psamménilos à côté de Psammis; de prénoms altérés par la prononciation, Osymandyas pour Ousirmarî ; de sobriquets populaires, Sé- sousrî, Sésostris ; de titres Phérô, Prouîti, dont on a fait des noms propres, enfin de noms inventés de toutes pièces comme Asychis, Ouchoreus, Anysis. La passion du roman historique ne disparut pas avec les dynasties nationales. Déjà, sous les Ptolémées, Nectanébo, le dernier roi de race indigène, était devenu le centre d'un cycle important. On avait fait de lui un magicien habile, un grand con- structeur de talismans : on le donna pour père à Alexandre de Macédonien. Poussons même au delà de l'époque romaine : la littérature byzantine et la littérature copte qui en dérive avaient, (1) Les variantes en ont été recueillies par M. Schiefner, dans le Bul- letin de l'Académie de Saint-Pétersbourg, t. XIV, col. 299-316. (2) Hérodote, liv. II, chap. cxi. (3) Id., ibid., chap. cxvi. XXX INTRODUCTION elles aussi, leurs gestes de Cambyse et d'Alexandre, cette der- nière calquée sur l'écrit du Pseudo-Callisthènes (1), et il n'y a pas besoin de feuilleter bien longtemps les écrivains arabes pour y retrouver toute une histoire romanesque de l'Egypte empruntée aux livres coptes (2 . Que l'écrivain empêtré dans ces fables soit Latin, Grec ou Arabe, on se figure aisément ce que devient la chronologie parmi ces manifestations de la fan- taisie populaire. Hérodote, et à son exemple presque tous les écrivains anciens et modernes jusqu'à nos jours, ont placé Moiris, Sésostris, Rhampsinite, avant les rois constructeurs de pyramides. Les noms de Sésostris et de Rhampsinite sont un souvenir de la XIX" et de la XX' dynastie ; celui des rois con- structeurs de pyramides, Chéops, Chéphrén, Mykérinos, nous reporte ù la quatrième. C'est comme si un historien de la France plaçait Charlemagne après les Bonapartes ; mais la façon cavalière dont les romanciers égyptiens traitent la suc- cession des règnes nous enseigne comment il se fait qu'Héro- dote ait commis pareille erreur. L'un des contes dont les papyrus nous ont conservé l'original, celui de Satni, met en scène deux rois et un prince royal. Les rois s'appellent Ousir- mârî et Mînibphtah, le prince royal Satni Khâmoïs. Ousirmârî est un des prénoms de Ramsès II, celui qu'il avait dans sa jeu- nesse alors qu'il était encore associé à son père. Mînibphtah est une altération, peut-être volontaire, du nom de Minéphtah, fils et successeur de Ramsès II. Khâmoïs, également fils de Ramsès II, fut, pendant plus de vingt ans, le régent de l'Egypte pour le compte de son père. S'il y avait dans l'an- cienne Egypte un souverain dont la mémoire fût restée popu- laire, c'était à coup sur Ramsès II. La tradition avait porté à son compte tout ce que la lignée entière des Pharaons avait accompli de grand pendant de longs siècles. On devait donc espérer que le romancier respecterait la vérité historique et ne changerait rien à la généalogie réelle : OusiRMARî Ramsès II. Khâmoïs Minépiitau I". (1) Voir pp. 2o9-27i de ce volume. Les fragments du roman de Cambj'se ont été découverts et publiés par II. Schtefer, dans les Berichte de l'Aca- démie des Sciences de Berlin. (2) Voir Maspero, le Livre des Merveilles, dans le Journal des Savants, 1S99, pp. 69-8G, li;4-l"2. INTRODUCTION XXXI Il a préféré n'en pas tenir compte. Khâmoîs demeure, comme dans l'histoire, le fils d'Ousirmàrî, mais Minibphtah, l'autre fils, a été déplacé. Il est représenté comme étant tellement antérieur à Ousirmàrî, qu'un vieillard, consulté par Satni- Khàmoîs sur certains événements arrivés du temps de Minib- phtah, en est réduit à invoquer le témoignage d'un ancêtre éloigné. « Le père du père de mon père a dit au père de mon père, disant : <' Le père du père de mon père a dit au père de «mon père : « Les tombeaux d'Ahouri et Maîhêt sont sous l'angle « septentrional de la maison du prêtre (1)... » Voilà six généra- tions au moins entre le Minibphtah et l'Ousirmàrî du roman : MÎNIBPUTAU, Nénoferképhtah Ahouri X^ Maîhêt X^ I I X* I x^ 1 x** OUSIRMARÎ Satni Khâmoîs Anoukhhorerùou. Le fils, Minibphtah, est passé ancêtre et prédécesseur lointain de son propre père Ousirmàrî. Et ce n'est pas tout. Dans un conte difTérent, Satni devient le contemporain de l'Assyrien Sennachérib (2^ : le conteur le représente vivant six cents ans après sa mort. Dans un troisième conte (3), il est placé ainsi que son père Ramsès III quinze cents ans après un Pharaon qui paraît être un doublet de Thoutmôsis III. Supposez un voyageur aussi disposé à enregistrer les miracles de Satni qu'Hérodote l'était à croire aux richesses de Rhampsi- nite. Pensez-vous pas qu'il eût commis, à propos de Mînib- (1) Voir p. 128 de ce volume. (2) D'après Hérodote, II, cxli ; cfr. pp 156-l.o8 de ce volume. (3) L'Histoire véridique de Salni-Khdmois, voir pp. 130-155 de ce volume. XXXII INTRODUCTION phtah et de Ramsès II, la même erreur qu'Hérodote au sujet de Rhampsinile et de Chéops? Il aurait interverti Tordre des règnes et placé le quatrième roi de la XIX^ dynastie longtemps avant le troisième. Le drogman qui montrait le temple de Phtah et les pyramides de Gizéh aux visiteurs indigènes ou aux étrangers, savait sans doute une histoire où Ton exposait comme quoi, à un Ramsès, dit Rhampsinite, le plus opulent des rois, avait succédé Chéops, le plus impie des hommes. Il la débita devant Hérodote ainsi qu'il avait dû faire devant beau- coup d'autres, et le bon Hérodote l'inséra dans son livre. Comme Chéops, Chéphrên et Mykérinos, forment un groupe bien circonscrit, que d'ailleurs, leurs pyramides s'élevant au même endroit, les guides n'avaient aucune raison de rompre à leurs dépens l'ordre de succession, la transposition une fois opérée pour Chéops, il devenait nécessaire de déplacer avec lui Chéphrên, Mykérinos et le prince qu'on nommait Asychis (1). Aujourd'hui que nous pouvons contrôler les paroles du voya- geur grec par le témoignage des monuments, peu nous importe qu'on l'ait trompé. Il n'écrivait pas une histoire d'Egypte. Même bien instruit, il n'aurait pas prêté au livre de son his- toire universelle qui traitait de l'Egypte plus de développe- ment qu'il ne lui en a donné. Toutes les dynasties auraient dû tenir en quelques pages, et il ne nous eût rien appris que les documents originaux ne nous enseignent aujourd'hui. En revanche, nous y aurions perdu la plupart de cesrécits étranges et souvent bouffons qu'il nous a contés si joliment sur la foi de ses guides. Phéron ne nous serait pas familier, ni Protée, ni Rhampsinite. Je crois que c'aurait été grand dommage. Les hiéroglyphes nous disent, ou ils nous diront un jour, ce que firent les Chéops, les Ramsès, les Thoutmôsis du monde réel. Hérodote nous apprend ce qu'on disait d'eux dans les rues de Memphis. Toute la partie de son second livre que leurs aven- tures remplissent est pour nous mieux qu'un cours d'histoire : c'est un chapitre d'histoire littéraire. Les romans qu'on y lit sont égyptiens au même titre que les romans conservés par les papyrus. Sans doute, il vaudrait mieux les posséder dans la langue d origine, mais l'habit grec qu'ils ont endossé n'est pas assez lourd pour les déguiser : même modifiés dans le détail, (Il Asychis est la forme grécisée d'un nom Ashoukhî[iou], le riche, le fortuné, qui ne se rencontre guère avant les époi|ues saite et grecque. INTRODUCTION XXXIII ils ont encore, des traits de leur physionomie primitive, ce qu'il en faut pour figurer, sans trop de disparate, à côté du Conte des Deux Frères ou des Aventures de Sinouhit. m Voilà pour les noms : la mise en scène est purement égyp- tienne et si exacte qu'on pourrait tirer des seuls romans un ta- bleau complet des mœurs et de la société. Pharaon s'y révèle moins divin qu'on ne serait disposé à le croire, si on se con- tentait de le juger sur la mine hautaine qu'il assume dans les scènes religieuses ou triomphales. Le romancier ne répugne pas à le montrer parfois ridicule et à le placer dans une situa- tion qui contraste avec l'appareil ordinaire de sa grandeur. Il est trompé par sa femme comme un simple mortel (i), volé par ses sujets et trompé à tout coup par les voleurs (2), enlevé par un magicien et rossé d'importance devant un roi nègre (3). C'était la revanche du menu peuple dépouillé et battu, sur le maître qui l'écrasait. Le fellah qui venait de recevoir la cour- bache pour avoir refusé l'impôt, se consolait de sa poche vidée et de ses chairs meurtries en s'entendant conter comment Ma- nakhphré Siamon avait subi trois cents coups de fouet en une seule nuit, et comment il avait exhibé à ses courtisans ses reins contus. Ce n'étaient là que des accidents passagers et le plus souvent la toute-puissance du souverain demeurait intacte dans la fiction comme dans l'histoire; l'étiquette se dressait toujours très haute entre ses sujets et lui. Mais le cérémonial une fois satis- fait, si l'homme lui plait, comme c'est le cas pour Sinouhît (4), il daigne s'humaniser et le dieu bon se montre bon prince (5) : même il est jovial et il plaisante sur l'apparence rustique du l) Ainsi le Phéron d'Hérodote, II, cxi. (2) Cfr. le Conte de Rhampsinite, pp. 180-18o du présent volume. (3) Manakhphré Siamon dans Vllistoire véridique de Satni, jip. 144-147 du présent volume. (4) Voir pp. 78-81 de ce volume. (5) Dieu Bon, le Dieu Bon, est une des formules par lesquelles le pro- tocole des Pharaons débute et un des titres qu'on leur donnait le plus souvent dans les textes. XXXIV INTRODUCTION héros, plaisanterie de roi qui met l'assistance en gaieté mais dont le sel a dû s'évaporer à travers les âges, car nous ne voyons plus en quoi elle consistait (1). 11 va plus loin encore avec ses courtisans intimes, et il s'enivre devant eux, malgré eux, sans vergogne (2). 11 est du reste envahi par cet ennui pro- fond que les despotes orientaux ont éprouvé de tout temps, et que les plaisirs ordinaires ne suffisent plus à chasser même un seul instant (3).CommeHaroun-ar-raschid des Mille et une Nuits, Khoufouî et Sanofrouî se font conter des histoires merveilleuses, ou ils assistent à des séances de magie sans trop réussir à se distraire. Quelquefois, pourtant, un sorcier plus avisé que les autres leur invente un divertissement dont la nouveauté les aide à passer un ou deux jours presque joyeusement. Sanofrouî devait être aussi blasé que Haroun sur les délices du harem : un sorcier découvre pourtant le moyen de réveiller son intérêt en faisant ramer devant lui un équipage de jeunes filles à peine voilées d'un réseau à larges mailles (4). Les civilisations ont beau disparaître et les religions changer, l'esprit de FOrient demeure immuable sous tous les masques qu'on prétend lui imposer, et Méhémet-Âli, dans notre siècle, n'a pas trouvé mieux que Sanofrouî dans le sien. On visite encore à Ghoubrah les bains qu'il avait construits sur un plan particulier. « C'est, dit « Gérard de Nerval, un bassin de marbre blanc, entouré de « colonnes d'un goût byzantin, avec une fontaine dans le mi- « lieu, dont l'eau s'échappe par des gueules de crocodiles. « Toute l'enceinte est éclairée au gaz, et, dans les nuits d'été, « le pacha se fait promener sur le bassin dans une cange dorée « dont les femmes de son harem agitent les rames. Ces belles « dames s'y baignent aussi sous les yeux de leur maître, mais « avec des peignoirs en crêpe de soie, le Coran ne permettant « pas les nudités ». Sans doute, mais le crêpe de Méhémet-Ali n'était guère moins transparent que le réseau de Sanofrouî. Celui-là, c'est le Pharaon des grandes dynasties, dont l'autorité s'exerçait indiscutée sur l'Egypte entière et pour qui les barons n'étaient que des sujets d'un rang un peu plus relevé que les autres. Mais il arrivait souvent qu'après des siècles de pouvoir ()) Voir p. 19 (le ce volume. (2/ Voir ï Histoire dun Matelot, pp. 248-233 de ce volume. (3) Cfr. p. 23 du iirésent volume. (i) Voir Le Hoi Khoufoui et les Magiciens, pp. 28 30, INTRODUCTION XXXV absolu, la royauté s'affaiblît et ne sût plus tenir la féodalité en respect. Celle-ci reprenait le dessus avec des caractères nou- veaux selon les époques, et les plus hardis de ses membres se rendaient indépendants ou peu s'en faut, chacun dans son fief héréditaire : Pharaon n'était plus alors qu'un seigneur sans beaucoup plus de ressources que les autres, auquel on obéissait par tradition et pour lequel on prenait parti contre les rivaux afin d'empêcherque ceux-ci ne finissentpar usurper le trône et qu'ils ne remplaçassent une souveraineté presque nominale par une domination effective. Tel est Pétoubastis dans Y Emprise de la cuirasse (1). 11 n'a plus rien du maître irrésistible de qui les autres romans nous retracent le portrait, Chéops, Thoutmôsis, Ramsès II. Il est encore, par droit divin, le possesseur prétendu des deux Égyptes : seul il porte le double diadème, seul il est le fils de Hà. seul il a le droit d'envelopper ses noms des cartouches, et c'est d'après les années de son règne que la chancellerie date officiellement les événements qui s'accomplissent de son vi- vant. Toutefois la puissance réelle ne réside pas entre ses mains. 11 ne lui reste plus en bien propre qu'une faible portion de l'ancien domaine pharaonique, le nome de Tanis, celui de Memphis, peut-être deux ou trois nomes voisins; des familles apparentées à la sienne pour la plupart se sont partagé le gros du territoire et le serrent de tous côtés, Pakrourou à l'Est dans l'Ouady Toumilàt, Kaménophis au nord à Mendès et à Busiris ; Pétékhonsou et Pimouî au sud, l'undans Athribis, l'autre dans Héliopolis, sans parler des sires de Sébennytos, de Sais, de Méi- toum, de la lointaine Éléphantine, et dune quinzaine d'au- tres principautés entre lesquelles le pays se partage. Tous ces gens doivent l'hommage à Pétoubastis, le tribut, l'obéis- sance passive, le service de cour, la milice, mais ils ne daignent pas toujours se soumettre à leurs obligations et ils sont rare- ment en paix les uns avec les autres ou avec le suzerain. Ils entretiennent chacun leur armée et leur flotte oîi les merce- naires libyens, syriens, éthiopiens, asianiques même abondent à l'occasion ; ils ont leurs vassaux, leur cour, leurs finances, leurs dieux par lesquels ils jurent, leurs collèges de prêtres ou de magiciens. Ils s'allient, ils se brouillent, ils se battent d'une rive du Nil à l'autre rive, ils se coalisent contre le Pharaon pour (1) Voir pp. 205, 206, 207, etc. du présent volume. -KXXM INTRODUCTION lui arracher ce qui subsiste de son domaine, puis, quand l'un d'eux sort du commun et qu'il acquiert trop d'ascendant sur 'la foule, ils s'unissent momentanément ou ils appellent les étrangers éthiopiens pour l'obliger à rentrer dans le rang. C'est déjà presque notre féodalité, et les mêmes conditions ont développé chez elle des coutumes analogues à celles qui pré- valurent pendant la durée du moyen âge français. Voyez en effet ce qui se passe dans cette Emprise de la cuirasse dont Krall a reconstitué la fable si ingénieusement. Le sire d'Héliopolis, lerharerôou, possédait une cuirasse que ses rivaux dui enviaient. Il meurt et pendant les jours de deuil qui précèdent l'ensevelissement, Kaménophis de Mendès la dérobe on ne sait •comment : le fils d'Ierharerôou, Pimouî le petit, la réclame et comme on refuse de la lui rendre, il déclare très haut qu'il va la recouvrer par force. Ce serait la guerre allumée, clan contre clan, ville contre ville, nome contre nome, d'un bout de l'Egypte à l'autre, si Pétoubastis n'intervenait pas. Seul, ses vas- saux ne l'écouteraient peut-être guères, mais le grand chef de l'Est, Pakrourou, se joint à lui et tous deux ensemble ils im- posent leur volonté à la masse des seigneurs moindres. Ils dé- cident qu'au lieu de s'aborder en rase campagne sans trêve ni merci les adversaires et leurs partisans se battront en champs clos, selon les lois assez compliquées, ce semble, qui régissaient ce genre de rencontre. 11 y avait en Egypte un jeu très goûté du peuple et qu'on appelait le cinquante -deux sans que nous sachions exactement en quoi il consistait. Lorsque deux per- sonnages avaient un différend à vider dont ils voulaient re- mettre la décision au sort, c'est à cejeu-làqu'ils avaient recours: ainsi dans Y Aventure de Satni, le revenant Nénoferképhtah joue le livre de Thot au cinquante-deux contre Satni-Khàmoîs (1). On convient donc que la querelle de Kaménophis et de Pimouî sera réglée au cinquante-deux^ et faut-il nous représenter un spectacle analogue à celui de ces parties d'échecs vivants que les rajahs de l'Inde se plaisaient naguère à jouer, dit-on, sur le terrain? Certaines expressions le donneraient à penser, mais rien n'est moins certain. L'idée qui vient la plus naturelle, quand on lit le récit, est celle d'un tournoi. Le roi fait disposer des estrades pour lui-même et pour Pakrourou et ils sont tous (1) Voir p. 118-119 du présent volume. INTRODUCTION XXXVIt deux comme les juges du camp. Ils assignent à chacun des ba- rons qui prendront part à l'action un poste et une sorte de camp particuliers : Pakrourou appareille les champions l'un contre l'autre, et, s'il en survient un nouveau lorsque l'appa- reillage est terminé, il le tient en réserve pour le cas où quelque éventualité imprévue se produirait (1). Tout est réglé comme dans un carrousel, et nous devons présumer que les armes sont courtoises, mais à mesure que rengagement se prolonge les esprits s'échauffent et les jouteurs qui d'abord se préoccupaient d'observer les mesuresprescritespar lechef du jeu les oublient : ils se provoquent, ils s'insultent, ils s'attaquent sans réserve, et le vainqueur, oubliant qu'il s'agit d'une simple passe d'armeS;^ s'apprête à tuer le vaincu comme il ferait dans une bataille. Aussitôt le roi accourt ou Pakrourou, et c'est à peine si par leurs injonctions ou par leurs prières ils parviennent à prévenir la catastrophe. Lorsqu'après plusieurs heures de mêlée ils pro- clament la trêve, il semble bien que les deux partis n'ont souf- fert aucun dommage réel, mais qu'ils en sont quittes pour quel- ques blessures. On dirait une de ces batailles de notre xi'' siècle entre Français et Anglo-Normands où, après toute une journée de prouesses, les deux armées se quittaient pleines d'admiration lune pour l'autre et laissant sur le carreau trois chevaliers étouffés par leur armure. Ainsi font encore aujourd'hui les Bé- douins de lArabie, et leurs coutumes nous aident àcomprendre pourquoi Pétoubastis et Pakrourou se donnent tant de mal pour éviter qu'il n'y ait mort de prince : un clief tué, c'était l'obli- gation pour son clan de le venger et la vendetta sévissant pen- dant de longues années. Pétoubastis ne veut pas que la guerre désole l'Egypte en son temps, et si amoindrie que soit son au- torité, comme sa volonté est d'accord avec l'intérêt commun^ il la fait prévaloir sur ce point (2j. Les premières pages du Conle des deux Frères (3) nous trans- portent bien loin de Pharaon : elles présentent une peinture excellente de ce qu'étaient la vie et les occupations habituelles (1) Voir l'épisode de Montoubaal, pp. 222 sqq. du présent volume. (2) Voir p. 206, 209-210, 218, 22o, 226, du présent volume, les recomman- dations réitérées de Pétoubastis et les eilorts des ditlérents seigneurs engagés dans le jeu du cinquanle-deux, pour que la lutte ne dégénère pas en guerre sérieuse. 3} Voir p. 3-6 du présent volume. XXXVIII INTRODUCTION du campagnard aux bords du Nil (1). Anoupou, laîné, possède «ne maison et une femme : Bitiou, le cadet, n'a rien de tout cela. Il vit chez son frère, mais non pas comme un parent chez son pa- rent ou comme un hôte chez son liùte. Il soigne les bestiaux, il les •conduit aux champs et il les ramène à Tétable, il dirige la char- rue, il fauche, il bottèle, il bat le blé, il rentre les foins. Chaque soir, avant de se coucher, il met au four le pain de la famille et il se lève de grand matin pour laller retirer. Pendant la saison du labourage, c'est lui qui court à la ferme chercher les semailles et qui rapporte sur son dos la charge de plusieurs hommes. Il file en menant ses animaux aux pâturages de bonnes herbes, et quandFinondation retient bêtes et gens au logis, il s'accroupit devant le métier et il devient tisserand. Bref, c'est un valet, un valet uni au maître parles liens du sang, mais un valet. Il ne faut pas en conclure d'une manière générale l'existence du droit d'aînesse, ni que, partout en Egypte, l'usage à défaut de la loi plaçât le plus jeune dans la main de l'aîné. Tous les enfants d'un même père jouissaient des mêmes droits à la succession, quel que fût leur rang de naissance. La loi était formelle à cet égard, et le bénéfice s'en étendait non seulement aux enfants nés dans le mariage mais encore aux enfants nés hors le ma- riage. Les fils ou les filles de la concubine héritaient au même titre et dans la même proportion que les fils ou les filles de la femme légitime {'Ij. Anoupou et Bitiou, issus de mères diffé- rentes, auraient été égaux devant la loi et devant la coutume : à plus forte raison l'étaient-ils, puisque le conteur les déclare ssus d'un seul père et d'une seule mère. L'inégalité apparente de condition que marquent les pre- mières pages du roman n'était donc pas commandée par le droit égyptien : il faut lui chercher une cause ailleurs que dans la législation. Supposez qu'après la mort de leurs parents communs, Bitiou, au lieu de rester chez Anoupou, eût pris la moitié qui lui revenait de l'héritage et fût allé chercher for- tune par le monde, à quels ennuis et à quelles avanies ne se fût-il pas exposé? Un paysan dont l'histoire est contée au (1) Voir dans la Zeilschrifl fur jEgi/ptische Spraclte, 1879, p. 58-63, un article où le texte du conte égjptien est comparé aux peintures du tom- beau de Pihiri, a El-Kab ^Lepsius, Denkm., III, bl. 10). {■2) Wilkinson, Manners and CusIodis of Ike Ancient Egyplians, First séries, vol. 111, p. 320. INTRODUCTION XXXIX Papyrus de Berlin n° fl, et qui faisait le commerce entre TÉgypte et le Pays du Sel (1), est volé par l'homme lige d'un grand seigneur sur les terres duquel il passait (2). Il porte plainte, l'enquête prouve la justesse de sa réclamation, vous imaginez qu'on va lui rendre son dû? Point. Son voleur appartient à une personne de qualité, a des amis, des parents, un maître. Le paysan, lui, n'est qu'un homme sans maître; l'auteur a soin de nous l'apprendre, et n'avoir point de maître est un tort impar- donnable dans la féodale Egypte. Contre les seigneurs puis- sants qui se partageaient le pays, contre les employés qui l'exploitaient pour le compte de Pharaon, un simple particulier isolé était sans défense. Le pauvre homme prie, supplie, pré- sente à mainte reprise sa requête piteuse. Comme, après tout, il est dans son droit. Pharaon commande qu'on ait soin de sa femme et qu'on ne le laisse pas mourir de faim ; quant à juger l'afTaire et à passer sentence, on verra plus tard s'il y a lieu. Peut-être finit-il par obtenir justice ; peut-être lui donna-t-on à entendre discrètement qu'on lui saurait gré de couper court à ses doléances. La fin du manuscrit est perdue, et, avec la fin du manuscrit, la fin de l'histoire; mais ce qui en reste n'explique-t-il pas suffisamment pourquoi Bitiou est resté chez son frère? L'aîné, devenu maître par provision, était pour le cadet un protecteur qui le gardait du mal, lui et son bien, jus- qu'au jour qu'un riche mariage, un caprice du souverain, une élévation soudaine, un héritage imprévu, ou simplement l'ad- mission parmi les scribes, lui assurerait un protecteur plus puissant et par aventure de protégé le ferait protecteur à son tour. Donc, à prendre chacun des contes détail par détail, on verra que tout le côté matériel de la civilisation qu'ils décri- vent est purement égyptien. Le fait n'est pas contesté pour ceux d'entre eux dont nous possédons l'original hiératique : il l'a été pour ceux dont nous ne connaissons plus que la version en langue étrangère, comme c'est le cas du conte de Rharapsi- nite. Je n'ai pas l'intention de reprendre ce conte mot par mot, afin de montrer combien il est égyptien dans le fond, (1) C'est le nom de lOasis qui entoure les Lacs de Natron, la Scythiaca regio des géographies classiques (Dùmichen, Die Ousen der Lybisclien Wiisle, p. 29, stjq. ; Brugsch, Heise iiach dev GrossenOase, p. 74, sqq.). (2j Cfr. VHI^loire d'un Saunier, p. 44-j4 du présent volume. XL INTRODUCTION malgré le vêtement grec qu'Hérodote lui a donné. Je me bor- nerai à examiner deux des points qu'on y a relevés comme indiquant une origine étrangère. L'architecte cliargé de construire un trésor pour Pharaon tailla et assit une pierre si proprement, que deux hommes, voire un seul, la pouvaient tirer et mouvoir de sa place (1). La pierre mobile n'est pas, a-t-on dit, une invention égyptienne : en Egypte, on bâtissait les édifices publics en très gros appa- reil, et toute l'habileté du monde n'aurait pas permis à un architecte de disposer un des blocs énormes qu'il employait de manière à le rendre mobile. Strabon savait déjà pourtant qu'on pénétrait dans la grande pyramide par un couloir que fermait une pierre mobile (2), et, en dehors de la pyramide, les temples étaient remplis de cachettes dissimulées selon la manière qu'Hé- rodote nous indique. A Dendérah, par exemple, il y a douze cryptes perdues dans les fondations de l'édifice ou dans l'épais- seur de ses parois. « Elles communiquent avec le temple par « des passages étroits qui débouchent dans les salles sous la « forme de trous aujourd'hui ouverts et libres. Mais ils étaient « autrefois fermés par une pierre ad hoc, dont la face, tournée « vers l'extérieur, était sculptée comme le reste de la mu- « raille (3) ». Un passage du Conte de Khoufoui semble dire que la crypte où le dieu Thot tenait sa bibliothèque cachée était close, à Héliopolis, par un bloc analogue à ceux que Mariette a si bien décrits (4). Les inscriptions montrent qu'on prenait toutes les précautions possibles pour que la chambre secrète demeurât inconnue non seulement aux visiteurs, mais à la plus grande partie des employés du temple. <- Point ne la connais- « sent les profanes, la porte ; si on la cherche, personne ne la (1) Hérodote, II, cxxi et p. 181 du présent volume. Cfr. Xouveau Frag- ment d'un commentaire sur le second livre d'Hérodote, dans Maspero, Mélanges de Mgthologie et d'Archéologie, t. III, p. 415-416. (2) Strabon, XVII, p. 508.: cfr. L. Borchardt, Der X'Oo; È^xipioi^oq, dans la Zeilschrifl, t. XXXV, p. 87-89. Flinders Pétrie a montré que la grande pyramide de Dahchour se fermait au moyen d'une pierre à pivot {the Pyramids and Temples of Gizeh, p. 145-145, 1G7-169, et pi. XI). (3) Mariette, Dendérah, texte, p. 227-228. Jomard avait déjà signalé une pierre mobile de ce genre dans le temple de Deir el Médinéh {Description spéciale de Memphis el des Pyramides dans la Description de VÈgyptei 2' éd., t. V, p. 444). (4; Voir le conte intitulé Le Roi Khoufouî et les Magiciens, p. 34-35 du présent volume. INTRODUCTION XLI a trouve, excepté les prophètes de la déesse (1) ». Les prêtres de Dendérah étaient exactement dans la même condition que l'architecte de Rhampsinite et ses fils. Ils savaient comment pénétrer dans un réduit rempli de métaux et d'objets précieux, et ils étaient seuls à le savoir. Il leur suffisait de lever une pierre que rien ne signalait aux yeux des profanes, pour se trouver en présence d'un couloir dans la paroi : ils s'y enga- geaient en rampant et ils arrivaient après quelques instants au milieu du trésor. Le bloc remis en place, l'œil le mieux exercé ne pouvait plus reconnaître l'endroit précis oîi le passage débouchait (2 . Plus loin, celui des fils de l'architecte qui a échappé à la mort enivre les gardes chargés de veiller sur le cadavre de son frère et il leur rase à tous la barbe de la joue droite (3j. Wil- kinson a fait observer, le premier je crois, qu'en Egypte les soldats n'avaient point de barbe et que toutes les classes de la société avaient l'habitude de se raser : les seuls personnages qui sont représentés barbus sont des barbares (4). Depuis lors, on n"a jamais manqué de répéter son assertion comme une preuve de l'origine étrangère du conte. Il en est de celle-là comme de bien d'autres que l'ouvrage de Wilkinson renferme : elle a été faite après une étude trop hâtive des monuments. Les Égyptiens de race pure pouvaient porter la barbe, et ils la portaient quand ils en avaient le caprice ; les bas-reliefs et les statues de toutes les époques le prouvent suffisamment. Il en aurait été autrement, que l'affirmation de Wilkinson n'en serait pas moins malheureuse. Les soldats de police auxquels on avait confié le corps appartenaient à une tribu d'origine libyenne du nom de Maziou, et, de l'aveu même de W' ilkinson, ils laissaient pousser leur barbe en leur qualité d'étrangers. Des autres corps de l'armée égyptienne, telle qu'elle était au temps des Saïtes et des Perses, telle en un mot qu'Hérodote a pu la connaître, les uns étaient Libyens comme les Mashaouasha,les autres étaient des mercenaires sémitiques, Cariens ou Grecs, d'autres enfin faisaient partie des garnisons persanes: ils étaient (1) Mariette, Dendéra/i, planches, t. 111, pi. 30, c. (2) Voir dans Mariette, Dendérah, t. V, Supplément, la planche où sont dessinés la coupe et le mode de fermeture des cryptes. (3) Hérodote, II, cx.\i; cfr. p. 184 du présent volume. (4) Cf. VHerodolus de George Ilawlinson, t. II, p. 1G5, note 4. XLII INTRODUCTION tous barbus communément (1). Il faut donc avouer que, pour les Égyptiens contemporains, il n'y avait rien que d'ordi- naire à voir des soldats barbus, qu'ils fussent nés dans le pays ou venus du dehors; l'épisode de la barbe rasée n'est pas une preuve contre l'origine indigène du conte. Mais laissons de côté ces détails purement matériels. Le côté moral de la civilisation n'est pas reproduit moins exacte- ment dans nos récits. Sans doute, il faut éviter de prendre au pied de la lettre tout ce qu'ils semblent nous apprendre sur la vie privée des Égyptiens. Le conteur de ces temps-là, comme le conteur moderne, s'attachait à développer ou développait d'ins- tinct des sentiments ou des caractères qui n'étaient, après tout, qu'une exception sur la masse de la nation. S'il fallait juger les Égyptiennes par le portrait qu'en tracent les roman- ciers, on serait porté à concevoir de leur chasteté une opinion assez triste. La fille de Rhampsinite ouvre sa chambre à tout venant et s'abandonne à qui la paie : c'est, si l'on veut, une victime de la raison d'État, mais une victime résignée (2). Tboubouî accueille Satni et se déclare prête à le recevoir dans son lit dès la première entrevue. Si elle parait incertaine au moment décisif et si elle retarde à plusieurs reprises l'heure de sa défaite, la pudeur n'est pour rien dans son hésitation ; il s'agit de faire acheter au plus cher ce qu'elle a l'intention de vendre et de ne livrer qu'après paiement du prix convenu (3). La vue de Bitiou, jeune et vigoureux, soulève dans le cœur de la femme d'Anoupou un désir irrésistible (4). L'épouse divine de Bitiou consent à trahir son mari en échange de quelques bijoux et à devenir la favorite du roi 5). Princesses, filles de la caste sacerdotale, paysannes, toutes se valent en matière de vertu. Je ne vois d'honnêtes qu'Ahouri (6), Mahîtouaskhît (7) et une étrangère, la fille du chef de Naharinna; encore l'em- ^1) Une slèle de la XVII I" dynastie nous a conservé le portrait d'un mer- cenaire asiatique, mort en Egypte et qui portait toute sa barbe (Spicgel- berg, dans la Zeilsclirift, t. XXXVI, p. 126-127). (2) Hérodote, II, cxxi; cfr. p. 184-185 de ce volume. (3) Voir p. 120-12o du présent volume. (4) Voir p. 5-G du présent vcihmie. (5) Voir p. 14 du présent volume. (G) Dans V Aventure de Satni-Khdmoîs, p. lOo sqq. du présent volume. (7) Dans VHistoire véridique de Satni-Khdmoîs, p. 132 sqq. du présent volume. INTRODUCTION XLIII portement avec lequel cette dernière se jette dans les bras de l'homme que le hasard a fait son mari donne-t-il fort à réflé- chir (l). Dans l'écrit d'un moraliste de profession, la satire des mœurs féminines n'a guère de valeur historique : c'est un lieu com- mun, dont le développement varie selon les époques ou selon les pays, mais dont le thème ne prouve rien contre une époque ou contre un pays déterminé. Que Ptahhotpou définisse la femme vicieuse un faisceau de toutes les méchancetés, un sac plein de toutes sortes de malices (2) ; qu'Ani, reprenant le même thème à trois mille ans d'intervalle, la décrive comme une eau profonde et dont nul ne connaît les détours (3), leur dire est sans importance : toutes les femmes de leur temps au- raient été vertueuses qu'ils leur auraient inventé des vices pour avoir le plaisir d'en tirer des effets de rhétorique. Mais les conteurs ne faisaient pas métier de prêcher la pudeur. Ils n'avaient aucun parti pris de satire contre les femmes, et ils les peignaient telles qu'elles étaient pour les contemporains, telles peut-être qu'eux-mêmes les avaient connues à l'user. Je doute qu'ils eussent jamais rencontré, au cours de leurs bonnes fortunes, une princesse du harem de Pharaon ; mais Tboubouî se promenait chaque jour dans les rues de Memphis, les hiéro- dules ne réservaient pas toutes leurs faveurs pour les princes du sang, la compagne de Bitiou n'était pas seule à aimer la pa- rure, et plus d'un beau-frère sans scrupule savait où trouver la femme d'Anoupou. Les mœurs étaient faciles en Egypte. Mûre d'une maturité précoce, l'Égyptienne vivait dans un monde où les lois et les coutumes semblaient conspirer à développer ses ardeurs natives. Enfant, elle jouait nue avec ses frères nus; femme, la mode lui laissait la gorge au vent et l'habillait d'é- toffes transparentes qui l'exposaient nue aux regards des hommes. A la ville, les servantes qui l'entouraient d'ordinaire et qui se pressaient autour de son mari ou de ses hôtes ne portaient pour vêtement qu'une étroite ceinture serrée sur la (1) Dans le Conte du l'rince Prédestiné, p. 169 sqq. du présent volume. ' (2) Dans le traité de morale du Papyrus Prisse, pi. X, 1. i-4. Gfr. Virey, Éludes sur le Papyrus Prisse, p. 6i-66. (3) Dans le dialogue iihiiosuphii[ue entre .Vni et son fils Kiionshotpou (Mariette, Papyrus de Boulaq, t. l,pl. XVI, 1. 13-17; Gfr. Chabas, L'Éyypto- logie, t. I, p. 6j sqq.). XLIV INTRODUCTION hanche ; à la campagne, les paysans de ses domaines mettaient pagne bas pour travailler. La religion et les cérémonies du culte attiraient son attention sur des formes obscènes de la divinité, et récriture elle-même étalait à ses regards des images impu- diques. Lorsqu'on lui parlait d'amour, elle n'avait pas, comme la jeune fille moderne, la rêverie de l'amour idéal, mais l'image nette et précise de l'amour physique. Rien d'étonnant, après cela, si la vue d'un homme robuste émeut la femme d'Anoupou au point de lui faire perdre toute retenue. Il suffisait à peu près qu'une Égyptienne conçût l'idée de l'adultère pour qu'elle cherchât à le consommer aussitôt ; mais y avait-il en Egypte plus de femmes qu'ailleurs à concevoir l'idée de l'adultère ? Les guides contèrent à Hérodote, et Hérodote nous conte à son tour avec la gravité de l'historien, qu'un certain Pharaon, devenu aveugle à cause de son impiété, avait été condamné par les dieux en belle humeur à ne recouvrer la vue... Hérodote est quelquefois scabreux à traduire. Bref, il s'agissait de trouver une femme qui n'eût jamais eu de commerce qu'avec son mari. La reine subit l'épreuve, puis les dames de la cour, puis celles de la ville, puis les provinciales, les campagnardes, les esclaves: rien n'y fît, le bon roi continuait de n'y voir goutte. Après bien des recherches, il découvrit la porteuse du remède et il l'épousa. Les autres ? H les enferma dans une ville et il les y brûla : les choses se passaient de la sorte en ce temps {i}. Ce fabliau, débité au coin d'un carrefour par un conteur des rues ou lu à loisir après boire, devait avoir le succès qu'une histoire gra- veleuse obtient toujours auprès des hommes ; mais chaque Égyp- tien pensait à part soi, tout en riant, qu'en pareille aventure sa ménagère aurait su le guérir et il ne pensait pas mal. Les contes grivois de Memphis ne disent rien de plus que les contes grivois des autres nations ; ils procèdent de ce fonds de rancune commune que l'homme a toujours conservé et partout contre la femme. Les bourgeoises égrillardes de notre moyen âge et les Egyptiennes impudiques des récits memphites n'ont rien à s'envier; mais ce que les conteurs nous disent d'elles ne prouve rien contre les mœurs féminines de leur temps. Ces restrictions faites, le ilienu des aventures est égyptien. Prenez le passage où Satni rencontre Tboubouî et lui déclare (1) Hérodote, II, cxi. INTRODUCTION XLV son désir. Les noms changés, nous avons la peinture exacte de ce qui se passait à Thèbes ou à Memphis en cas pareil : les préliminaires noués par le valet et la servante, le rendez-vous, le divertissement et le repas que la femme offre à son amant, le marchandage avant l'abandon final. Les amoureux des Mille et une A'uits n'agissent pas autrement; même l'inévitable cadi qu'on appelle toujours pour célébrer le mariage de la Zobéide avec l'Ahmed ou le Noureddin d'occasion est déjà an- noncé par le maître d'école qui rédige le contrat destiné à trans- férer sur Tboubouî les biens de Satni-Khàmoîs (1). Quant aux événements qui précipitent ou qui retardent le dénoùment, ils sont le plus souvent les incidents de la vie journalière en Egypte. IV Je dis tous les incidents sans exception, même les plus in- vraisiemblables, car il ne faut pas tomber dans l'erreur vulgaire de juger les conditions de la vie égyptienne par celles de la nôtre. On n'emploie pas communément chez nous comme res- sorts de romans, les apparitions de divinités, les songes, les transformations de l'homme en bête, les animaux parlants, les opérations magiques : ceux qui croient fermement aux miracles de ce genre les considèrent comme un accident des plus rares. II n'en allait pas de même en Egypte et ce que nous appelons le surnaturel y était journalier. Les songes y jouaient un rôle considérable dans la vie des souverains ou des particu- liers, soit qu'ils vinssent d'eux-mêmes par la volonté expresse d'undieu, soit qu'on les provoquât en allant passer la nuit etdor- mirdans certains temples (2). De même la croyance aux inter- signes était universelle, et ce n'était pas seulement dans le roman que le héros était prévenu de la mort de son frère par les bouillons d'un cruchon de bière ou par les dépôts de lie d'une bouteille de vin (3) : tant de gens avaient reçu de ces (1/ Voir p. 123 srfq. de ce volume. (2) Cfr. l'incubation de Mahitouaskhit et d'IIorus, le fils de Pnnishi, dans l'Histoire véridique de Satni, p. 132, 146-147, du présent volume. (3) C'est ce qui arrive au frère de Bitiou dans le Conte des deux Frères, p. 10, 14, du présent volume; cfr. p. 130, 133, un intersigne analogue dans VUistoire véridique de Satni Klifunois. XLVI INTRODUCTION avertissements mystérieux que personne ne s'avisait de crier à l'invraisemblance lorsqu'on les retrouvait dans le roman. La sorcellerie enfin avait sa place dans la vie courante, aussi bien que la guerre, le commerce, la littérature, les métiers qu'on exerçait, lesdivertissements qu'on prenait. Tout le monde n'avait pas vu les prodiges qu'elle opérait, mais tout le monde con- naissait quelqu'un qui les avait vus s'accomplir, en avait profité ou en avait souffert. La magie était donc une science, et d'un ordre très relevé. A bien considérer les choses, le prêtre était un magicien : les cérémonies qu'il célébrait, les prières qu'il récitait étaient autant d'arts magiques par lesquels il obligeait son dieu ou ses dieux à agir pour lui de telle ou telle manière, à lui accorder telle ou telle faveur en ce monde ou dans l'autre. Les prêtres porteurs du livre (khri-habi), qui possédaient les secrets de la divinité au ciel, sur la terre, dans l'enfer, pou- vaient exécuter tous les prodiges qu'on réclamait d'eux : Pha- raon en avait toujours plusieurs à côté de lui, qu'on nommait khrl-hahi en chef, ei qui étaient ses sorciers attitrés. Il les con- sultait, et quand ils lui avaient suscité quelque merveille nouvelle, il les comblait de présents et d'honneurs. L'un savait rattacher au tronc une tête fraîchement coupée, l'autre fabri- quait un crocodile qui dévorait ses ennemis, un troisième ou- vrait les eaux et les amoncelait à son gré (1). Les grands eux- mêmes, Satni-Khâmoîs et son frère, étaient initiés aux sciences surnaturelles et ils en déchiffraient les grimoires mystiques. Même Satni s'acquit un renom tel de supériorité en ce genre d'études qu'un cycle complet d'histoires se groupa autour de son nom(2). Unprincesorciern'inspireraitpluschez nous qu'une estime médiocre: en Egypte, la magie n'était pas incompatible avec la royauté, et les sorciers de Pharaon eurent souvent Pha- raon pour élève [li]. Parmi les personnages de nos contes, plusieurs sont donc des (1) Voir le conte iatitulc Khoufoiû et les Magiciens, p. 23 sqq. La Iradi- tion juive et arabe avait gardé le souvenir de ces magiciens puissants, comme le prouvent et l'histoire de Moïse, et la description que Makrizî, par exemple (Malan, A Short Story of the Copts and of tlieir Churc/i, p. 13-15), fait d'une réunion des sages égyptiens. (2) Voir les trois contes ou sommaires de contes relatifs à Satni et qui sont publiés aux p. 100-158 du présent volume. (3) Môme encore au temps de la Renaissance, un prince sorcier n'en était que plus estimé. On peul voir, par exemple, au Weisskunig, le jcime INTRODUGTIOxN XLYII sorciers amateurs ou de profession, Tboubouî (I), Nénofer- képhtali (2), Oubaou-anir et Zazamànoukhou(3), Didi (4), Séno- siris (5), Horou fils de la Négresse (6). Bitiou a enchante son cœur », se l'arrache de la poitrine sans cesser de vivre, se transforme successivement en bœuf et en arbre (7. Khâ- moîs et son frère ont appris, par aventure, l'existence d'un livre que le dieu Thot avait écrit de sa propre main et qui était pourvu de propriétés merveilleuses. Ce livre se composait de deux formules, sans plus, mais quelles formules! « Si turécites lapremière, tu charmeras le ciel, la terre, le monde « de la nuit, les montagnes, les eaux ; tu comprendras ce que « les oiseaux et les reptiles disent, tous tant qu'ils sont ; tu ver- « ras les poissons de l'abîme, car une force divine les fera « monter à la surface de l'eau. Si tu récites la seconde for- te mule, encore que tu sois dans la tombe, tu reprendras la « forme que tu avais sur la terre ; même tu verras le soleil se « levant au ciel et son cycle de dieux, la lune en la forme « qu'elle a quand elle paraît » (8). Satni-Kliàmoîs tenait à se procurer, outre l'inefTable douceur de voir à son gré le lever de la lune, la certitude de ne jamais perdre la forme qu'il avait sur terre : le désir qu'il a de s'emparer du livre merveilleux devient le principal ressort du roman. La science à laquelle il se livre est d'ailleurs exigeante et elle impose à ses fidèles la chasteté, l'abstinence et d'autres vertus qu'ils ne peuvent toujours pra- tiquer jusqu'au bout (9 . Et pourtant elle leur est si douce qu'ils Maximilien d'Autr che instruit par ses précepteurs ecclésiastiques aux secrets de la Magie Noire. (1 L'tiéroïne de la seconde partie de V Aventure de Safni-K/idmoîs, p. 120 sqq . du présent volume, 2) Voir, p. 107-108 du présent volume, ce que l'auteur de {'Aventure dit des études magiques de ce personnage. ,3) Leurs exploits sont racontés tout au long au début de la partie conservée du Conte de Khoufouî, p. 24-30. (4) Voir, p. 30 sqq. la description de ce personnage et des prodiges qu'il exécute. (5) Il est le héros de Vllisloire léridifjue, p. 130-loj du présent volume. 6, Celui-ci est un Éthiopien élevé au.\ sciences de l'Egypte par Ilorus, le fils de Panishi, et à cellesMu Soudan par sa mère Taahsit, la .Négresse ; 'fr. p. 143 sqq. du présent volume. (1) Cfr. p. 10, la, 16, du présent volume. (8) Cfr. p. 108, 113, du présent volume. ,9) Cfr. p. 120 note 2, et p. 12.j note 1, du présent volume. XLVIII INTRODUCTION s'y absorbent et qu'ils négligent pour elle toutes les occupations ordinaires de la vie : ils ne voient plus rien qu'elle, ils ne boi- vent plus, ils ne mangent plus, ils n'ont plus qu'une idée, lire leur grimoire et user sans relâche de la puissance qu'illeurpro- cure (1). Cet enivrement ne va pas sans danger : les dieux ou les morts auxquels le sorcier a ravi leurs talismans essaient de les recouvrer et tous les moyens leur sont bons. Ils rôdent sans cesse autour de lui et ils profitent de ses passions ou de ses faiblesses pour le réduire à leur discrétion : l'amour est leur grand auxiliaire et c'est par le moyen de la femme qu'ils réus- sissent le plus souvent à reconquérir leur trésor perdu (2). Et la puissance de l'art magique ne cessait pas avec la vie. Qu'il le voulût ou non, chaque Égyptien était, après sa mort, soumis aussi fatalement que pendant sa vie aux charmes et aux formules. On croyait, en effet, que l'existence de l'homme se rattachait par des liens nécessaires àcelle de l'univers etdes dieux. Les dieux n'avaient pas toujours marqué pour l'huma- nité cette indifférence dédaigneuse à laquelle ils semblaient se complaire depuis le temps de Menés. Ils étaient descendus jadis dans le monde récent encore de la création, ils s'étaient mêlés familièrement aux peuples nouveau-nés, et, prenant un corps de chair, ils s'étaient soumis aux passions et aux fai- blesses de la chair. On les avait vus s'aimer et se combattre, ré- gner et se succéder, triompher et succomber tour à tour. La jalousie, la colère, la haine avaient agité leurs âmes divines comme elles avaient fait de simples âmes humaines. Isis, veuve et délaissée, pleura de vraies larmes de femme sur son mari assassiné (3), et sa déité ne la sauva point des douleurs de l'en- fantement. Râ faillit périr de la piqûre d'un serpent (4) et il dé- truisit les premiers hommes dans un accès de fureur : il avait vieilli et par sa décrépitude il avait enduré toutes les misères de la seconde enfance, branlant de la tète et bavant comme un vieillard humain (5). Horus l'enfant conquitle trône d'Egypte les (1) Ainsi Satni-KJiâmois; cfr. p. 120, du présent volume. (2) Voir p. 120 sqq. la lutte de Nénoferképhtah et de Satni, et la victoire que Nénoferképhtah remporte par l'entremise de Tbouboui. (3) Le livre des Lamenlalions d'Isis et de Nephthys a été publié par M. de Horrack. (4) E. Lefébure, Vn Chapitre de la Chronique solaire, dans la Zeitschrift, 1883, p. 27-33. (5) E. Naville, La Destruction des hommes par les dieux, dans les Trans- I INTRODUCTION XLIX armes à la main (1). Plus tard, les dieux s'étaient retirés de la terre; autant jadis ils avaient aimé se montrer ici-bas, autant maintenant ils mettaient de soin à se dissimuler dans le mys- tère de leur éternité. Qui, parmi les vivants, pouvait se vanter d'avoir entrevu leur face? Et pourtant les incidents heureux ou funestes de leur vie cor- porelle décidaient encore à distance le bonheur ou le malheur de chaque génération, et, dans chaque génération, de chaque individu. Le 17 Âthyr d'une année si bien perdue dans les loin- tains du passé qu'on ne savait plus au juste combien de siècles s'étaient écoulés depuis, Sîtou avait attiré près de lui son frère Osiris et il l'avait tué en trahison au milieu d'un banquet (2). Chaque année, à pareil jour, la tragédie qui s'était jouée dans le palais terrestre du dieu semblait recommencer dans les pro- fondeurs du ciel. Comme au même instant de la mort d'Osiris, la puissance du bien s'amoindrissait, la souveraineté du mal prévalait partout ; la nature entière, abandonnée aux divinités de ténèbres, se retournait contre l'homme. Un dévot n'avait garde de rien entreprendre ce jour-là : quoi qu'il se fût avisé de faire, c'aurait échoué. S'il sortait au bord du fleuve, un croco- dile l'assaillait comme le crocodile envoyé par Sîtou avait assailli Osiris. S'il partait pour un voyage, il pouvait dire adieu pour jamais à sa famille et à sa maison : il était certain de ne plus revenir. Mieux valait s'enfermer chez soi, attendre, dans la crainte et dans l'inaction, que les heures de danger s'en fussent allées une aune, et que le soleil du jour suivant eût mis le mauvais en déroute. Le 9 Khoïak, Tliot avait rencontré Sîtou et il avait remporté sur lui une grande victoire. Le 9 Khoïak de chaque année, il y avait fête sur la terre parmi les hommes, fête dans le ciel parmi les dieux et sécurité de tout commencer (3). Les jours se succédaient fastes ou néfastes. actions of Ihe Society of Biblical Archseology, t. IV, p. 1-19, t. VIII, p. 412-420. (1) E. Naville, Le Mythe d'Horus, in-folio, Genève, 1870 ; Brugsch, Die Sageder Geflugelten Sonne, in-4'', 1871, Gôttingen. (2) De Iside et Osiride, c. 13 (édit. Parthey, p. 21-23). La confirmation du texte de Plutarque se trouve dans plusieurs passages des textes ma- giques ou religieux {Papyrus magique Marris, édition Chabas, pi. IX, 1. 2 sqq. etc.). (3) Papyrus Sallier IV, pi. X, I. 8-10. d L INTRODUCTION selon révénemenl qu'ils avaient vu s'accomplir au temps des dynasties divines. « Le 4 Tybi. — Bon, bon, bon (1). — Quoi que tu voies en ce jour, c'est pour toi d'heureux présage. Qui nait ce jour-là meurt le plus âgé de tous les gens de sa maison ; il aura longue vie succédant à son père. « Le 5 Tybi. — Mauvais, mauvais, mauvais. — C'est le jour où furent brûlés les chefs par la déesse Sokhît qui réside dans la demeure blanche, lorsqu'ils sévirent, se transformèrent, vinrent (2) : gâteaux d'offrandes pour Shou, Phtah, Thot; encens sur le feu pour Rà et les dieux de sa suite, pour Phtah, Thot, Hou-Saou, en ce jour. Quoi que tu voies en ce jour, ce sera heureux (3j. « Le 7 Tybi. — Mauvais, mauvais, mauvais. — Ne t'unis pas aux femmes devant l'œil d'Horus (4). Le feu qui brûle dans ta maison, garde toi de t'exposer à son atteinte funeste. « Le 8 Tybi. — Bon, bon, bon. — Quoi que tu voies en ce jour, de ton œil, le cycle divin t'exauce. Consolidation des débris (5). (i) Les Égyptiens divisaient les douze heures du jour, depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher, en trois sections, ou, comme ils disaient, en trois saisons {tori] de quatre heures chacune. Les trois épithètes qu'on trouve après chaque date au Calendrier Sallier s'appliquent cha- cune à une des sections. Le plus souvent, le présage valait pour le jour entier: alors on trouve la note, bon, bon, bon; hostile, hostile, hostile. Mais il pouvait arriver que, l'une des sections étant funeste, les deux autres fussent favorables. On rencontre alors la notation, bon, bon, hos- tile, ou une notation analogue répondant à la qualité des présages observés. On remarquera qu'il n'est pas question dans ce curieux ouvrage de pronostics relatifs aux heures de la nuit. Le fait s'explique de soi dès qu'on prend connaissance des superstitions analogues qui ont existé ou qui existent encore chez d'autres peuples anciens ou modernes. Chez tous, la nuit entière est mauvaise; c'est le temps où les esprits, les morts, les démons de toute nature à formes humaines et animales, obtiennent la plénitude de leur pouvoir et, n'ayant pas à craindre la lumière, sortent de leurs retraites. Il n'y a donc pas lieu d'indiciuer pour la nuit les mêmes divisions que pour le jour. (2) Je ne saurais dire à quel épisode des guerres osiriennes ce passage fait allusion. (3) Pap. Sullier IV, pi. 13, 1. 6-7. (4; Ici le Soleil. (ii) Le dernier membre de phrase se rapporte à la reconstruction paj. Isis du corps mutilé d'Osiris. La légende voulait, en effet, quOsiris, mis en pièces par Sitou, recueilli lambeau à lambeau puis placé sur un lit funéraire par Isis etNephthys, se fût reconstitué un moment et eût engendré Horus. INTRODUCTION LI « Le 0 Tybi. — Bon, bon, bon. — Les dieux acclament la déesse du midi en ce jour. Présenter des gâteaux de fête et des pains frais qui réjouissent le cœur des dieux et des mânes. « Le 10 Tybi. — Mauvais, mauvais, mauvais. — Ne fais pas un feu de joncs ce jour-là. Ce jour-là, le feu sortit du dieu Sop-ho dans le Delta, en ce jour (1). « Le 14 Tybi. — Mauvais, mauvais, mauvais. — N'approche pas de la flamme en ce jour : Râ, v. s. f., l'a dirigée pour anéantir tous ses ennemis, et quiconque en approche en ce jour, il ne se porte plus bien tout le temps de sa vie ». Tel officier de haut rang qui, le 13 de Tybi, affrontait la dent d'un lion en toute assurance et fierté de courage, ou en- trait dans la mêlée sans redouter la morsure des flèches syriennes (2), le 12, s'effrayait à la vue d'un rat et, tremblant, détournait les yeux (3). Chaque jour avait ses influences, et les influences accumu- lées formaient le destin. Le destin naissait avec l'homme, gran- dissait avec lui, le guidait à travers sa jeunesse et son âge mûr, jetait, pour ainsi dire, sa vie entière dans le moule immuable que les actions des dieux avaient préparé dès le commence- ment des temps. Les Pharaons étaient soumis audestin, soumis aussi les chefs des nations étrangères (4). Le destin suivait son homme jusqu'après la mort; il assistait avec la fortune au juge- ment de l'âme (5), soit pour rendre au jury infernal le compte exact des vertus ou des crimes, soit afin de préparer les condi- tions d'une vie nouvelle. Les traits sous lesquels on se le figu- rait n'avaient rien de hideux. Cétait une déesse, Hàthor, ou mieux sept jeunes et belles déesses (G), des Ilâthors à la face (1) Je ne sais pas quel est le dieu Sop-ho, ni à quel propos il mit le Delta en feu. (2) C'était en effet un jour heureu.x {Pap. Sallier IV, pi. XIV, 1. 4). (3^ On trouve, en eOct, pour le 12 Tybi, la note suivante {Pap. Sallier IV, pi. XIV, 1. 3) : « Le 12 Tybi. — Mauvais, mauvais, mauvais. — Tâche de ne voir aucun rat; ne t'en apftroche pas dans ta maison ». (4) Il est dit d un des princes de Khàti que « sa destinée » lui donna son frère pour successeur [Traité de Rutnsès II avec le prince de K/idli, 1. 10-11). (o) Voir le tableau du jugement de l'âme au chap. 125du Livredes Morts. (G) C'est le chiffre donné par le Conte des deux Frères (pi. IX, 1. 8; cfr p. 12 du présent volume^. Dans d'autres documents, au Conte du Prince prédestiné par exemple (cfr. p. 1G9 du présent volume), le nombre n'en est pas limité. LU INTRODUCTION rosée et aux oreilles de génisse, toujours gracieuses, toujours souriantes, qu'il s'agît d'annoncer le bonheur ou de prédire la misère. Comme les fées marraines du moyen âge, elles se pres- saient autour du lit des accouchées et elles attendaient la venue de l'enfant pour l'enrichir ou le ruiner de leurs dons. Les sculptures des temples à Louxor (1), à Erment (2), à Déir el liaharî (3), nous les montrent qui jouent le rôle de sages- femmes auprès de Moutemoua, femme de Thoutmôsis IV, de la reine Ahmasi et de la fameuse Cléopâtre. Les unes soutien- nent tendrement la jeune mère et elles la fortifient par leurs incantations ; les autres reçoivent le nouveau-né, se le passent de main en main, lui prodiguent les premiers soins, lui pré- sagent à l'envi toutes les félicités. Les romans les mettent en scène plusieurs fois. Khnoumou ayant fabriqué une femme à Bitiou, les sept Ilâthors la viennent voir, l'examinent un mo- ment et s'écrient d'une seule voix : « Qu'elle périsse par le glaive (4) I » Elles apparaissent au berceau du Prince prédestiné et elles annoncent qu'il sera tué par le serpent, par le croco- dile ou parle chien (o). Dans le conte de Khoufoul el des Magi- ciens, quatre d'entre elles, Isis, Nephthys, Maskhonît et Hiqît, assistées du dieu Khnoumou, se rendent, déguisées en aimées, auprès de la femme du prêtre de Rà pour la délivrer des trois enfants qui s'agitent dans son sein ; leurs opérations sont décrites avec tant de netteté que le récit en pourrait servir de texte aux tableaux de Louxor, d'Erment et de Déir el Bahari. Le seul point par lequel elles diffèrent de nos fées-marraines, c'est une passion désordonnée pour le calembour : les noms qu'elles composent pour leurs filleuls sont de véritables jeux de mots, difficiles à comprendre pour un moderne, plus difficiles à traduire (6). C'est un manque de goût dont elles ne sont pas seules à faire preuve : l'Orient tout entier a toujours été en- traîné par un penchant irrésistible vers ce genre d'esprit, et (1) Champollion, Monuments de VÉfjijplc et de la \ubie, pi. GGCXL- CGCXLl. Le texte reproduit par Champollion n'indique aucun nom do déesse ; les Hàthors représentées avec la reine sur le lit d'accouchement sont au nombre de neuf. (2) Champollion, Monuments de l'Egypte et de la Nubie, pi. CXLV, 1. 12. (3) Navillc, Déir el Bahati, t. 11. pi. xlii-li. {4J Papyrus d'Orbiney, pi. IX, 1. 5; cfr. p. 1:2 du présent volume. (5) Cfr. p. 169 du présent volume. (6) Cfr. p. 36-39 du présent volume. INTRODUCTION LUI l'Arabie ou la Judée n'ont rien à envier à l'Egypte en matière d'étymologies baroques pour les noms de leurs saints ou de leurs héros. Voir les Hàthors et les entendre au moment même où elles rendaient leurs arrêts était faveur réservée aux grands de ce monde : les gens du commun n'étaient pas d'ordinaire dans leur confidence. Ils savaient seulement, par l'expérience de nombreuses générations, qu'elles départaient certaines morts aux hommes qui naissaient à de certains jours. « Le 4 Paophi. — Hostile, bon, bon. — Ne sors aucunement de ta maison en ce jour. Quiconque naît en ce jour meurt de la contagion en ce jour. « Le 5 Paophi. — Mauvais, mauvais, mauvais. — Ne sors aucunement de ta maison en ce jour; ne t'approche pas des femmes; c'est le jour d'offrir offrande de choses par devant le Dieu, et Montou (1) repose en ce jour. Quiconque naît en ce jour, il mourra de l'amour. « Le 6 Paophi. — Bon, bon, bon. — Jour heureux dans le ciel; les dieux reposent par devant le Dieu, et le cycle divin accomplit les rites par devant (2)... Quiconque naît ce jour-là mourra d'ivresse. « Le 7 Paophi. — Mauvais, mauvais, mauvais. — Ne fais absolument rien en ce jour. Quiconque naît ce jour-là mourra sur la pierre (3). « Le 9 Paophi. — Allégresse des dieux, les hommes sont en fête, car l'ennemi de Râ est à bas. Quiconque naît ce jour-là mourra de vieillesse. « Le 23 Paophi. — Bon, bon, mauvais. — Quiconque naît ce jour-là meurt par le crocodile. « Le 27 Paophi. — Hostile, hostile, hostile, — Ne sors pas ce jour-là; ne t'adonne à aucun travail manuel : Râ repose. Quiconque naît ce jour-là meurt par le serpent. « Le 29 Paophi. — Bon, bon, bon. Quiconque naît ce jour-là mourra dans la vénération de tous ses gens ». Tous les mois n'étaient pas également favorables à cette (1) Montou, dieu de Thèbcs et d'IIermonthis, est un des dieux belli- 'lueux par excellence. (2) .Man([ue ici le nom d'une divinité. (3) Peut-être : < Quiconque naîtra ce jour-là mourra sw/- la terre élran gère. » LIV INTRODUCTION sorte de présage. A naître en Paophi, on avait huit chances sur trente de connaître, par le jour de la naissance, le genre de la mort. Athyr, qui suit immédiatement Paophi, ne renfermait que trois jours fatidiques (1). L'Égyptien né le 9 ou le 29 de Paophi n'avait donc qu'à se laisser vivre : son bonheur ne pou- vait plus lui manquer. L'Égyptien né le 7 ou le 27 du même mois n'avait pas raison de s'inquiéter outre mesure. La façon de sa mort était désormais fixée, non l'instant de sa mort : il était condamné, mais il avait la liberté de retarder le supplice presque à volonté. Était-il, comme le Prince prédestiné, menacé de la dent d'un crocodile ou d'un serpent, s'il n'y prenait point garde, ou si, dans son enfance, ses parents n'y prenaient point garde pour lui, il ne languissait pas longtemps sur cette terre; le premier crocodile ou le premier serpent venu exécutait la sentence. Mais il pouvait s'armer de précautions contre son destin, se tenir éloigné des canaux et du fleuve, ne s'embar- quer jamais à de certains jours où les crocodiles étaient maîtres de l'eau (2), et, le reste du temps, faire éclairer sa navigation par des serviteurs habiles à écarter le danger au moyen de sorti- lèges (3). On pensait qu'au moindre contact d'une plume d'ibis, le crocodile le plus agile et le mieux endenté devenait immo- bile et inoffensif (4). Je ne m'y fierais point ; mais l'Égyptien, qui croyait aux vertus secrètes des choses, rien ne Fempêchait d'avoir toujours sous la main quelque plume d"ibis et d'ima- giner qu'il était garanti. Auxprécautions humaines on ne se faisait pas faute de joindre des précautions divines, les incantations, les amulettes, les céré- (1) Le 14, le 20, le 23. Quiconque naît le U mourra par latleinte d'une arme tranchante [Pap. Sallier IV, p. 8, 1. 3). Quiconque naît le 20 mourra de la contagion annuelle (W., p. 8, 1. 9V Quiconque naît le 23 mourra sur le fleuve (ht., p. 9, 1. 12). (2) A la date du 22 Paophi, le Papi/rus Sallier IV enregistre la mention suivante : « Ne te lave dans aucune eau ce jour-là ; quiconque navigue sur le fleuve, c'est le jour d'être mis en pièces par la langue de Sovkou (le crocodile) ». (3; Voir plus bas, p. 232-233, ce qui est dit des conjurations que les ber- gers employaientpour empêcher les crocodiles d'attaquer leurs troupeaux : ce qui servait aux bêles ne servait pas moins aux hommes, et les charmes du Papyrus ma'jiqiie Ilarris étaient utiles aux uns comme aux autres. (i) Ilorapollon, lliéiocjlyphiques, II, lxxxi, édit. Leemans.p. 94-95. L'hié- roglyphe dont il est question dans le texte de l'auteur grec est fréquent aux l)asses époques. INTRODUCTION LV monies du rituel magique. Les hymnes religieux avaient beau répéter en grandes strophes sonores qu' « on ne taille point le dieu dans la pierre — ni dans les statues sur lesquelles on pose la double couronne ; on ne le voit pas ; — nul service, nulle offrande n'arrive jusqu'à lui ; — on ne peut l'attirer dans les cérémonies mystérieuses ; on ne sait pas le lieu où il est ; — on ne le trouve point par la force des livres sacrés (1) ». C'était vrai des dieux considérés chacun comme un être idéal, parfait, absolu; — mais en l'ordinaire de la vie on songeait peu à ces dieux philosophiques. Rà, Osiris, Shou, Amon, n'étaient pas inaccessibles ; ils avaient gardé de leur passage sur la terre une sorte de faiblesse et d'imperfection qui les ramenait sans cesse à la terre. On les taillait dans la pierre, on les touchait par des services et par des offrandes, on les attirait dans les sanc- tuaires et dans les châsses peintes. Si le passé de leur vie mor- telle influait sur la condition des hommes, l'homme influait à son tour sur le présent de leur vie divine. Il y avait des mots qui, prononcés avec une certaine intonation, pénétraient jus- qu'au fond de l'abîme, des formules dont le son agissait comme une force irrésistible sur les intelligences surnaturelles, des amulettes où la consécration magique savait enfermer efficace- ment quelque chose de la toute-puissance céleste. Par leur vertu, l'homme mettait la main sur les dieux ; il enrôlait Anubis à son service, ou Thot, ou Bastît, ou Sitou lui-même, il les lançait et il les rappelait, il les forçait à travailler et à com- battre pour lui. Ce pouvoir formidable qu'ils croyaient pos- séder, quelques-uns l'employaient à l'avancement de leur for- tune et à la satisfaction de leurs rancunes ou de leurs passions mauvaises. Ce n'était pas seulement dans le roman qu'Horus, fils de la négresse, s'armait de ses grimoires afin de persécuter un Pharaon et d'humilier l'Egypte devant l'Ethiopie (2) : on avait vu réellement, lors d'une conspiration ourdie contre Ramsès III, des conspirateurs se servir de livres d'incantations pour arriver jusqu'au harem de Pharaon (.*]). La loi punissait de mort ceux qui abusaient de la sorte, mais leur crime ne lui cachait point les services de leurs confrères moins méchants ; (1) Pap. Sallier II, p. 12, 1. 6-8, et Pap. Anaslasi VU, p. 9, 1. 13. (2) Voir p. 142 sqq. de ce volume, l'Histoire véridique de Satni-Khâmoîs. (31 Chabas, Papijrus magique Harris, p. 170-174; Dévéria, Le Pap>jrus judiciaire de Turin, p. 124-137. LVI INTRODUCTION elle protégeait ceux qui exerçaient par leurs charmes une action inoffensive ou bienfaisante. Désormais, l'homme menacé par le sort n'était plus seul à veiller ; les dieux veillaient avec lui et ils suppléaient à ses défaillances par leur vigilance infaillible. Prenez un amulette qui représente « une image d'Amon à quatre têtes de bélier, peinte sur argile, foulant un crocodile aux pieds, et huit dieux qui l'adorent placés à sa droite et à sa gauche (1) ». Prononcez sur lui l'adjuration que voici : « Arrière, crocodile, fils de Sîtou ! — Ne vogue pas avec ta queue ; — ne saisis pas de tes deux bras; — n'ouvre pas ta bouche! — Devienne l'eau une nappe de feu devant toi ! — Le charme des trente-sept dieux est dans ton œil ; — tu es lié au grand croc de Râ; — tu es lié aux quatre piliers en bronze du midi, — à l'avant de la barque de Râ. — Arrête, crocodile, fils de Sîtou! — protège-moi, Amon, mari de ta mère! » Le passage est obscur? Il fallait bien qu'il le fût pour être efficace. Les dieux comprennent ce qu'on leur dit à demi-mot : des allusions aux événements de leur vie par lesquels on les conjure suffisent à les toucher sans qu'on ait besoin de les leur rappeler par le menu. Fussiez- vous né le 22 ou le 23 de Paophi, Amon était tenu de vous garder contre le crocodile et contre les périls de l'eau. D'autres grimoires et d'autres amulettes préservaient du feu, des scor- pions, de la maladie (2) ; sous quelque forme que le destin se déguisât, il rencontrait un dieu suscité pour la défense. Sans doute, rien qu'on fit ne changeait son arrêt, et les dieux eux- mêmes étaient sans pouvoir sur l'issue de la lutte. Le jour finissait par se lever où précautions, magie, protections divines, tout manquait à la fois; le destin était le plus fort. Au moins, l'homme avait-il réussi à durer, peut-être jusqu'à la vieillesse, peut-être jusqu'à cet âge de cent dix ans, limite extrême de la vie, que les sages égyptiens espéraient parfois atteindre, et que nul mortel né de mère mortelle ne devait dépasser (3). (1) Papyrus magique Havris, pi. VI, 1. 8-9. (2) Le Papyrus I 348 de Leyde, publié par Pleyte {Éludes e'gyptologiques, t. 1, Leyde, 1866), est un recueil de formules dirigées contre diverses maladies. (3) Sur l'âge de cent dix ans, voir le curieux mémoire de Goodwin dans Chabas, Mélanges égyplologiques, 2« série, p. 231-237. INTRODUCTION LVII Après la mort, la magie accompagnait l'homme au-delà de la tombe et elle continuait à le régenter. Notre terre, telle que l'imaginaient la foi aveugle du peuple et la science supersti- tieuse des prêtres, était comme un théâtre divisé en deux par- ties. Dans l'une, l'Egypte des vivants s'étale en pleine lumière, le vent du nord souffle son haleine délicieuse, le Nil roule à flots, la riche terre noire, sans cesse abreuvée, produit des moissons de fleurs, de céréales et de fruits : Pharaon, fils du Soleil, seigneur des diadèmes, maître des deux pays, trùne à Memphis ou à Thèbes, tandis que ses généraux remportent au loin des victoires et que les sculpteurs se fatiguent à tailler dans le granit les monuments de sa piété. C'est là, dans son royaume ou dans les pays étrangers qui dépendent de lui, que l'action de la plupart des contes se déroule. Celle des romans de Satni se poursuit en partie dans la seconde division de notre univers, la région des tombeaux et de la nuit. Les eaux éter- nelles, après avoir couru, pendant le jour, le long des remparts du monde, de l'orient au sud et du sud à l'occident, arrivaient, chaque soir, à la Bouche de la Fente (1) et s'engouff'raient dans les montagnes qui bornent la terre vers le nord, entraînant avec elles la barque du soleil et son cortège de dieux lumi- neux (2). Pendant douze heures, la compagnie divine parcou- rait de longs corridors sombres, où des génies, les uns hos- tiles, les autres bienveillants, tantôt s'eft'orçaient de l'arrêter, tantôt l'aidaient à vaincre les dangers du voyage. D'espace en espace, une porte, défendue par un serpent gigantesque, s'ou- (!■ Le lio Perjail, onRo Pegarll, était situé dans le Ouou Pegaîl, ou Ouou Peganl, situé lui-même à roccident d'Abydos, par derrière la partie de la nécropole thinite que les Arabes d'aujourd'hui appellent Om el-Gaàb. Le nom signifie littéralement Bouche de la fente, et désigne la fente, la fissure, par laquelle le soleil pénétrait dans le monde de la nuit. (2) La description de la course du soleil nocturne so trouve dans le Livre de savoir ce qu'il y a dans Vhémisplière inférieur, dont le texte, con- servé sur des papjTus, sur des sarcophages et sur les parois de quelques tombeaux, peut être rétabli presque en entier dès aujourd'hui. Il donne, heure par heure, avec figures explicatives, les épisodes de la marche du soleil, le nom des salles parcourues, des génies et des dieux rencontrés, la peinture du supplice des damnés et les discours des personnages mys- tiques qui accueillent le soleil. On en trouvera la traduction complète et l'interprétation dans le mémoire de Maspero, sur Les Hypogées royaux de Thèbes, qui est reproduit au tome II des Mélanges de Mythologie et d'Ar- chéologie Egyptienne, p. 1-181. LVIII INTRODUCTION vrait devant elle et lui livrait l'accès d'une salle immense, remplie de flamme et de fumée, de monstres aux formes hi- deuses et de bourreaux qui torturaient les damnés; puis les couloirs recommençaient, étroits et obscurs, et la course à l'aveugle au milieu des ténèbres, et les luttes contre les génies malfaisants, et l'accueil joyeux des dieux propices. Au matin, le soleil avait atteint l'extrême limite de la contrée ténébreuse et sortait de la montagne à l'orient pour éclairer un nouveau jour (1). Il arrivait parfois aux vivants de pénétrer par la vertu de la magie dans ces régions mystérieuses et d'en ressortir sains et saufs : le Pharaon Rhampsinite en avait remporté les dons de la déesse Nouît (2) et Satni guidé par son fils Sénosiris y avait assisté au jugement des âmes (3). C'était l'ex- ception : pour les affronter selon la règle, il fallait avoir subi l'épreuve de la mort et être descendu au tombeau. Le tombeau des rois, des princes, des riches particuliers, était souvent construit à l'image du monde infernal. Il avait, lui aussi, son puits, par oii le mort se glissait dans le caveau funéraire; ses couloirs enfoncés bien avant dans la roche vive, ses grandes salles aux piliers bariolés, à la voùle arrondie (4), dont les parois portaient, en peinture, les démons et les dieux de l'enfer (5). Tous les habitants de ces « maisons éternel- les » (6) revêtaient, dans sa splendeur bizarre, la livrée de la mort égyptienne, le maillot de bandelettes fines, les carton- nages coloriés et dorés, le masque aux grands yeux d'émail toujours ouverts : gardez de croire qu'ils étaient tous morts. On peut dire, d'une manière générale, que les Égyptiens ne mouraient pas au sens où nous mourons. Le souffle de vie, dont leurs tissus s'étaient imprégnés au moment de la nais- sance, ne disparaissait pas soudain avec les derniers battements du cœur : il persistait jusqu'à la complète décomposition. Combien obscure et inconsciente que fût cette vie du cadavre, il fallait éviter de la laisser éteindre. Les procédés de la momi- fication fixaient la forme et la pétrifiaient, pour ainsi dire ; (1) Au pays de Boqaît, « raccouchement «. (•2) Hérodote, II, cxxii ; cfr. p. 181 de ce volume. (3) Voir le second conte de Satni, pp. 134-138 de ce volume. (4) Ce ((ue les textes appellent Rlil (Kerîrt), des fours, des salles à voûte arrondie. (5) Ainsi le tombeau de Sétoui I, de Ménéphtah, de Ramsès IV et V. (6) Gest l'expression consacrée dès le temps des premières dj-nasties. INTRODUCTION LIX ceux de la magie et de la religion y maintenaient une sorte d'humanité latente, toujours susceptible de se développer un jour et de se manifester. Aussi, l'embaumeur était- il un magi- cien et un prêtre en même temps qu'un chirurgien. Tout en macérant les chairs et en roulant les bandelettes, il récitait des oraisons, il accomplissait des rites mystérieux, il consacrait des amulettes souverains. Chaque membre recevait de lui, tour à tour, l'huile qui le rend incorruptible et les prières qui y alimentent le ferment de la vie (1). Un disque de carton doré, chargé de légendes mystiques et placé sous la tète, y entrete- nait un restant de chaleur animale (2). Le scarabée de pierre, cerclé d'or, collé sur la poitrine à la naissance du cou, rempla- çait le cœur et en gardait la place intacte (3). Des brins d'herbe, des fleurs sèches, des rouleaux de papyrus, de mignonnes figurines en terre émaillée perdues dans l'épaisseur des ban- dages, des bracelets, des anneaux, des plaques constellées d'hiéroglyphes, les mille petits objets qui encombrent aujour- d'hui les vitrines de nos musées, couvraient et protégeaient le tronc, les bras et les jambes, comme les pièces d'une armure magique. L'âme, de son côté, ne s'aventurait pas sans défense dans la vie d'outre-tombe. Les chapitres du Livre des Morts et des autres écrits théologiques, dont on déposait un exemplaire dans chaque cercueil^, étaient pour elle autant de cliarmes qui lui ouvraient les chemins des sphères infernales et qui en écartaient les dangers. Si, au temps qu'elle était encore dans la chair, elle avait eu soin de les apprendre par avance, il n'en valait que mieux. Si la pauvreté, l'ignorance, la paresse, l'im- puissance à croire ou quelque autre raison l'avaient empêchée de recevoir l'instruction nécessaire à sa sûreté, même ai)rès la mort un parent ou un ami charitable pouvait lui ser^'ir d'ins- tructeur. C'en était assez de réciter chaque prière auprès de la momie ou sur les amulettes pour que la connaissance en passât, par je ne sais quelle subtile opération, à l'âme désin- carnée. (1) Cfr. le Uituel de V embaumement dans Maspero, Mémoire sur quel- ques papyrus du Louvre, p. li sqq (2) C'est ce qu'on nomme l'hypocéphale. Le Livre sacré des Mormons est l'hypocéphale d'une momie égyptienne, transportée en Amérique et achetée par le prophète Joseph Smith. (3) Livre des Morts, chap. xxx, lxxii. LX INTRODUCTION C'était le sort commun : quelques-uns y échappaient par prestige et art magique et même ils réussissaient à revivre. Le sorcier Horus, le fils de Panishi, apprenant que TÉgypte est me- nacée par les sortilèges d'une peste d'Éthiopien, se réincarne dans le sein de la princesse Mahîtouaskhît, et renaît au monde sous le nom de Sénosiris, comme fils de Satni-Khâmoîs. Il con- serve dans sa seconde existence terrestre l'acquis et la conscience de la première, et il ne rentre dans l'Hadès qu'après avoir ac- compli victorieusement la tâche patriotique qu'il s'était impo- sée (1). D'autre part, les personnages que Satni trouva réunis dans la tombe de Nénoferképhtah n'ont du mort que le costume et l'apparence. Ce sont des momies si l'on veut ; le sang ne coule plus dans leurs veines, leurs membres ont été roidis par l'em- maillotement funéraire, leurs chairs sont saturées et durcies des parfums de l'embaumement, leur crâne est vide. Pourtant ils pensent, ils parlent, ils se meuvent, ils agissent comme s'ils vivaient, je suis presque tenté de dire qu'ils vivent : le livre de Thot est en eux et les porte. Madame de Sévigné écrivait d'un traité de M. Nicole « qu'elle voudrait bien en faire un bouillon « et l'avaler ». Nénoferképhtah avait copié les formules du livre magique sur du papyrus vierge, il les avait dissoutes dans de l'eau, puis il avait avalé le breuvage sans sourciller (2). Le voilà désormais indestructible. La mort, en le frappant, peut changer les conditions de son existence : elle n'atteint pas son existence même. Il mande dans sa tombe les doubles de sa femme et de son fils, il leur infuse les vertus du livre et il reprend avec eux la vie de famille un instant interrompue par les formalités de l'embaumement. Il peut entrer et sortir à son gré, reparaître au jour, revêtir toutes les formes qu'il lui con- vient revêtir, entrer en communication avec les vivants. Il n'use pas souvent de son pouvoir, mais quand Satni l'a dé- pouillé, il se manifeste à lui sous la figure d'un roi, puis d'un vieillard, et il l'oblige à restituer le précieux manuscrit. II (1) Voirie second conte de Satni, pp. i3n-lo5, de ce volume. (2) Aujourd'hui encore, un moyen empluj'é en Égj'pte pour se débar- rasser d'une maladie consiste à écrire certains versets du Coran à l'inté- rieur d'un bol de terre cuite, ou sur des morceaux de papier, à verser de l'eau et à l'agiter jusqu'à ce que l'écriture ait été complctement diluée : le patient boit avec l'eau les propriétés bienfaisantes des mots dissous (Lane, Modem Egyplians, London, 1837, t. I, p. 347-348). INTRODUCTION LXI pourrait au besoin tirer vengeance de l'imprudent qui a violé le secret de sa tombe, mais il se borne à le faire servir à l'ac- complissement de celui de ses désirs qu'un vivant seul peut exaucer : il le contraint de ramener à Memphis les momies d'Ahouri et de Maihèt qui étaient en exil à Coptos et de réunir en un seul tombeau ceux que la colère de Thot avaient tenus séparés jusqu'alors. Voilà qui est égyptien et rien qu'égyptien. Si la conception originelle est étrangère, il faut avouer que l'Egypte se Test appropriée au point de la rendre entièrement sienne. 0n a signalé ailleurs des familles de spectres, des assemblées de morts : un parlement de momies n'est possible que dans les hypogées de la vallée du Nil. Après cela, l'apparition d'un re- venant dans un fragment malheureusement trop court du Musée de Florence n'étonnera personne (1). Ce revenant ou, pour l'appeler par son nom égyptien, ce khou, ce lumineux, fidèle à l'habitude de ses congénères, racontait son histoire, comme quoi il était né sous le roi Ràhotpou de la XVll' dynas- tie, et quelle vie il avait menée. Ses auditeurs n'avaient point l'air étonnés de le rencontrer si loquace : ils savaient que le temps viendrait bientôt pour eux où ils seraient ce qu'il était, et ils comprenaient quelle joie ce devait être pour un pauvre esprit réduit depuis des siècles à la conversation des esprits, de pouvoir causer enfin avec des vivants. C'en est assez pour montrer avec quelle fidélité certains récits populaires dépeignent les mœurs et les croyances de l'Égyptien en Egypte : il est curieux de retrouver dans d'autres contes les impressions de l'Égyptien en voyage. Je sais que j'étonnerai bien des gens en avançant que, tout considéré, les Égyptiens étaient plutôt un peuple voyageur. On s'est en effet habitué à les représenter comme des gens casaniers, routi- niers, entichés de la supériorité de leur race au point de ne (1) Publié par Golénischell dans le Recueil de Travaux relatifs à l'Ar- chéologie égyptienne et assyrienne, 1881, t. III, p. 1 sqq.; cfr, p. 247-248 du présent volume. LXII INTRODUCTION vouloir rendre visite à aucune autre, amoureux de leur pays à n'en sortir que par force. Le fait était peut-être vrai à l'époque gréco-romaine, bien que la présence des prêtres errants, des nécromants, des jongleurs, des matelots égyptiens, en diffé- rents points de l'Empire des Césars et jusqu'au fond de la Grande-Bretagne, prouve qu'une partie au moins de la popu- lation n'éprouvait aucune répugnance à s'expatrier, quand elle trouvait profit à le faire. Mais ce qui était peut-être vrai de l'Egypte vieillie et dégénérée l'était-il également de l'Egypte pharaonique ? Les armées des Pharaons guerriers traînaient nécessairement derrière elles des employés, des marchands, des brocanteurs, des gens de toute sorte : les campagnes se renouvelant presque chaque année, c'étaient presque chaque année des milliers d'Égyptiens qui quittaient la vallée à la suite des conquérants et qui y rentraient l'expédition terminée (1). Grâce à ces sor- ties périodiques, l'idée du voyage entra si familière dans l'es- prit de la nation, que les scribes n'hésitèrent pas à la prenilre pour thème de leurs exercices de style. L'un d'eux a consacré vingt pages de belle écriture à tracer l'itinéraire assez exact d'une course à travers les provinces syriennes de l'empire (2). Les incidents habituels y sont indiqués brièvement : le héros y affronte des forêts peuplées d'animaux sauvages et de bandits, des routes mal entretenues, des peuplades hostiles, des régions de montagnes oîi son char se brise. La plupart des villes qu'il traverse ne sont qu'énumérées dans leur ordre géogra- phique, mais quelques détails pittoresques interrompent la monotonie du dénombrement cà et là : c'est la Tyr insu- laire avec ses poissons plus nombreux que les grains de sable de la mer et ses bateaux qui lui apportent l'eau du rivage ; c'est Byblos et sa grande déesse, Joppé et ses vergers fréquents en séductions amoureuses. « Je te ferai « connaître le chemin qui passe par Magidi, car, toi, tu es un (,1) Dès la Xll" dynastie, on trouve des allusions aux dangers des voyages lointains (Maspero, Du genre épistolaire, p. 59-60). (2) Le texte se trouve dans le Papyrus Atm^lasi «» JV, pi. XYllI, 1. ;!, pi. XXVUI, 1. 0. Il a été analysé par Hincks, puis traduit et commenté par Cliabas, Le Voijaf/e d'un Ef/ijplien, Paris, Maisonneuve, in-4°, 1806. Chabas a cru que le voj'age avait été entrepris véritablement; H. Brugsch a montré, dans un article de la. Revue Critique, 1866, qu'il n'avait rien de réel, et que le récit est un simple exercice de rhétorique. INTRODUCTION LXIII « héros habile aux œuvres de vaillance, trouve-t-on un héros « qui charge comme toi à la tète des soldats, un seigneur qui, « mieux que toi, lance la flèche? Te voilà donc sur le bord d'un a gouffre profond de deux mille coudées, plein déroches et de « galets, tu chemines tenant l'arc et brandissant le fer de la « main gauche, tu le montres aux chefs excellents et tu obliges a leurs yeux à se baisser devant ta main. « Tu es destructeur « comme le dieu El, cher héros (1) I Tu te fais un nom, héros, « maître des chevaliers d'Egypte, devienne ton nom comme « celui de Kazarati, chef du pays d'Asarou, alors que les hyènes « le rencontrèrent au milieu des baumiers, dans le chemin « creux, féroces comme les Bédouins qui se cachent dans les « taillis, longues quelques-unes de quatre à cinq coudées, leur « corps massif comme celui de l'hippopotame, d'aspect féroce, « impitoyables, sourdes aux prières ». Toi, cependant, tu es « seul, sans guide, sans troupe à ta suite et tu ne trouves pas de montagnard qui t'indique la direction que tu dois suivre, ^( aussi l'angoisse s'empare de toi, tes cheveux se dressent sur « ta tète, ton àme passe tout entière dans ta main, car la route « est pleine de roches et de galets, sans passage frayé, obstruée « de houx, de ronces, d'aloès, de Souliers de Chiens (:2), le pré- « cipice d'un cùLé, la montagne abrupte de l'autre. Tandis que « tu y chemines, ton char cahote sans cesse et ton attelage « s'effraie à chaque heurt; s'il se jette de côté, il entraine le « timon, les rênes sont arrachées violemment et on tombe ; « si, tandis que tu pousses droit devant toi, le cheval arrache a le timon au plus étroit du sentier, il n'y a pas moyen de le « rattacher, et, comme il n'y a pas moyen de le rajuster, le « joug demeure en place et le cheval s'alourdit à le porter. « Ton cœur se lasse enfin, tu te mets à galoper, mais le ciel « est sans nuages, tu as soif, l'ennemi est derrière toi, tuas « peur, et, dès qu'une branche d'acacia te happe au passage, « tu te rejettes de côté, ton cheval se blesse sur l'heure, tu es « précipité à terre et tu te meurtris à grand'douleur. Entrant « à Joppé, tu y rencontres un verger fleuri en sa saison, tu fais « un trou dans la haie pour y aller manger ; tu y trouves la (1) Ici commence un discours des chefs étrangers, intercalé dans le texte sans aucune indication que le mouvement de la phrase. (2) Peut-être lune des plantes épineuses appelées aujourd'hui encore Kelbiah ou 0mm el-Kelb par les Arabes d'Egypte et de Syrie. LXIV INTRODUCTION « jolie fille qui garde les vergers, elle te prend pour ami et « t'abandonne la fleur de son sein. On t'aperçoit, tu déclares « qui tu es et on reconnaît que tu es un héros (1) ». Le tout formerait, sans peine, le canevas d'un roman géographique pareil à certains romans byzantins, les Elhiopiques d'Hélio- dore ou les Amours de Clitophon et de Leucippe. Il n'y a donc point lieu de s'étonner si les héros de nos contes voyagent beaucoup à l'étranger. Ramsès II épouse la fille du prince de Bakhtan au cours d'une expédition, et Khonsou n'hé- site pas à sortir d'Egypte pour aller guérir Bintrashît (2). Dans Le Prince prédestiné, un fils de Pharaon va chercher fortune au Naharinna, en pleine Syrie du Nord 3). C'est dans la Syrie du Sud, à Joppé, que Thoutii trouve l'occasion de déployer ses qualités de soldat rusé (4). L'exil mène Sinouhît au Tonou supé- rieur (5;. La description des mœurs est absente des premiers de ces contes et aucun détail n'y prouve que l'auteur connût au- trement que de nom le pays où il conduisait ses personnages. L'homme qui a raconté les aventures de Sinouhit avait ou voyagé lui-même dans la région qu'il décrivait, ou consulté des gens qui y avaient voyagé. Il fallait avoir parcouru le désert et en avoir ressenti les terreurs, pour parler comme on fait des angoisses de Sinouhît en le traversant : «Alors la soif elle fondit « sur moi, je défaillis, mon gosier râla, et je me disais déjà : « C'est le goût de la mort », quand soudain je relevai mon cœur « et je rassemblai mes membres; j'entendais la voix forte d'un « troupeaux ». Les mœurs des Bédouins ont été saisies sur le vif, et le combat singulier entre Sinouhît et le champion de Tonou est raconté avec tant de fidélité, qu'on pourrait presque le donner pour le récit d'un combat d'Antar ou de Rebià. Il ne nous restait plus, pour compléter la série des romans de voyages, qu'à trouver un roman maritime : Golénischefî en a découvert deux à Saint-Pétersbourg (G). Les auteurs grecs (1) Papyrus Anastasi n" I, pi. XXII, 1. 1, — pi. XXV, 1. 5. (2) Voir p. 163, 165 du présent volume. (3^ Voir p. 170 sqq. du présent volume. (4) Voir p. 94 sqq. du présent volume. (5) Voir p. G3 sqq. du présent volume. (6) Sur uti ancien conle éf/yptien. — Notice lue au Congrès des Orien- talistes à Berlin, par W Golénischefl", 1881. Le texte en a été publié récem- ment par Golénischetr lui-même dans le Recueil de Travaux, t. XXVIII; cfr. p. 84-92 du présent volume. Le second a été inséré sous le titre INTRODUCTION LXV et latins nous ont répété à l'envi que la mer était considérée comme impure par les Égyptiens et que nul d'entre eux n'osait s'y aventurer de son plein gré. Les modernes ont réussi pendant longtemps à se persuader, sur la foi des anciens, que l'Egypte n'avait jamais eu ni marine nationale, ni matelots in- digènes. Le voyage d'exploration de la reine Hàshopsouîtou, les victoires navales de Ramsès III, auraient été le fait de Phé- niciens combattant ou naviguant sous bannière égyptienne et non pas d'Égyptiens proprement dits. Les romans de Saint- Pétersbourg nous contraignent de renoncer à cette hypothèse. L'un d'eux, celui d'Ounamounou, donne presque l'impression d'un document officiel : c'est le périple d'un officier que le grand-prétre Hrihorou envoie acheter du bois sur la côte syrienne au xn^ siècle avant notre ère (1). Les incidents y sont ceux qui survenaient dans la vie journalière des marchands ou des ambassadeurs, et l'ensemble du document laisse pour les croisières maritimes une impression analogue à celle que le Papyrus Anastasi n° /nous avait donnée des voyages de terre (2). Ce sont des mésaventures du genre de celles qu'on lit dans les relations de Voyages au Levant du xvi« ou du xvii^ siècles, vols à bord, mauvaise volonté des capitaines de port, menaces des petits tyrans locaux, discussions et palabres interminables pour la liberté de partir et même pour la vie. Le second roman nous reporte à plus de vingt siècles plus loin, dans un temps où il n'était pas question pour l'Egypte de conquérir la Syrie et où les Phéniciens peut-être n'habitaient pas encore les rivages de la Méditerranée. Les monuments nous avaient déjà fait con- naître sous un roi de la XI^ dynastie une expédition maritime au pays de Pouanît (3) : le roman de Saint-Pétersbourg nous montre que les matelots auxquels les souverains de la XII" confiaient la tâche d'aller acheter au loin les parfums et les denrées de l'Arabie étaient bien de race et d'éducation égyp- tiennes. Rien n'est plus curieux que la mise en scène du début. Un Papyrus hiéralir/ue de la Collection W. Golénischefl", contenant le voyage de l'Egyptien Ounou-Amon en Pliénicie, dans le Recueil de Travaux, t. XXI, p. 74-104, cfr. p. iSe-^Ol du présent volume. (1) Voir p. 189 du présent volume. (2) Voir plus haut, p. lxii-lxiv de celle Introduction. (3) Sous le roi Sânoukhkari Monthotpou (Lepsius, Denkm., II, pi. cl a). LXVI INTRODUCTION personnage envoyé en mission par ordre du roi présente un rapport officiel à son supérieur immédiat. Les phrases quïl écrit sont celles-là même que les scribes employaient lors- qu'ils avaient à rendre compte d'une affaire de service. «J'allai « aux mines du Souverain, et j'étais descendu en mer sur un « navire de cent cinquante coudéesdelong sur quarante de large, « qui portait cent cinquante matelots de l'élite du pays d'Egypte, « qui avaient vu le ciel, qui avaient vu la terre, et qui étaient « plus hardis de cœur que des lions (1) ». Le nomarque Amoni- Amenemhaît, qui vivait à peu près au temps où notre ouvrage fut composé, ne parle pas autrement dans le mémoire qu'il nous a laissé de sa vie : « Je remontai le Nil afin d'aller chercher les « produits des diverses sortes d'or pour la Majesté du roi Khopir- « keri ; je le remontai avec le prince héréditaire, fils aîné légitime « du roi, Âmoni, v. s. f. ; je le remontai avec un nombre de « quatre cents hommes de toute l'élite de nos soldats (2) ». Si, par une de ces mésaventures auxquelles l'égyptologie nous tient accoutumés, le manuscrit avait été déchiré en cet endroit et la fin perdue, nous aurions presque le droit d'imaginer qu'il con- tenait un morceau d'histoire, comme on a fait longtemps pour le Papyrus Sollier n° I (3). Par bonheur, il est intact et nous y voyons nettement comment le héros passe sans transition du domaine de la réalité à celui de la fable. Une tempête €oule son navire et le jette sur une île. Le fait n'a rien que d'ordinaire en soi; mais l'île à laquelle il aborde, seul de tous ses camarades, n'est pas une île ordinaire. Un serpent gigan- tesque l'habite avec sa famille, serpent à voix humaine qui ac- cueille le naufragé, l'entretient, le nourrit, lui prédit un heu- reux retour au pays, le comble de cadeaux au moment du départ. Golénischeff a rappelé ù ce propos les voyages de Sindbad le marin (4), et le rapprochement une fois indiqué par lui s'est imposé de lui-même à l'esprit du lecteur. Seulement les serpents que Sindbad rencontre dans les îles ne sont plus d'humeur aussi accommodante que le serpent égyptien. Ils ne cherchent pas à divertir les étrangers par les charmes d'une (1) Cfr. p. 86 du présent volume. (2) La Grande Inscription de Beni-Hassan, dans le Recueil de Travaux relatifs ù l'Archéologie égyptienne et assyrienne, t. I, p. 112. (3) Cfr. p. 236-242 de ce volume. (4) Sur un ancien conte égyptien, p. 14-18. INTRODUCTION LXVII longue causerie ; ils les avalent de fort bon appétit et s'ils les approvisionnent de diamants, de rubis ou d'autres pierres pré- cieuses c'est bien malgré eux, parce qu'avec toute leur voracité ils ne sont point parvenus à supprimer le chercheur de trésors. Je ne voudrais pas cependant conclure de cette analogie que nous avons une version égyptienne du conte de Sindbad. Les récits de voyages merveilleux naissent naturels dans la bouche des matelots etils présentent nécessairement un certain nombre de traits communs : l'orage, le naufragé qui survit seul à tout un équipage, l'Ile habitée par des monstres parlants, le retour inespéré avec une cargaison de richesses. Celui qui, comme Ulysse, a fait un long voyage, a, par métier, la critique lâche et l'imagination inépuisable : à peine est-il sorti du cercle où la vie ordinaire de ses auditeurs se meut, qu'il entre à pleines voiles dans le pays des miracles. Le Livre des Merveilles de Vlnde (1), les Relations des marchands arabes (2), les Prairies d'orde Maçoudi apprendront aux curieux ce que des gens de bonne foi trouvaient moyen d'apercevoir à Java, en Chine, dans l'Inde, sur les côtes occidentales de l'Afrique, il y a quelques siècles à peine. Plusieurs des faits rapportés dans ces ouvrages ont été insérés tels quels dans les aventures de Sindbad ou dans les voyages surprenants du prince Seif-el-molouk : les Mille et une Nuits ne sont pas ici plus mensongères que les histoires sérieuses du moyen âge musulman. Aussi bien le bourgeois du Caire qui écrivit les sept voyages de Sindbad n'avait-il pas besoin d'en emprunter les données à un conte antérieur : il n'avait qu'à lire les auteurs les plus graves ou qu'à écouter les matelots et les marchands revenus de loin, pour y recueillir à foison la matière de ses romans. L'Egypte ancienne n'avait rien à envier de ce chef à l'Egypte moderne. Le scribe, à qui nous devons le conte de Saint-Pé- tersbourg, avait pour garant des choses étonnantes qu'il débi- tait les capitaines au long cours de son temps. Dès la V dy- (1) Les Merveilles de l'Inde, ouvrage arabe inédit du x* siècle, traduit pour la première fois, avec introduction, notes, index analytique et géo- graphique, par L. Marcel Devic. Paris, A. Lemerre, MDr.ccLXxviii, in-12. (2) Relation des voyages faits par les Arabes et les Persans dans l'Inde et à la Chine, dans le ix« siècle de l'ère chrétienne. Texte arabe imprimé en 1811 par les soins de feu Langlès, publié par M. Heinaud, membre de l'Institut. Paris, Imprimerie royale, 18 io, 2 vol. in-18. LXVIII INTRODUCTION nastie, et plus tût même, on naviguait sur la mer Rouge jus- qu'aux Pays des Aromates, sur la mer Méditerranée jusqu'aux îles de la côte asiatique : les noms géographiques épars dans le récit montrent que le héros dirige son voyage vers le sud. II se rend aux mines de Pharaon : l'autobiographie d'Âmoni- Amenemhait nous apprend que les mines de Pharaon étaient situées en Ethiopie, dans la région de lEtbaye actuelle, et qu'on les atteignait par la voie du Nil. Aussi le naufragé a-t-il soin de nous informer qu'il est parvenu à l'extrémité du pays des Ouaouaîtou, au sud de la Nubie, et qu'il a passé devant Sanmouît, c'est-à-dire devant l'île de Bigéh, à la première ca- taracte. Il a donc remonté le Nil, puis, du Nil, il est entré dans la mer, où une longue navigation a mené son navire jusque dans le voisinage de Pouanît. Un lecteur d'aujourd'hui ne com- prend plus rien à cette façon de procéder : il suffit cependant de consulter quelque carte du xvi* et du xvii® siècle pour se représenter ce que le scribe égyptien a voulu dire. On y verra le centre de l'Afrique occupé par un grand lac d'où sortent, d'un côté le Congo et le Zambèze, de l'autre le Nil (1). Les géo- graphes alexandrins ne doutaient pas que l'Astapus et l'Asta- boras, le Nil bleu et le Tacazzé, ne jetassent vers l'est des bras qui établissaient la communication entre le Nil et la mer Rouge (2). Les marchands arabes du moyen âge croyaient qu'en remontant le Nil on arrivait au pays des Zindjes puis que l'on débouchait dans l'océan Indien (3). Hérodote et ses contempo- rains dérivaient le Nil du fleuve Océan (41. Arabes et Grecs n'avaient pas inventé eux-mêmes cette conception : ils répé- taient simplement la tradition égyptienne. Celle-ci à son tour a peut-être des fondements plus sérieux qu'on ne serait porté à lui en prêter de prime abord. La plaine basse et marécageuse où le Bahr-el-Abiad s'unit aujourd'hui au Sobat et au Bahr- €l-Ghazàl pour former le Nil était jadis un lac plus grand que le Nyanza Kéréwéde nos jours. Les alluvions l'ont comblé peu à peu, à l'exception d'un creux plus profond que le reste et 1) Cfr. la carte d'Odoardo Lopez reproduite par Maspero, dans son Uisloire ancienne des peuples de V Orient classique, t. I, p. 21. i2) Artémidore, dans Strabon, 1. XVII, p. 770; cfr. Vivien de Saint- Martin, le Xord de l'Afrique dans VAnliquilé, p. 266-208, 318. 1^3) Etienne Quatremèrc, Mémoires géographiques et historiques sur ^'Ègiipte et sur quelques contrées voisines, t. Il, p. 181-182, d'après Maroudi. (4) Hérodote, II, x.vi. INTRODUCTION LXIX qu'on appelle le Birket-Nou(l), mais il devait encore être assez vaste au xvi" ou xvii'^ siècle avant notre ère pour donner aux soldats et aux bateliers égyptiens l'idée d'une véritable mer ouverte sur l'Océan Indien. L'île où notre héros aborde a-t-elle donc quelque droit à figurer dans une géographie sérieuse du monde égyptien? On nous la dépeint comme une terre fantastique dont il n'était pas donné à tous de trouver le chemin. Quiconque en sortait n'y pouvait plus rentrer : elle se résolvait en vagues et dispa- raissait au sein des flots. C'est un prototype lointain de ces îles enchantées, lîle de Saint-Brandan par exemple, que les marins de notre moyen âge apercevaient parfois parmi les brumes de riiorizon et qui s'évanouissaient quand on voulait en appro- cher. Le nom qu'elle porte est des plus significatifs à cet égard ; c'est Ile de double qu'elle s'appelle. J'ai déjà dit tant de fois ce qu'était le double (2j, que j'hésite à en parler une fois de plus. En deux mots, le double est l'âme qui survit au corps et qu'il faut habiller, loger, nourrir dans l'autre monde : une île dédouble est donc une île où l'âme des morts habite, une sorte d'île paradisiaque analogue aux Iles Fortunées de l'antiquité classique. Les géographes de l'époque alexandrine la con- naissaient encore, et c'est d'après eux que Pline (3) indique, dans la mer Rouge, une île des Morts, non loin de l'île TopazAn, qui se cache dans les brouillards (4) de la même manière que Vile du Double se dissimule parmi les vagues. Cette île n'était elle- même que le reste d'une terre plus grande, une Tein-e des Dou- bles que les égyptiens de l'empire memphite plaçaient au voi- sinage du Pouanît et de la région des Aromates (o). Le serpent (1) Elisée Reclus, Nouvelle Géographie universelle, t. IX, p. Ol siiq. (2) MdispeTO, Éludes e'gi/p lie unes, t I, p. 191-194. (3) Pline, //. Xat E. XXXVIl, 9 : « Insula Hubri Maris anic Arabiam sita quîc Xecrôn vocelur, et in eâ quse juxta geniman lopazion ferat ». Cfr. H. Sat., VI 3i, la mention fie l'ile Topazoz, qui est idi-ntique à l'Opliiôdùs dArtêmidore ^dans Slrdhon, 1. XVI, p. 170) et d'Agatharchide (dans Diodore de Sicile, III, xxxix\ Pline avait emprunté prubablement à Juba la mention de cette île des Morts. (i) Cfr. Chassinat, Çà et là, § III, dans le Recueil de Travaux, t. XVII, p. 03, et Maspero, Notes sur quelques points de grammaire et d'histoire, dans le Recueil de Travaux, t. XVII, p 76-78. (o) Elle est mentionnée dans l'inscription de Hirkhouf (Schiaparelli, Vna tomba egiziana,]i.-2[, 33, 34; Maspero, Histoire ancienne, t. I, p. 19-20), LXX INTRODUCTION qui la gouverne est-il lui-même un double ou le gardien de la demeure des doubles? Je pencherai d'autant plus volontiers vers cette seconde explication que, dans tous les livres sacrés, au Livre des morts, au Livre de savoir ce quil y a dans le monde de la nuit, la garde des endroits où les âmes vivent est confiée le plus souvent à des serpents d'espèces diverses. Les doubles étaient trop ténus pour que l'œil d'un vivant ordinaire les aperçût; aussi n'en est-il pas question dans le conte de Saint- Pétersbourg. Le gardien était pétri d'une manière plus solide, et c'est pourquoi le naufragé entre en relations avec lui. Lucien, dans son Histoire vérilable, n'y met pas tant de façons : à peine débarqué dans l'île des Champs-Elysées, il lie commerce d'ami- tié avec les mânes et il fréquente les héros d'Homère. C'était afin de mieux se moquer des romans maritimes de son temps; le scribe égyptien, qui croyait à l'existence des îles où rési- daient les bienheureux, conformait les aventures de son héros aux règles de sa religion. N'était-ce pas en effet comme une pointe poussée dans le do- maine de la théologie que ce voyage d'un simple matelot à Vile de double? Selon l'une des doctrines les plus répandues, l'Égyptien, une fois mort, ne pouvait arriver dans l'autre monde qu'à la condition de faire une longue traversée. Il s'em- barquait sur le Nil, au jour même de l'enterrement, et il se rendait à l'ouest d'Abydos, où la Bouche de la Fente le condui- sait hors de notre terre (1). Les monuments nous le montrent dirigeant lui-même son navire et voguant à pleines voiles sur la mer mystérieuse d'Occident, mais sans nous dire quel était le but de sa course. On savait bien d'une manière générale qu'il finissait par aborder au pays qui mî'le les Jwmmes (2', et qu'il y menait une existence analogue à son existence terrestre; mais on n'avait que des notions contradictoires sur l'emplacement de ce pays. La croyance à la mer d'Occident est-elle une simple conception mythologique ? Faut-il y voir un souvenir incons- cient de l'époque très reculée à laquelle les bas-fonds du désert libyen, ce qu'on appelle aujourd'hui les Bahr beld-ma, les fleuves sans eau, n'étaient pas encore asséchés et formaient à la vallée du Nil comme une ceinture de lacs et de marais? Quoi que l'on (1) Maspero, Éludes égyptiennes, t. I, p. 121 sqq. (2) C'est l'expression môme des textes égyptiens (Maspero, Études égyp- tiennes, t. I, p. 135). INTRODUCTION LXXI pense de ces questions, il me paraît certain quil y a entre le voyage du matelot kVIle de double et la croisière du mort sur la mer d'Occident des rapports indiscutables. Le conte do Saint- Pétersbourg n'est guère que la transformation en donnée ro- manesque d'une donnée théologique. Il nous fournil le premier en date de ces récits oii l'imagination populaire s'est complu à représenter un vivant admis impunément chez les morts : c'est, à ce titre, un ancêtre très éloigné de la Divine Comédie. La conception première en est-elle égyptienne? Si par hasard elle ne l'était pas, il faudrait avouer au moins que la manière dont elle a été traitée est conforme de tout point aux sentiments et aux mœurs du peuple égyptien. L'avenir nous rendra sans doute d'autres débris de cette lit- térature romanesque. Beaucoup sont sortis de terre depuis la première édition de ce livre, et j'en sais d'autres qui sont ca- chés dans des musées de l'étranger ou dans des collections particulières oîi je n'ai pu m'ouvrir un accès. Les publications et les découvertes nouvelles nous forceront-elles à revenir sur les conclusions qu'on peut tirer de l'examen des fragments con- nus jusqu'à ce jour? Un égyptologue parlant en faveur de l'Egypte est toujours suspect de plaider pour sa maison : il y a cependant quelques propositions que je pense pouvoir énoncer sans encourir le reproche de partialité. Un premier point que nul ne s'avisera de contester, c'estque lesversions égyptiennes sont parfois beaucoup plus anciennes que lesversions relevées chez les autres peuples. Les manuscrits qui nous ont conservé le Conte des deux Frères et la Querelle d'Apôpi et de Saqnounrl, sont du xiv^ ou du xiii'^ siècle avant notre ère. Le Naufragé^ le Conte fantastique de Berlin, les Aventures de Sinouliît ont été écrits plusieurs centaines d'années plus tôt. Encore ces dates ne sont-elles que des dates a minirnà, car les papyrus arrivés jusqu'à nous sont la copie de papyrus plus anciens. L'Inde n'a rien qui remonte à pareille antiquité, et la Chaldée qui, seule parmi les contrées du monde classique, possède des monuments contemporains de ceux de l'Egypte, ne nous a pas livré encore un seul roman. En second lieu, l'étude sommaire que j'achèveen ce moment aura suffi, j'espère, àconvaincre le lecteur de la fidé- lité avec laquelle les contes connus dépeignent les mœurs de l'Egypte. Tout y est égyptien du commencement jusqu'à la fin et les détails même qu'on a indiqués comme étant de prove- LXXII INTRODUCTION nance étrangère nous apparaissent purement indigènes quand on les examine de près. Non seulement les vivants, mais les morts, ont la tournure particulière au peuple des bords du Nil et ils ne sauraient être confondus en aucune façon avec les vivants et les morts d'un autre peuple. Je conclus de ces faits qu'il faut considérer TÉgypte, sinon comme un des pays d'origine des contes populaires, au moins comme un de ceux où ils se sont naturalisés le plus anciennement et oîi ils ont pris une forme vraiment littéraire. Je m'assure que de plus autorisés souscri- ront à cette conclusion. LES CONTES POPULAIRES DE L'EGYPTE ANCIENNE LE CONTE DES DEUX FRERES (xix^ dynastie) Le manuscrit de ce conte, acheté en Italie par madame Elisabeth d'Orbiney.de Londres, fut acquis, en 18^7, parle Hritish Muséum, et reproduit en fac-similé par Birch, dans les Select Papijri, t. II, pi. ix-xix (1860), in-folio. Une copie cursive de ce fac-similé couvre les pages 22-40 de WEgyptische Chrestomathie de M. Léo Reinisch, Vienne, 1875, petit in-folio. Il a été revu soigneusement sur l'ori- ginal et la collation publiée par F. I.l. (Jriflith, ^otes on the Text of the (l'Orbineij Papyrus, dans les Proceedhv/H of the Society of Bihtical Archxoloijy, t. VII, 1888-1889, p. 161-172 et 414-416. Le texte a été traduit et analysé pour la première fois par : E. de Rougé, Notice sur un manuscrit égyptien en écriture hiéra- tique, écrit sous le règne de Mcrienphtah, fils du grand liamsès, vers le w" siècle avant l'ère chrétienne, dans ÏAthenœum Français, nnmévo du samedi 30 octobre 1852, p. 280-284 ;iirageà part chez Thunot, 1852, in-12, 24pp.), et dans la.Revue archéologique, l^'^ série, t. VIII, p. 30 sqq. (tirage à part chez Leleux, 1852, in-8", 15 pp. et 1 pL). Depuis lors de nombreuses transcriptions et traductions en plu- sieurs langues en ont été données par : C.-W. Goodwin, Ilieratic Papyri, dans les Cambridge Essaye, 1858, p. 232-239. Birch, Select Papyri, part. II, Loudou, 1860, Text, p. 7-9. 1 2 LE CONTE DES DEUX FRERES Lepage-Renouf, On the Becijphcrmcnt and Interprétation of deacl Languages, London, 1863, in-S»; reproduit dans The Life Work of Sir Peter Lepage-Renouf, 1" série, t. I, p. liC-133. Cliabas, Étude analytique d'un texte difficile, dans les Mélangea Égyptologiques, 2* série, 186i, p. 182-230. I^rugsch, Aus dem Orient, 1864, p. 7 sqq. Ehers, jEgypten und die Biicher Moses,in-S°, 1" éd., 1868, p. 311-316. Maspero, Le Conte des deux Frères dans la Revue des Cours litté- raires, 1871, numéro du 28 février, p. 780 sqq. Lepage-Renouf, The Taie of the Tvjo Brothers, dans les Records of the Past, l-'" série, t. II, p. 137-152. Maspero, Conte des deux Frères, dans la Revue archéologique, 2« série, XIX*= année (mars 1878). Tirage à part, chez Didier, Paris, in-8°, 16 p. ; repi'oduit dans les Mélanges de Mythologie et d'Archéo- logie Égyptiennes, t. III, p. 43-66. E.-M. Coemans, Manuel de la langue égyptienne, 1887, t. I, p. 95-120. W-N. Grofî, Étude sur le Papyrus d'Orbiney, Paris, Leroux, 1888, in-4°, 84-III p., et Quelques Observations sur mon Étude sur le Papyrus d'Orbiney, Leroux, 1889, in-4o, VIII p. Ch.-E. Moldenke, The Taie of the two Brothers. A fairy taie of an- cient Egypt, being the d'Oi'biney Papyrus in hieratic character in the British Muséum; to ivhich is added the hier oglyphic transcription, a glossary, critical notes, etc. New-York, 1888-1893, in-8°. E.-W, Budge, Egyptian Reading Book,ir^ édit. Londres, Nutt, 1888, in-8°, p. XI et 1-25; ne contient que la transcription du texte en hié- roglyphes. W. Flinders Pétrie, Egyptian Taies, 1895, t. II, p. 36-86. Ch.-E. Moldenke, The Oldest Fairy Taie translated from the Pa- pyrus d'Orbiney, with Notes, dans les Transactions of the Meriden Scientific Association, Meriden, 1895, in-8°, t. VII, p, 33-81. F. Ll. Griffith, Egyptian Literature dans Spécimen Pages of the World's best Literature, New-York, 1898, in-8°, p. 5253-5262. Le manuscrit renferme dix-neuf pages de dix lignes, les cinq premières assez mutilées. Quelques lacunes ont été remplies par l'un des possesseurs modernes; elles ont été signalées sur le fac- similé. Le livre portait, ù deux reprises, le nom de son propriétaire antique, Sêtoui Minephtah, qui régna plus tard sous le nom de Sétoui II. Au verso de l'un des feuillets, un contempoi'ain, peut-être Sêtoui lui-même, a tracé le mémorandum suivant (cfr. W. Spiegel- berg, Reclmungen, p. 41, n. 8) : Grands pains 17 Pains de seconde qualité 50 Pains de temple 68 LE CONTE DES DEUX FRERES 3 Le manuscrit est du scribe Ennana, h qui nous devons le Papijrua Anastasi IV, et qui vivait sous Ramsès II, sous Ménéphtah, sous Sètoui II ; il a plus de trois mille ans d'existence. Il y avait une fois deux frères d'une seule mère et d'un seul père (1) : Anoupou (2) était le nom du grand, tandis que Bitiou (3) était le nom du cadet. Or Anoupou, lui, avait maison, avait femme, mais son frère cadet était avec lui ce qu'il en est d'un cadet. C'était lui qui fabriquait les étoffes, tout en allant derrière ses bestiaux aux champs (4), c'était lui qui faisait les labours, c'était lui qui battait, lui qui exécutait tous les travaux des champs; car ce petit frère était un ouvrier excellent, et il n'y avait point son pareil dans la Terre-Entière (5), mais le germe de tout dieu était en lui. Et après beaucoup de jours ensuite de cela (6), lorsque le frère cadet était derrière i y La pulvgaraie était permise, bien quelle ne fût pas toujours prati- quée par les simples particuliers. Souvent, un riche personnage, après avoir eu des enfants d'une femme légitime ou d'une concubine, la don- nait en mariage à quelque subordonné qui en avait des enfants à son tour : il n'était donc pas inutile de dire, en nommant deu.x frères, qu'ils étaient a d'une seule mère et d'un seul père ». La préséance accordée ici à la mère sur le père était de droit commun en Egypte : nobles ou rotu- riers, chacun indiquait la filiation maternelle de préférence à la paternelle On s'intitulait : « Sénouosrît, né de la dame Monkhouît », ou bien : « Sé- sousri, né do la dame Ta-Amon », et on négligeait le plus souvent de ci- ter le nom du père. (2) Forme originelle du nom divin dont les Grecs et les Latins ont fait Anoubis, .Vnubis. ,3) Bitiou est le n-mi d'un dieu secondaire, que la chronique indigène avait transformé en un roi mythique des temps antérieurs à Menés : les Grecs l'ont connu sous le nom de Hytis. (4) Les fellahs fdent aujourdlmi encore tout en menant paître leurs bestiaux; c'est à une habitude de ce genre que ce passage fait allusion. (5) L'Egypte était divisée en deux moitiés {l'asfiovi), en deux terres (laoui). dont chacune était censée former un pays distinct, celui du nord (to-mouri) et celui du sud [to-rîsi ou To-qamdit). La réunion de ces deux contrées s'appelait tantôt Qamouil, la terre noire, tantôt Torzerouf, la Terre-Entière. (6) 11 ne faut pas prendre cette transition à la lettre. « Beaucoup de jours après cela » n'implique pas nécessairement un laps de temps considé- 4 LE CONTE DES DEUX FRERES «es bœufs, selon sa coutume de tous les jours, il venait •à sa maison chaque soir, chargé de toutes les herbes des <îhamps, ainsi qu'on fait quand on revient des champs ; il les déposait devant son grand frère, qui était assis avec sa femme, il buvait, il mangeait, il dormait dans son •étable, avec ses bœufs, chaque jour (1). Et quand la terre s'éclairait et qu'un second jour était, dès que les pains étaient cuits, il les mettait devant son grand frère, et celui-ci lui donnait des pains pour les champs. Il poussait ses bœufs pour les faire manger aux champs, et tandis qu'il allait derrière ses bœufs, ils lui disaient : « Elle est bonne l'herbe en tel endroit » ; or lui, il écoutait tout ce qu'ils disaient, il les menait au bon herbage qu'ils souhai- taient. Eux donc, les bœufs qui étaient avec lui, ils deve- naient beaux, beaucoup, beaucoup, ils multipliaient leurs naissances, beaucoup, beaucoup (2). rable ; c'est une formule sans valeur certaine, dont on se servait afin d'indi- quer qu'un événement était postérieur à un autre. Pour marquer le pas- sage d'aujourd'hui à demain, on disait : « Quand la terre s'éclaira, et qu'un second jour fut » ; pour aller au-delà on ajoutait : « Beaucoup de jours après cela ». (1) Dans les tableaux agricoles, on voit souvent le bouvier qui pousse ses bœufs devant lui, d'où l'expression « marcher, aller derrière les bœufs », pour « conduire les bœufs ». Il porte sur les épaules une sorte de bât, analogue à la bricole de nos porteurs d'eau, et d'où pendent, tantôt des couffes remplies de foin ou d'herbe, comme c'est le cas pour Bitiou, tantôt des cages qui renferuîent un lièvre, im hérisson, un faon de gazelle, une oie, un animal quelconque attrapé pendant la journée. De retour au logis, le bouvier déposait son faix devant le maître ; celui-ci est repré- senté tantôt debout, tantôt assis sur un fauteuil à côté de sa femme, comme Anoupou dans notre roman. La même expression, et quelques au- tres éparses au cours du récit, se retrouvent mot à mot dans les textes des peintures d'El-Kab, où sont représentées des scènes de leibourage (Lepsius, Denkmseler, 111, bl. 10, et Maspero, Noies sur différents jjoints, dans la Zeilschrift fiir yEgyptische Sprache, 1879, p. 58-63). (i2) Toute cette partie n'était pas aussi invraisemblable aux Égyptiens qu'elle l'est pour nous. Nous verrons, dans un fragment de conte fantas- tique qui sera donné plus loin, que le bon berger devait être quelque peu magicien pour protéger ses botes : l'auteur du Conte des deux Frères s'est donc borné à douer Biliou d'un peu plus de science que n'en possédaient les bouviers ordinaires. LE COxNTE DES DEUX FRERES S- Et une fois, à la saison du labourage, son grand frère lui dit : « Préparons-nous notre attelage pour nous mettre à labourer, car la terre est sortie de l'eau (l), et elle est bonne à labourer. Toi donc, va-t'en au champ avec les semences, car nous nous mettrons à labourer demain matin » ; ainsi lui dit-il. Son frère cadet fit toutes les choses que son grand frère lui avait dites quantes elles furent. Lorsque la terre s'éclaira et qu'un second jour fut, ils allèrent aux champs avec leur attelage pour se mettre à labourer, et leur cœur fut joyeux beaucoup, beaucoup^, de leur travail, et ils n'abandonnèrent pas l'ouvrage. Et après beaucoup de jours ensuite de cela, tandis qu'ils étaient aux champs et qu'ils houaient, le grand frère dépêcha son frère cadet, disant : « Cours, apporte-nous les semences du village ! » Le frère cadet trouva la femme de son grand frère qu'on était occupé à coiffer (2). Il lui dit : « Debout ! donne-moi des semences, que je coure aux champs, car mon grand frère a dit en m'en- vovant : Point de flânerie ! » Elle lui dit : « Va, ouvre la huche (3), toi, emporte ce qu'il te plaira, de peur que ma coiffure ne tombe si j'y vais moi-même ». Le gars entra dans son étable, il emporta une grande jarre, car son intention était de prendre beaucoup de grains, il la chargea de blé et d'orge et il sortit sous le faix. Elle lui dit : « Quelle est la quantité qui est sur ton épaule ? » Il lui dit : « Orge, trois mesures, froment, deux mesures, total, cinq, voilà ce qu'il y a sur mon épaule ». Ainsi lui dit-il, {V C'est une allusion au retrait de l'inondation. (2) La coitrurc des Égyptiennes se composait ordinairement de petites tresses très minces et très nombreuses ; il fallait plusieurs heures pour la mettre en ordre, et, une fois faite, on ne devait la renouveler qu'après un intervalle de plusieurs jours, comme aujourd'hui encore celle des- femmes nubiennes. (.'{' Il s'agit probablement ici de ces huches en terre battue qui sont figurées sur les tables d'offrandes anciennes en forme de maisons pay- sannes, et qui sont encore d'usage dans l'Egypte entière. •6 LE CONTE DES DEUX IHEHES mais elle, elle lui adressa la parole, disant : (( Il y a grand prouesse en toi, et j'observe tes forces chaque jour (1)! » Et son cœur Faccointa comme on accointe un damoi- seau (2). Elle se leva, elle le saisit, elle lui dit : « Viens ! reposons ensemble, une heure durant ! Si tu m'accordes cela, certes, je te fais deux beaux vêtements ». Le damoi- seau devint comme un léopard du midi en rage grande, à cause des vilains propos qu'elle lui disait, et elle eut peur beaucoup, beaucoup. Il lui adressa la parole, disant : « Mais certes, tu es pour moi comme une mère ! mais ton mari est pour moi comme un père ! mais lui, qui est mon •aîné, c'est lui qui me fait subsister ! Ah ! cette grande horreur que tu as dite, qu'elle ne me soit pas dite de nou- veau, et moi je ne la dirai à quiconque, et je ne la lais- serai échapper de ma bouche pour personne ». Il chargea son faix, il s'en alla aux champs. Quand il fut arrivé auprès de son grand frère, ils se mirent à travailler de leur travail. Et après cela, sur le moment du soir, tandis que le grand frère retournait à sa maison, et que le frère cadet était à la suite de ses bestiaux, chargé de toutes les choses des champs, et qu'il menait ses bestiaux devant lui pour les faire coucher dans leurs étables au village (3), (1) Les cinq mesures de grains représcnleul une capacité de 368 litres, -c'est-à-dire une charge d'environ 276 kilogrammes. Nos forts de la halle .portent une charge moyenne de 200 kilogrammes, et ils vont rarement jusqu à 270 kilogrammes (Chabas, Recherches sur les poids, mesures et monnaies des Anciens Égyptiens, p. 9, 11). Bitiou était donc d'une force peu commune et qui justifie l'admiration de la dame. (2) Le texte donne littéralement : i Son cœur le connut en connaissance 'de jeune homme ». (3) Le frère aîné, maître de la ferme, rentre directement chez lui, son travail une fois terminé. Le cadet, simple valet de ferme, doit encore se charger d'herbe et ramener les bestiaux àlétable; il marche donc plus lentement et il n'arrive à la maison que longtemps après l'autre. La femme a ainsi tout le temps de raconter une fausse histoire et d'exciter son mari contre son beau-iVère. LE CONTE DES DEUX FREHEb / comme la femme du grand frère avait peur des propos qu'elle avait dits, elle prit de la graisse, un chiffon, et elle devint comme qui a été roué de coups par un malfaiteur (1), afin de dire à son mari : « C'est ton frère cadet qui m'a rouée de coups ». Quand donc son mari revint au soir, selon son habitude de chaque jour, en arrivant à sa mai- son, il trouva sa femme gisante et dolente comme de violence ; elle ne lui versa point l'eau sur les mains selon son habitude de chaque jour, elle ne fît pas la lumière devant lui, mais sa maison était dans les ténèbres et elle gisait hoquetante. Son mari lui dit : « Qui donc a parlé avec toi ? » Voilà qu'elle lui dit : a Nul n'a parlé avec moi, outre ton frère cadet. Lorsqu'il vint prendre pour toi les semences, me trouvant assise toute seule, il me dit : « Viens, toi, que nous reposions ensemble une « heure durant; revêts tes beaux vêtements )). lime parla ainsi, et moi, je ne l'écoutai point : « Mais ne suis- « je pas, moi, ta mère ? et ton grand frère n'est-il pas pour « toi comme un père ? » Ainsi lui dis-je. Il eut peur, il me roua de coups pour que je ne te fisse point de rapport. Si donc tu permets qu'il vive, je me tuerai ; car, vois, quand il viendra, le soir, comme je me suis plainte de ces vilaines paroles, ce qu'il fera est évident w. Le grand frère devint comme un léopard du midi (2) ; il donna du fil à son couteau, il le mit dans sa main. L'aîné se tint derrière la porte de son étable, afin de tuer son frère cadet, lorsque celui-ci viendrait, au soir, pour faire entrer ses bestiaux à l'étable. Et quand le soleil se coucha, et que le frère cadet se chargea de toutes les (i) Elle se frotta de yrai.sse pour >iuiuler les traces luisantes et les meurtrissures que les coups laissent sur la chair humaine. (2) C'est l'expression consacrée et presque banale pour dire qu'un homme ou un souverain se met en colère : Ilamsès II ou l'Éthiopien Piônkhi s'emportent comme un léopard du midi, ni plus ni moins que Bitiou. 8 LE CONTE DES DEUX FRÈRES herbes des champs, selon son habitude de chaque jour, et qu'il vint, la vache de tête, à l'entrer dans l'étable, dit à son gardien : « Voici ton grand frère qui se tient devant toi, avec son couteau, pour te tuer ; sauve-toi devant lui ! » Quand il eut entendu ce que disait sa vache de tête, la seconde, entrant, lui parla de même ; il regarda par- dessous la porte de son étable, il aperçut les pieds de son grand frère qui se tenait derrière la porte, son couteau à la main (1), il posa son faix à terre, il se mit à courir de toutes ses jambes, et son grand frère partit à la poursuite avec son couteau. Le frère cadet cria vers Phrâ-Har- makhis (2), disant : « Mon bon maître, c'est toi qui dis- tingues l'inique du juste ! » Et Phrâ entendit toutes ces plaintes, et Phrâ fit paraître une eau immense entre lui et son grand frère, et elle était pleine de crocodiles, et l'un d'eux se trouva d'un côté, l'autre de l'autre, et le grand frère par deux fois lança sa main pour le frapper, mais il ne le tua pas ; voilà ce qu'il fit. Son frère cadet le héla sur la rive, disant : « Reste là jusqu'à l'aube. Quand le disque du soleil se lèvera, je plaiderai avec toi devant lui, afin que je rétablisse la vérité, car je ne serai plus avec toi jamais, je ne serai plus dans les lieux où tu seras : j'irai au Val de l'Acacia (3) ! » (1) Le bas de la porte égyptienne ne touchait jamais le seuil : dans tous les tableaux où une porte est représentée, on aperçoit un vide assez con- sidérable entre le battant et la ligne de terre. (2) Les Égyptiens nommaient le soleil Râ, et, avec l'article masculin, Prâ ou Phrâ. Harmakhouîti était Horus dans les deux horizons, c'est-à- dire le Soleil dans sa course diurne, allant de l'horizon du matin à l'ho- rizon du soir. Les deux formes de Rà et d'Harniakhouiti, différentes à l'o- rigine, s'étaient confondues depuis longtemps à l'époque où le Cotile des deux Frères fut écrit, et l'expression Phrà Harmakhouîti était employée comme simple variante de Phrâ ou de Râ dans le langage courant. D'Har- makhouîti, les Grecs ont fait Ilarmakhis ; Harmakhis était personnifié dans le grand Sphinx de Gizéh, près des Pyramides. (3) Le nom que je traduis acacia avait été traduit cèdre pendant long- temps, et Spiegelberg a proposé plus récemment le sens de Ci/près (Rech- nungen, p. 54 sqq., et die Bauinschrift Atnenophis's III, dans le Becueil, LE CONTE DES DEUX FRERES 9 Quand la terre s'éclaira et qu'un second jour fut, Phrâ- Harmakhis s'étant levé, chacun d'eux aperçut l'autre. Le damoiseau adressa la parole à son grand frère, disant: « Pourquoi viens-tu derrière moi afin de me tuer en fraude, sans avoir entendu ce que ma bouche avait à dire ? Mais moi, je suis réellement ton frère cadet ! Mais toi, tu m'es comme un père! Mais ta femme m'est comme une mère, n'est-il pas vrai? Or, quand tu m'eus envoyé pour nous apporter des semences, ta femme m'a dit : « Viens, a passons une heure, couchons-nous », et voici, cela a été perverti pour toi en autre chose ». Il lui fît donc connaître tout ce qui s'était passé entre lui et la femme. Il jura par Phrâ-Harmakhis, disant : « Toi, venir derrière moi pour me tuer en fraude, ton poignard à la main, en trahison, quelle infamie ! » Il prit une serpe à couper les roseaux, il se trancha le membre, il le jeta à l'eau où le silure trem- bleur (1) le dévora, il s'aiîaissa, il s'évanouit. Le grand frère en maudit son cœur beaucoup, beaucoup, et il resta là à pleurer sur lui ; il s'élança, mais il ne put passer sur la rive où était son frère cadet, à cause des crocodiles. Son frère cadet le héla, disant : « Ainsi, tandis que tu te t. XX, p. o2). Le Val de l'Acacia, du Cèdre ou du Cyprès, parait être en rapport avec la Vallée funéraire, où Amon, le dieu de Thèbes, allait faire une visite chaque année, afin de rendre hommage à son père et à sa mère, qui passaient pour y être enterrés. Il était situé, comme on le verra plus tard, sur les bords du Nil [iaoumd), sans doute près de l'endroit où le lleuve descendait du ciel dans notre monde. (1) Selon la légende, Osiris, après avoir été coupé en morceaux par Ty- phon, avait été jeté au Xil ; tous les poissons avaient respecté les débris du dieu, sauf l'oxynhynque qui dévora le membre. Le scribe qui écrivit le Conte des deux Frères substitua le nom d'un autre poisson au nom de l'oxyrrhynque, sans doute par respect. Ce poisson, qui est représenté à plusieurs reprises sur les parois du tombeau de Ti, s'appelait nârou; on le reconnaît aisément aux barbillons dont le pourtour de sa bouche est hérissé et à la forme convexe de sa nageoire caudale. C'est, comme le prouve la comparaison des dessins antiques avec les planches de la Des- cription de VÉr/i/pte Poissons du Nil, pi. 12, fig. 1-4), le malaptère élec- trique ou silure trembleur [Description, t. XXIV, p. 299 sqi[.;. 10 LE CONTE DES DEUX FRÈRES figurais une action mauvaise, tu ne t'es pas ligure une seule des actions bonnes ou même une seule des choses que j'ai faites pour toi! Ah! va-t'en à ta maison, soigne toi-même tes bestiaux, car je ne demeurerai plus à l'en- droit où tu es, j'irai au Val de l'Acacia. Or, voici ce que tu feras pour moi, quand tu viendras prendre soin de moi ; car, apprends qu'il y a des choses qui vont m'arriver. J'arracherai mon cœur par magie afin de le placer sur le sommet de la fleur de l'Acacia ; et, lorsqu'on coupera l'Acacia et que mon cœur sera tombé à terre, tu viendras le chercher. Quand tu passerais sept années aie chercher, ne te rebute pas, mais, une fois que tu l'auras trouvé, mets-le dans un vase d'eau fraîche (1) ; certes je vivrai de nouveau, je rendrai le mal qu'on m'aura fait (2). Or, tu sauras qu'il m'arrive quelque chose, lorsqu'on te mettra une cruche de bière dans la main et qu'elle jettera de l'écume ; on t'en donnera une autre de vin et elle se trou- blera. Ne demeure pas en vérité, après que cela te sera arrivé ». Il s'en alla au Val de l'Acacia, et son grand frère retourna à sa maison, la main sur sa tête, barbouillé de poussière (3). Lorsqu'il fut arrivé à sa maison, il tua sa femme, il la jeta aux chiens (4), et il demeura en deuil de son frère cadet. (1) La libation d'eau fraîche est indispensable aux morts : sans elle, ils ne peuvent revivre. Encore à l'époque ptolémaïquc, les Égyptiens hellé- nisés allirmaient, dans leurs épitaphes en langue grecque, qu'Osiris « leur avait donné sous terre l'eau fraîche ». (2J Litt. : a Je rendrai réponse à ce qui est transgressé ». (3) Une des marques de douleur les plus fréquentes en Egypte comme dans le reste de lOrient: on ramassait des poignées de poussière et de boue pour s'en barbouiller le visage et la tôte. Un tableau dune tombe de Thèbes, reproduit par Wilkinson {Manners and Cusloms, 2' édit., t. 111, pi. LXVII), nous montre la famille et les amis du mort se souillant de la sorte en présence de la momie. (4) Ce même trait se retrouve dans le Cunte de Salni Khdmoîs où Tbou- boui fait jeter les enfants du héros « en bas de la fenêtre aux chiens et aux chats, et ceux-ci en mangèrent les chairs p (cfr. p. 124-i25). LE CONTE DES DEUX FRERES il Et après beaucoup de jours ensuite de cela, le frère cadet, étant au Val de l'Acacia sans personne avec lui, employait la journée à chasser les bêtes du désert, et il venait passer la nuit sous l'Acacia, au sommet de la fleur duquel son cœur était placé. Et après beaucoup de jours ensuite de cela, il se construisit de sa main, dans le Val de l'Acacia, une villa remplie de toute bonne chose, afin de se monter une maison. Comme il sortait de sa villa, il rencontra la Neuvaine des dieux (J.) qui s'en allait régler les affaires de leur Terre-Entière (2). La Neuvaine des dieux parla tous ensemble et elle lui dit : « Ah ! Bitiou, taureau de la Neuvaine des dieux (3), n'es-tu pas ici seul, pour avoir quitté ton pays devant la femme d'A- noupou, ton grand frère? Voici, sa femme est tuée, et tu lui as rendu tout ce qui avait été fait de mal contre toi ». Leur cœur souffrit pour lui beaucoup, beaucoup, et Phrâ- Harmakhis dit à Khnoumou (4) : « Oh! fabrique une (1) Les dieux cosmogoniques de l'antique Egypte formaient un ensemble théorique de neuf personnes divines, qu'on appelait psi t o\x paouU noutî- rou, « l'Ennéade, la neuvaine des dieux », ou, pour employer un terme plus vague, le Cycle des dieux. Cette Knnéade, dont chaque personne peut se décomposer en un nombre inflni de formes secondaires, présidait à la création et à la durée de l'univers, telle que certaines écoles sacerdo- tales l'avaient conçue. D'autres textes nous apprennent que les dieux des- cendaient parfois sur la terre aûn de s'y promener; le 23 Paophi, par exemple, on était exposé à les rencontrer sous forme de taureau (Ghabas, le Calendrier des Jou) s fastes et néfastes, p. 43). (2) C'est-à-dire : « De l'Egypte ». Cf. plus haut, p. 3, note 5. (3) L'épithète de « Taureau » est au moins bizarre, appliquée à un eu- nuque. On ne doit pas oublier cependant que Bitiou est Osiris, et que sa mésaventure, tout en lui enlevant sur la terre la puissance virile, no l'em- pêche pas, comme dieu, de garder ses facultés prolifiques. Dans une des formes de la légende, Osiris, mutilé, réussit à féconder Isis et devient le père d'Horus. (4) Le nom de Khnoumou signifie le modeleur, et l'on disait que le dieu avait modèle' l'œuf ou la matière du monde sur un tour à potier. Khnou- mou, qui était avant tout un dieu local, celui d'Éléphantine et du pays de la première Cataracte, était donc un dieu cosmique, et l'on comprend pourquoi l'Ennéade divine le clioisit afin de fabrif[ucr une femme à Uitiou : il la pétrit, la modèle du limon de la terre. Nous verrons plus loin, par le 12 LE CONTE DES DEUX FRÈRES femme à Bitiou, afin que tu ne restes pas seul (1) ». Khnoumou lui fit une compagne pour demeurer avec lui, qui était belle en ses membres plus que toute femme qui est en la Terre-Entière, car le germe de tous les dieux était en elle. Les Sept Hâthors (2) vinrent la voir et elles dirent d'une seule bouche : « Qu'elle meure la mort du glaive ! » Bitiou la désirait beaucoup, beaucoup : comme elle demeurait dans sa maison, tandis qu'il passait le jour à chasser les bêtes du désert afin de les déposer devant elle , il lui dit : « Ne sors pas dehors, de peur que le fleuve (3) ne te saisisse ; tu ne saurais te délivrer de lui, car tu es une femme tout bonnement. Quant à moi, mon cœur est posé au sommet de la fleur de l'Acacia et si un autre le trouve, il me faudra me battre avec lui ». Il lui révéla donc tout ce qui concernait son cœur (4). Et après beaucoup de jours ensuite de cela, Bitiou étant allé à lâchasse, selon son habitude de chaque jour, comme ladamoiselleétait sortie pour se promener sous l'Acacia qui était auprès de sa maison, voici, elle aperçut le fleuve qui tirait ses vagues vers elle, elle se prit à courir devant lui, elle entra dans sa maison. Le fleuve cria vers l'Acacia, disant : « Que je m'empare d'elle ! » et l'Acacia livra une tresse de ses cheveux. Le fleuve la porta en Egypte, il la déposa au douet des blanchisseurs de Pharaon, v. s. Conte cle.Khoufoui, qu'il assistait aux accouchements : c'était lui qui mo- delait l'enfant, lui donnait sa forme définitive après la naissance. (1) Cette phrase renferme un brusque changement de personne. Dans la première partie, Phrâ s'adresse à Khnoumou et lui dit : « Fabrique une femme à Bitiou » ; dans la seconde, il se tourne brusquement vers Bitiou et lui dit : « Afin que tu ne sois plus seul ». (2j Les Sept Hàtliors jouent ici le même rôle qu'ont les fées marraines dans nos contes de fées. Elles reparaissent au début du Conte du Prince Prédestiné, ainsi qu'on le verra plus loin. (3) Les Égyptiens anciens appelaient le Nil la mer [iaoumd), comme les Egyptiens modernes [bafirj : on retrouvera l'expression dans le Conte de Satni. ,'t) Littéralement : « Il lui ouvrit son cœur en toute sa forme ». LE CO>-TE DES DEUX FRERES 13 f. (1). L'odeur de la boucle de cheveux se mit dans le linge de Pharaon, v. s. f. ; l'on querella les blanchisseurs de Pha- raon, V. s. f., disant : « Odeur de pommade dans le linge de Pharaon, v. s. f. ! » On se mit à les quereller chaque jour, si bien qu'ils ne savaient plus ce qu'ils faisaient et que le chef des blanchisseurs de Pharaon, v. s, f., vint au douet, car son cœur était dégoûté beaucoup, beaucoup, des querelles qu'on lui faisait chaque jour. Il s'arrêta, il se tint au douet, juste en face de la boucle de cheveux qui était dans l'eau ; il fît descendre quelqu'un et on la lui apporta, trouvant qu'elle sentait bon beaucoup, beaucoup, et lui la porta à Pharaon, v. s. f. On amena les scribes sorciers de Pharaon, v. s. f. Ils dirent à Pharaon, v. s. f. : « Cette boucle de cheveux appartient à une fille de Phrà- Harmakhis qui a en elle l'essence de tous les dieux (2), et c'est comme un hommage pour toi d'une terre étran- gère. Fais donc que des messagers aillent vers toute terre étrangère afin de chercher cette fille ; et le messager qui ira au Val de l'Acacia, fais que beaucoup d'hommes aillent avec lui pour la ramener w. Voici, Sa Majesté, v. s. f., dit : (1) Pharaon est une forme hébraïsée, puis grécisée, du titre Paraoui-dou « la double Grande maison », qui sert à désigner tous les rois. Si le sou- verain était la double grande maison et non pas simplement la grande maison, cela tient à ce que l'Egypte était divisée de temps immémorial en deux terres (cf. p. 3, note ol : comme le roi était un double roi, le roi de lÉgypte du Nord et le roi de l'Egypte du Sud, sa maison était une double maison pour répondre à chacune des deux personnes dont il se composait. V. s. f. est rabréviation de la formule Vie, santé, force, qui suit toujours le nom d'un roi ou un titre royal. (2) Dans les croyances des Égyptiens, comme dans celles de beaucoup d'autres peuples, toutes les parties du corps étaient si étroitement reliées par une sympathie mutuelle, qu'elles exerçaient encore leur action l'une sur l'autre, même séparées et transportées à de grandes distances. Le sor- cier qui possédait un membre, des lambeaux de chair, des rognures d'on- gles, surtout des cheveux, pouvait imposer sa volonté à l'iiomme de qui ces débris provenaient. On ne doit donc pas s'étonner si le Nil demande une boucle des cheveux de la Fille des Dieux, ni si les magiciens, en exami- nant cette boucle, reconnaissent immédiatement la nature de la personne ù qui elle appartient. 14 LE CONTE DES DEUX FREKES « C'est parfait, parfait, ce que nous avons dit » ; et on fit partir les messagers. Et après beaucoup de jours ensuite de cela, les hommes qui étaient allés vers la Terre étran- gère vinrent faire rapport à Sa Majesté, v. s. f., mais ils ne vinrent pas ceux qui étaient allés vers le Val de l'Acacia : Bitiou, les ayant tués, laissa un seul d'entre eux pour faire rapport à Sa Majesté, v. s. f. Sa Majesté, v. s. f. fit aller beaucoup d'hommes et d'archers, aussi des hommes de char, pour ramener la damoiselle ; une femme était avec eux qui lui donna tous les beaux affiquets d'une femme en sa main (1). Cette femme vint en Egypte avec elle, et on se réjouit d'elle dans la Terre-Entière. Sa Majesté, V. s. f., l'aima beaucoup, beaucoup, si bien qu'On (2) la salua Grande Favorite. On lui parla pour lui faire dire ce qu'il en était de son mari, et elle dit à Sa Majesté, v. s. f, : « Qu'on coupe l'Acacia et qu'on le détruise ! » On fit aller des hommes et des archers avec leurs outils pour couper l'Acacia; ils arrivèrent à l'Acacia, ils coupèrent la fleur sur laquelle était le cœur de Bitiou, et il tomba mort en cette maie heure. Et quand la terre s'éclaira et qu'un second jour fut, après que l'Acacia eut été coupé, comme Anoupou, le grand frère de Bitiou, entrait dans sa maison et s'asseyait, ayant lavé ses mains, on lui donna une cruche de bière et elle jeta de l'écume, on lui en donna une autre devin et elle se troubla de lie. Il saisit son bâton avec ses sandales, aussi ses vêtements avec ses armes, il se mit à marcher vers le Val de l'Acacia, il entra dans la villa de son frère (1) M. Piehl (Zeitschrift, 188G, p. 80-81) préférerait traduire : « Une «femme était avec eux et lui donna tous les gâteaux doux d'une femme». Cfr. Max Mûller, Ueber einige Ilierogli/phenzeichen dans le Recueil de Tra- vaux, t. IX, p. no, et la réponse de Piehl, Lettre à M. le liédacteuv du Recueil, 1888, p. 1-3. (2) On, répondant à la forme du pronom indéfini emtoulou suivie du dé- terniinatif divin, paraît désigner constamment le Pharaon. « On lu salua» sera donc l'équivalent de « Pharaon la salua ». LE CONTE DES DEUX FRERES 15 cadet, et il trouva son frère cadet couché sur son cadre (1), mort. Il pleura, quand il aperçut son frère cadet couché et bien mort ; il s'en alla pour chercher le cœur de son frère cadet sous l'Ajcacia à l'abri duquel son frère cadet couchait le soir, il consuma trois années à le rechercher sans le trouver. Et il entamait la quatrième année, lorsque, son cœur désirant venir en Egypte, il dit : « J'irai de- main » ; ainsi dit-il en son cœur. Et quand la terre s'éclaira et qu'un second jour fut, il alla sous l'Acacia, il passa la journée à chercher ; tandis qu'il revenait le soir, et qu'il re- gardait autour de lui pour chercher de nouveau, il trouva une graine, il revint avec elle, et voici, c'était le cœur de son frère cadet. Il apporta une tasse d'eau fraîche, il l'y jeta, il s'assit selon son habitude de chaque jour. Et lors- que la nuit fut, le cœur ayant absorbé l'eau, Bitiou tres- saillit de tous ses membres, et il se mit à regarder fixe- ment son grand frère, tandis que son cœur était dans la tasse (2). Anoupou, le grand frère, saisit la tasse d'eau fraîche où était le cœur de son frère cadet ; celui-ci but et son cœur fut en place, et lui devint comme il était autre- fois. Chacun d'eux embrassa l'autre, chacun parla avec son compagnon. Bitiou dit à son grand frère : « Voici, je vais devenir un grand taureau qui aura tous les bons poils, et dont on ne connaîtra pas la nature (3). Toi, assieds-toi (1) C'est le lit bas, en forme de cadre rectangulaire, Vangareb des Ber- bérins d'aujourd hui. (2) Cfr. Sethe, zu cVOrblney, 14, 2-3, dans la Zeilschrifl, t. XXIX, p. 57-59. (3) Ce taureau est un Apis, Bitiou n'étant lui-même qu'une forme popu- laire d'Osiris. Apis devait avoir sur le corps un certain nombre de mar- ques mystiques, dessinées par des poils de couleurs diverses. 11 était noir, portait au front une tache blanche triangulaire, sur le dos la figure d'un vautour ou d'un aigle aux ailes éployécs, sur la langue l'image d'un sca- rabée; les poils de la queue étaient doubles, a Le scarabée, le vautour, et toutes celles des autres marques qui tenaient à la présence et à la dispo- sition relative des épis, n'existaient pas réellement. Les prêtres, initiés aux mystères d'Apis, les connaissaient sans doute seuls et savaient y voir 16 LE CONTE DES DEUX FRÈRES sur mon dos quand le soleil se lèvera, et, lorsque nous se- rons au lieu où est ma femme, je rendrai des réponses (1), Toi donc, conduis-moi à l'endroit où l'On est, et on te fera toute bonne chose, on te chargera d'argent et d'or pour m'avoir amené à Pharaon, v. s. f., car je serai un grand miracle et on se réjouira de moi dans la Terre-Entière, puis tu t'en iras dans ton bourg ». Et quand la terre s'éclaira et qu'un second jour fut, Bitiou se changea en la forme qu'il avait dite à son grand frère. Anoupou, son grand frère, s'assit sur son dos, à l'aube, et il arriva à l'endroit où l'On était. On le fit connaître à Sa Majesté, v. s. f., elle le regarda, elle entra en liesse beaucoup, beaucoup, elle lui fit grand' fête, disant : « C'est un grand miracle qui se produit! » et on se réjouit de lui dans la Terre-Entière (2). On chargea d'argent et d'or son grand frère, et celui-ci s'établit dans son bourg; On lui donna des gens nombreux, des biens nombreux, car Pharaon, v. s. f., l'aima beau- coup, beaucoup, plus que tout homme en la Terre-Entière. Et après beaucoup de jours ensuite de cela, le taureau entra au harem (3), et il s'arrêta à l'endroit où était la fa- vorite, et il se mit à lui parler, disant : « Vois, moi je vis pourtant ». Elle lui dit : « Toi, qui es-tu donc? » Il lui dit : « Moi, je suis Bitiou. Tu savais bien, quand tu faisais les symboles exigés de l'animal divin, à peu près comme les astronomes reconnaissent dans certaines dispositions d étoiles, les linéaments d'un dragon, d'une lyre et d'une ourse » (Mariette, Renseignements sur les Apis, dans le Bulletin archéologique de V Alhenaeum français, 1855, p. 54). (1) Gfr. la même expression, p. 10, note 2. (2) Pendant le temps qui s'écoulait entre la mort d'un Apis et l'inven- tion d'un autre Apis, l'Egypte entière était en deuil; l'intronisation du nouvel Apis faisait cesser le deuil et était célébrée par de grandes fêtes. Le roman reproduit donc en cet endroit les habitudes de la vie réelle. (3) Les animaux sacrés avaient libre accès à toutes les parties du temple où ils vivaient. On sait les franchises dont le bouc de Mendès jouissait et les fantaisies singulières au.xquelles il se livrait parfois (Hérodote, II, xLvi). Bitiou, en sa qualité de taureau sacré, pouvait pénétrer, sans qu'on l'en empêchât, dans les parties du palais fermées au vulgaire et jusque dans le harem. LE CONTE DES DEUX FRERES 17 abattre l'Acacia par Pharaon, v. s. f. , que c'était me mettre à mal, si bien que je ne pusse plus vivre ; mais, vois, moi je vis pourtant, je suis taureau ». La favorite eut peur beau- coup, beaucoup, du propos que lui avait dit son mari. II sortit du harem, et Sa Majesté, v. s. f., étant venue passer un jour heureux avec elle, elle fut à la table de Sa Majesté et On fut bon pour elle beaucoup, beaucoup. Elle dit à Sa Majesté : « Jure-moi par Dieu disant : « Ce que tu diras, « je Técouterai pour toi ». Il écouta tout ce qu'elle disait : « Qu'il me soit donné de manger le foie de ce taureau, car il ne fera rien qui vaille ». C'est ainsi qu'elle lui parla. On s'allligea de ce qu'elle disait beaucoup, beaucoup, et le cœur de Pharaon en fut malade beaucoup, beaucoup. Et quand la terre s'éclaira et qu'un second jour fut, on pro- clama une grande fête d'offrandes en l'honneur du tau- reau, et on envoya un des bouchers en chef de Sa Majesté, V. s. f., pour faire égorger le taureau. Or, après qu'on l'eut fait égorger, tandis qu'il se débattait contre les hommes, il secoua son cou, il laissa tomber deux gouttes de sang vers le double perron de Sa Majesté, v. s. f. : l'une d'elles fut d'un côté de la grande porte de Pharaon, V. s. f., l'autre de l'autre côté, et elles poussèrent en deux grands perséas (1), dont chacun était de toute beauté. On alla dire à Sa Majesté, v. s. f. : « Deux grands perséas ont poussé en grand miracle pour Sa Majesté, v. s. f., pen- dant la nuit, auprès de la grande porte de Sa Majesté, v. s. f. » ; et on se réjouit à cause d'eux dans la Terre-En- tière, et On leur fit des offrandes. (1) Le perséa, d'après Schweinfurth le Mimusops Schimperi, était con- sacré à Osiris. Il y avait un perséa de chaque côté de l'entrée du temple de Déir ei-Bahari et Na ville a encore trouvé des troncs d'arbres desséchés aux points où W'ilkinson avait marqué sur son plan des bases d'obélis- ques. >piegelberg a rapproché fort ingénieusement ce fait du passage de notre conte (Naville, Un dernier mot sur la succession des Thoutmès, dans la Zeilschrift, t. XXXVIl). 2 18 LE CONTE DES DEUX FRERES Et après beaucoup de jours ensuite de cela, Sa Majesté, V. s. f., se para du diadème de lapis-lazuli, le cou ceint de guirlandes de toute sorte de fleurs, elle monta sur son char de vermeil, elle sortit du palais royal v. s. f. afin de voir les perséas. La favorite sortit sur un char à deux chevaux, à la suite de Pharaon, v. s. f., puis Sa Majesté, V. s. f., s'assit sous un des perséas (1), la favorite s'assit sous l'autre perséa. Quand elle se fut assise, le perséa parla à sa femme : « Ah ! perfide 1 Je suis Bitiou et je vis, maltraité de toi. Tu savais bien que faire couper l'A- cacia par Pharaon, v. s. f., c'était me mettre à mal ; je suis devenu taureau, et tu m'as fait tuer ». Et après beaucoup de jours ensuite de cela, comme la favorite était à la table de Sa Majesté, v. s. f., et qu'On était bon pour elle, elle dit à Sa Majesté, v. s. f. : « Prête-moi ser- ment par Dieu, disant : « Ce que la favorite me dira, je « l'écouterai pour elle ». Parle ! » Il écouta tout ce qu'elle disait. Elle dit : « Fais qu'on abatte ces deux perséas, qu'on en fabrique de bonnes poutres! » On écouta tout ce qu'elle disait. Et après beaucoup de jours ensuite décela. Sa Majesté, v. s. f., envoya des charpentiers habiles, on coupa les perséas de Pharaon, v. s. f. , et se tenait là, regardant faire, la royale épouse, la favorite. Un copeau s'envola, entra dans la bouche de la favorite, et elle s'a- perçut qu'elle concevait (2). On fabriqua les poutres, et On en fit tout ce qu'elle voulut. Et après beaucoup de jours ensuite de cela, elle mit au (1) Le scribe égyptien a passé ici une ligne entière : « Sa Majesté s'assit sous un des perséas, la favorite s'assit sous l'autre perséa. Quand elle fut assise, le perséa se mit à parler avec sa femme ». C'est un véritable bour- don que le scribe a commis. Dans l'original qu'il avait sous les yeux deux lignes se terminaient par le mot perséa : il a sauté la seconde. (2) 11 y a ici une allusion à un fait mythologique : chaque soir, le soleil entrait dans la bouche de la déesse Nouit, qui concevait par là même, et le lendemain matin, mettait au monde un soleil nouveau (Maspero, Études de Mythologie et d'Archéologie égyptiennes, t. II, p. 25-26). LE CONTE DES DEUX FRERES 19 monde un enfant mâle, et on alla dire à Sa Majesté, v. s. f. : « Il t'est né un enfant mâle ! » On l'apporta, on lui donna des nourrices et des remueuses (1). On se réjouit dans la Terre-Entière. On se mit à faire un jour de fête, on commença d'être en son nom (2). Sa Majesté, v. s. f. , l'aima beaucoup, beaucoup, sur l'heure, et on le salua fils royal de Kaoushou (3). Et après beaucoup de jours ensuite de cela, Sa ^lajesté, v, s. f., le fit prince héritier de la Terre-Entière, Et après beaucoup de jours ensuite de cela, quand il fut resté beaucoup d'années prince héritier de la Terre-Entière, Sa Majesté, v. s. f., s'envola vers le Ciel (4). On dit : « Qu'on m'amène les grands officiers de Sa Majesté, v. s. f., que je leur fasse connaître tout, ce qui s'est passé à mon sujet ». On lui amena sa femme, il plaida contre elle par devant eux, on exécuta ce qu'ils avaient décidé. On lui amena son grand frère, et il le lit prince héritier de sa Terre-Entière. Il fut vingt ans roi d'Egypte puis il passa de la vie, et son grand frère fut en sa place le jour des funérailles. — Il est fini en paix ce livre. (1) Cette charge de « reniueuse » ou de « berceuse » était parfois rem- plie par des hommes : quelques hauts fonctionnaires de la XVIIl' dynastie en ont été investis. Le mot khnomou, qui la désigne, signifie au propre dormir, assoupir : le khnomou est donc au propre la personne qui endort l'enfant. la mondit celle qui lui donne le sein. (2) Cette phrase obscure peut être interprétée de plusieurs façons. Elle signifie ou bien que l'on commema à imposer le nom du jeune prince aux enfants qui naquirent après lui, ou plutôt, comme le veut Lefébure {L Importance du Nom, dans Sphinx, t. I, p. 97), que le prince ayant reçu un nom commença d'entrer en pleine possession de sa personnalité ; la personne humaine n'était complète en effet que lorsqu'elle avait reçu son nom. (3) Un des titres des princes de la famille royale. Le fils royal de Kaoushou était, à proprement parler, le gouverneur du pays de Kaoushou, c'est-à-dire de l'Ethiopie. Dans la réalité, ce titre pouvait ne pas être sim- plement honorifique : le jeune prince gouvernait lui-même, et il faisait l'apprentissage de son métier de roi dans les régions du haut Xil. ,,4) Un des euphémismes ordinaires du style otiiciel égyptien, pour dire qu'un roi est mort. On en retrouve l'équivalent au début des Mémoires de Sinouhît; cf. p. 61. 20 LE CONTE DES DEUX FRÈRES pour le double du scribe trésorier Qagabou, du trésor de Pharaon, v. s. f., du scribe Haroui, du scribe Mar- emapît; l'a fait le scribe Ennana, le maître de ce livre. Qui- conque parle contre ce livre, Thot lui soit ennemi ! I LE ROI KHOUFOUI ET LES MAGICIENS (xviii^ dynastie) Le papyrus qui nous a conservé ce conte fut donné à Lepsius, il y a plus de cinquante ans, par une dame anglaise, Miss Westcar, qui l'avait rapporté elle-même d'Egypte. Acquis en 1886 par le Musée de Berlin, on en connut d'abord une analyse sommaire que publia : A. Erman, Ein neiter Papyrus des Berliner Muséums, dans la Natio- nal-Zeituny de Berlin (n» du 14 mai 1886), Et que reproduisirent : A. Erman, ^Egyptenund .Egyptisch.es Leben im Altertum, in-8°, Tu- bingen, 1883-1887, p. 498-302, Ed. Meyer, Geschichte des alten .Eyyptens, in-8", Berlin, 1887, p. 129-131. La traduction que j'en avais donnée dans la seconde édition de ces contes était moins une version littérale qu'une adaptation faite, en partie sur une traduction allemande, en partie sur une tianscrip- tion en caractères hiéroglyphiques qu'Erman avait bien voulu me communiquer. Depuis lors une paraphrase anglaise en a été insérée par W. Flinders Pétrie dans ses Egyptian Taies, 1895, Londres, in-12, t. I, p. 97-142, et le texte lui-même a étt'- publié en fac-similé et en transcription hiéroglyphique, puis traduit en allemand par : A. Erman, die Mœrchen des Papyrus Westcar (formant les tomes V-VI des Mittheilungen ans den Orientalischen Sammlungen), 1890, Berlin, in-4«. Qui depuis a reproduit sa traduction avec quelques corrections dans son petit livre, Aus den Papyrus der Kômg lichen Museen, 1899, Berlin, in-8o,p. 30-42, et a inséré la transcription en hiéroglyphes 22 LE ROI KHOUFOUI ET LES MAGICIENS de plusieurs passages dans son Mgyptische Chrestomathie, 1904, Berlin, in-12, p. 20-27. Le conte aurait OXè probablement l'un des plus longs que nous eussions connus, s'il nous était parvenu entier : malheureusement, le commencement en a disparu. Il débutait par plusieurs récits de prodiges que les fils du roi Chéops racontaient à leur père l'un après l'autre. Le premier de ceux qu'on lit sur notre manuscrit est presque entièrement détruit : la formule finale subsiste seule pour nous montrer que l'action se passait au temps de Pharaon Zosiri, pro- bablement le Zosiri que nos listes royales placent dans la II [«dynastie. Les pages suivantes contenaient le récit d'un pi'odige accompli par le sorcier Oubaou-anir, sous le règne de ^■abka de la II1« dynastie. A partir du moment oii le prince Bioufrî ouvre la bouche, le récit marche sans interruption importante jusqu'à la fin du manuscrit ; il s'arrête au milieu d'une phrase, sans que nouspuissions conjecturer avec vraisemblance ce qui lui manque pour être complet. Les roman- ciers égyptiens ont des façons déconcertantes de tourner court au mo- ment où l'on s'y attend le moins, et de condenser en quelques lignes des faits que nous nous croyons obligés d'exposer longue- ment. Peut-être une ou deux pages de plus auraient suffi à nous conserver le dénouement; peut-être exigeait-il huit pages encore et comportait-il des péripéties que nous ne soupçonnons pas. On peut se demander si la portion du roman oîi la naissance des trois premiers rois de la V<= dynastie est racontée contient un fond historique. Il est certain qu'une famille nouvelle commença de régner avec Ousirkaf : le Papyrus de Turin mettait une rubrique avant ce souverain, et il le séparait ainsi des Pharaons qui l'avaient précédé. Les monuments semblent n'admettre aucun interrègne entre Shopsiskaf et Ousirkaf ce qui nous inclinerait à penser que le chan- gement de dynastie s'opéra sans trouble. Si l'on en croyait la légende d'après laquelle Ousirkaf serait le fils de Râ et d'une prê- tresse, il n'était pas de sang royal et il ne tenait par aucun lien de parenté aux princes qu'il remplaça; l'exemple des théogonies thébaines, telles qu'elles nous sont connues par l'histoire delà reine Hashopsouîtou et d'Aménôthès III, pourrait cependant nous laisser soupçonner qu'il se rattaciiait à la grande lignée pharaonique par l'un de ses ascendants. La donnée d'après laquelle les trois souve- rains étaient nés ensemble paraît avoir été assez répandue en Egypte, car un texte d'époque ptolémaïque (lîrugsch, Dict. Hier., t. VII, p. 1093), parlant de la ville de Pa-Sahourî fondée par l'un d'eux, affirme qu'elle s'appelait aussi la Ville des Trimcaiix (Piehl, Quelques Passar/es du Papyrus Westcar, dans Sphinx, t. I,p. 71-80); cela ne prouve pas toutefois que nous devions lui attribuer une valeur historique. En .somme, le plus prudent jusqu'à nouvel ordre est LE ROI KHOUFOUI ET LES MAGICIENS 23 de considérer le récit de notre conte corame purement imaginaire. Erman a constaté que l'écriture du Papyrus Westcar resse mble beaucoup à celle du Papyrus Ebers : on peut donc rapporter la con- fection (lu manuscrit aux derniers temps de la domination des Hyksôs au plus tôt, à ceux de la XVI II'' dynastie au plus tard. Il est probable pourtant que la rédaction est beaucoup plus ancienne que l'exécu- tion : d'après les particularités du style, Erman est d'avis qu'elle remonte peut-être à la XII*^ dynastie. Le conte de Cliéops et des ma- giciens appartiendrait donc au même temps que les Mémoires de Sinoulût et que l'Histoire du Paysan; ce serait un spécimen du roman d'imagination à côté d'un spécimen du'roman bourgeois de l'époque. Le début du récit et le cadre général nous sont fournis assez vrai- semblablement par le préambule du Papyrus n° I de Saint-Péters- bourg : « Il arriva, au temps où Sanofrouî était roi bienfaisant de « cette Terre Entière, un jour que les conseillers intimes du palais « qui étaient entrés chez Pharaon, v. s. f., pour délibérer avec lui,. « s'étaient déjà retirés après avoir délibéré, selon leur coutume de << chaque jour, Sa Majesté dit au chancelier qui se trouvait près de « lui : « Cours, amène-moi les conseillers intimes du palais qui sont « sortis pour s'éloigner, afin que nous délibérions de nouveau, sur « l'heure ! <> Les conseillers reviennent, et le roi leur confesse qu'il les a rappelés pour leur demander s'ils ne connaissaient pas un homme qui put leur raconter des histoires : sur quoi, ils lui recom- mandent un prêtre de Bastît du nom de Neferhô (1). 11 est très pro- bable que Chéops réunit ses lils un jour d'ennui et qu'il leur de- manda s'ils connaissaient dans le passé ou dans le présent quelques prodiges accomplis par des magiciens. La première des histoires est perdue, mais la partie conservée du récit nous donne les restes de la formule par laquelle le Pharaon, émerveillé, manifestait sa satisfac- tion. La Majesté du roi des deux Égyptes Khoufoui, à la voix juste, dit : « Qu'on présente à la Majesté du roi Zosiri, « à la voix juste, une offrande de mille pains, cent « cruches de bière, un bœuf, deux godets d'encens, et « qu'on fasse donner une galette, une pinte de bière, une « ration de viande, un godet d'encens pour l'homme au (1; Golénischefl", le Papyrus n° 1 de Saint-Pélersbourr/, dans la Zeil- schrifl, 1876, p. 109-110. 24 LE ROI KHOUFOUI ET LES MAGICIENS « rouleau en chef..., car j'ai vu la preuve de sa science ». Et l'on fit ce que Sa Majesté avait ordonné (1). Lors, le fils royal Khâfrî se leva pour parler et il dit : <( Je vais faire connaître à ta Majesté un prodige qui « arriva au temps de ton père, le roi Nabka (2), à la voix « juste, une fois qu'il s'était rendu au temple de Phtah, « maître d'Anoukhoutaouî (3) ». « Or, un jour que Sa Majesté allait au temple de Phtah <( d'Anoukhoutaouî et que Sa Majesté faisait visite à la « maison du scribe, premier lecteur, Oubaou-anir (4), avec <( sa suite, la femme du premier lecteur Oubaou-anir vit « un vassal (5) de ceux qui étaient derrière le roi : [dès « l'heure qu'elle l'aperçut, elle ne sut plus l'endroit du <( monde où elle était. Elle lui envoya sa servante qui était <( auprès d'elle, pour lui dire : « Viens, que nous reposions (1) C'est la formule qui terminait la première histoire : le nom du ma- gicien est entièrement détruit. (2) Le roi Xabka n'est pas le père réel de Khoufoui, mais, comme il ap- partenait à une dynastie antérieure et que tous les Pharaons étaient censés ne former qu'une même famille, le conteur, en parlant de Tun d'eux, l'appelle le père (nous dirions Vancêtre) du souverain régnant, Khoufoui. (3) Anoukhoutaouî est, comme l'a montré M. Brugsch, le nom d'un des •quartiers de Memphis. J'ai quelque lieu de croire qu'on peut en fixer l'emplacement près de la butte appelée aujourd'hui Kom-el-Azîz. (4) L'expression premier lecteur est une traduction par à peu près du titre Khri-hahi. Le khri-hafn était, littéralement Vhomrne au rouleau, celui qui, dans une cérémonie, dirigeait la mise en scène etl'exécution, plaçait les per- sonnages, leur soufflait les termes delà formule qu'ils devaient prononcer, Jeur indiquait les gestes et les actions qu'il leur fallait accomplir, récitait au "besoin les prières pour eux, bref un véritable maître des cérémonies (cfr. Maspero, Éludes Êgypliennes, t. II, p. iJl sqq). Le khri-liabi ou lecteur, qui savait par métier toutes les formules, devait donc connaître les incantations et les formules magiques aussi bien que les formules reli- gieuses ; c'est pourquoi tous les sorciers de notre récit sont des lecteurs ■en chef, des premiers lecteurs. Le titre qu'ils joignent à celui-là, celui d'e- ■crivain des livres, nous montre que leur science ne se bornait pas à réciter les charmes: elle allait jusqu'à copier, et, au besoin, jusqu'à composer les livres de magie. (5) Le texte égj'ptien donne nozesou, un petit, un homme de basse con- dition. Le mot vassal m'a paru répondre exactement, dans notre vieille langue, au sens du terme égyptien. LE ROI KHOUFOUI ET LES MAGICIENS 25 « ensemble, une heure durant ; mets tes vêtements de fête ».] « Elle lui fît porter une caisse pleine de beaux vêtements (1), « et lui il vint avec la servante à l'endroit où elle était. Or, « quand des jours eurent passé sur cela, comme le pre- « mier lecteur Oubaou-anir avait un kiosque au Lac d'Ou- « baou-anir, le vassal dit à la femme d'Oubaou-anir : « Il « y a le kiosque au Lac d'Oubaou-anir ; s'il te plaît, « nous y prendrons un petit moment ». Lors la femme « d'Oubaou-anir envoya dire au majordome qui avait « charge du Lac : « Fais préparer le kiosque qui est au « Lac ». « Il fît comme elle avait dit et elle y demeura buvant « avec le vassal jusqu'à ce que le soleil se couchât. Et « quand le soir fut venu, il descendit dans le Lac pour se « baigner et la servante dit au majordome ce qui s'était « passé entre le vassal et la femme d'Oubaou-anir. Et « quand la terre se fut éclairée et qu'un second jour fut, « le majordome alla trouver le premier lecteur Oubaou- « anir et il lui conta ces choses que ce vassal avait faites « dans le kiosque avec sa femme. Quand le premier lec- « teur Oubaou-anir sut ces choses qui s'étaient passées a dans son kiosque, il dit au majordome : « Apporte-moi « ma cassette en bois d'ébène incrusté de vermeil qui « contient mon grimoire (3) ». Quand le majordome l'eut « apportée, il modela un crocodile de cire, long de sept « pouces, il récita sur lui ce qu'il récita de son grimoire, « il lui dit : « Quand ce vassal viendra pour se baigner (1) Cfr. dans le Conte des deux Frères, p. 6 du présent volume, les vêtements que la femme d'Anoupou promet à Bitiou pour le tenter. (2) Le Lac d'Ouhaou-anir est le nom d'une propriété formé avec le nom du maître et avec le mot Slie, qui signifie lac, étang, bassin d' inondation . C'est un procédé de formation fréquent dans la nomenclature géographique de l'Egypte, et nous rencontrerons un She-Sanofroui plus loin dans les Mémoires de Hinouhit (cf. p. G2 . v3) C'est ainsi que, dans le premier Conte de Satni-Khdmois, une cas- sette contient le livre miraculeux de Thot (cf. p. 109-110, 113). 26 LE ROI KHOUFOUI ET LES MAGICIENS « dans mon Lac, alors entraîne-le au fond de l'eau (1) ». Il « donna le crocodile au majordome et il lui dit : « Dès « que le vassal sera descendu dans le Lac, selon sa cou- rt tume de chaque jour, jettes-y le crocodile de cire der- « rière lui ». Le majordome alla donc et il prit le crocodile « de cire avec lui. La femme d'Oubaou-anir envoya au « majordome qui avait charge du Lac et elle lui dit : (c Fais préparer le kiosque qui est au bord du Lac, car « voici, je viens y séjourner ». Le kiosque fut muni de c toutes les bonnes choses ; on vint et on se divertit avec « le vassal. Quand ce fut le temps du soir, le vassal « alla, selon sa coutume de chaque jour, et le majordome « jeta le crocodile de cire à Teau derrière lui ; le crocodile « se changea en un crocodile de sept coudées, il saisit le « vassal et il l'emporta sous l'eau. Or, le premier lecteur « Oubaou-anir demeura sept jours avec la Majesté du roi « de la haute et de la basse Egypte Nabka, à la voix juste, « tandis que le vassal était dans l'eau sans respirer. Mais, « après que les sept jours furent révolus, quand le roi de « la haute et de la basse Egypte Nabka, à la voix juste, « alla etqu'il se rendit au temple, le premier lecteur Oubaou- « anir se présenta devant lui et il lui dit : « Plaise ta « Majesté venir et voir le prodige qui s'est produit au « temps de ta Majesté au sujet d'un vassal ». Sa Majesté « alla donc avecle premier lecteur Oubaou-anir. Oubaou- « anir dit au crocodile : « Apporte le vassal hors de l'eau ! » « Le crocodile sortit et apporta le vassal hors de l'eau. Le « premier lecteur Oubaou-anir dit : « Qu'il s'arrête ! » et « il le conjura, il le fit s'arrêter devant le roi. Lors la « Majesté du roi de la haute et de la basse Egypte « Nabka, à la voix juste, dit : « De grâce, ce crocodile (1) Tout ce début est mulilé au puint qu'il n'en reste plus une phrase complète. La restitution en est empruntée à l'excellente traduction d'iir- man [die Maerchen des Papyrus Westcar, p. 22-26). LE ROI KHOUFOUI ET LES MAGICIENS 27 « est terrifiant ! » Oubaou-anir se baissa, il saisit le cro- « codile, et ce ne fut plus dans ses mains qu'un crocodile « de cire. Le premier lecteur Oubaou-anir raconta à la « Majesté du roi de la haute et de la basse Egypte Nabka, « à la voix juste, ce que le vassal avait fait dans sa mai- « son avec sa femme. Sa Majesté dit au crocodile ; « Prends- « toi ce qui est tien ». Le crocodile plongea au fond du « lac et Ton n'a plus suce qu'il advint de lui. La Majesté « du roi de la haute et de la basse Egypte Nabka, à la « voix juste, fit conduire la femme d'Oubaou-anir au « côté nord du palais ; on la brûla et on jeta ses cendres « au fleuve (1). Voici, c'est là le prodige qui arriva au « temps de ton père, le roi de la haute et de la basse « Egypte Nabka, à la voix juste, et qui est de ceux qu'o- « péra le premier lecteur Oubaou-anir ». La Majesté du roi Khoufoui, à la voix juste, dit donc : « Qu'on présente à la Majesté du roi Nabka, à lavoix juste, « une offrande de mille pains, cent cruches de bière, un « bœuf, deux godets d'encens, puis qu'on fasse donner une « galette, une pinte de bière, un godet d'encens pour le « premier lecteur Oubaou-anir, car j'ai vu la preuve de sa « science». Etl'onfitce que Sa Majesté avait ordonné. Lors le fils royal Bioufrî se leva pour parler et il dit : (.- Je vais faire connaître à ta Majesté Un prodige qui « arriva au temps de ton père Sanofrouî, à la voix juste, (1) La façon dont le texte introduit cette fin du récit, sans commen- taire, semble prouver que c'était là un châtiment ordinaire des femmes adultères. Nous savions déjà que le supplice du feu était appliqué en Ethiopie au crime d'hérésie (G. Maspero, la Stèle de l'Excommunication, dans la Revue archéologique, 1811, t. II, p. 329 sqq.), mais on n'en con- naissait aucun exemple en Egypte. On devait le redouter d'autant plus, qu'en détruisant le corps il enlevait à lame et au double l'appui dont ils avaient besoin dans l'autre monde. A la fin du Conte des deux Frères (p. 19), l'auteur se borne à enregistrer le châtiment de la fille des dieux, sans nous dire en quoi il consista : ce fut probablement, selon l'usage, le supplice du feu. 28 LE ROI KHOUFOUI ET LES MAGICIENS (( et qui est de ceux qu'opérait hier le premier lecteur « Zazamânoukhou. « Un jour que le roi Sanofrouî, à la voix juste, s'en- « nuyait, Sa Majesté assembla la maison du roi, v. s. f., c( afin de lui chercher quelque chose qui lui allégeât (1) le (( cœur. Comme on ne trouvait rien il dit : « Courez et « qu'on m'amène le premier lecteur, Zazamânoukhou », et « on le lui amena sur l'heure. Sa Majesté lui dit : « Zazamâ- '( noukhou, mon frère, j 'ai assemblé la maison du roi, v. s. f. , (c afin qu'on me cherchât quelque chose qui m'allégeât le (( cœur, mais je n'ai trouvé rien ». Zazamânoukhou lui dit : « Daigne taMajesté se rendre au Lac de Pharaon, v. s. f., « et se faire armer une barque avec toutes les belles filles 'an), par suite, sa personnalité (cfr. Maspero, Études égyptiennes, t. I, p. 27). (3) Iliqit, qui est nommée avec Khnoumou l'un des premiers berceaux à LE ROI KHOUFOUI ET LES MAGICIE]^S 37 « la RouditJidit de ces trois enfants qui sont dans soa (( sein et qui rempliront cette fonction bienfaisante en € cette Terre-Entière, vous bâtissant vos temples, four- ce nissant vos autels d'offrandes, approvisionnant vos « tables à libations, augmentant vos biens de main- « morte ». Lors ces dieux allèrent: les déesses se chan- gèrent en musiciennes, et Khnoumou fut avec elles comme homme de peine (1). Elles arrivèrent à la maison de Râousir, et elles le trouvèrent le linge en désordre. Elles passèrent devant lui avec leurs crotales et avec leurs sistres (2), mais il leur dit : « Mesdames, voyez, il y a c ici une femme qui souffre les douleurs de l'enfantement »• Elles dirent: « Permets-nous de la voir, car, voici, nous « sommes habiles aux accouchements ». Il leur dit :. « Venez donc », et elles entrèrent devant Rouditdidit, puis elles fermèrent la chambre sur elle et sur elles-mêmes. Alors, Isis se mit devant elle, Nephthys derrière elle, Hiqit facilita l'accouchement (3). Isis dit : « 0 enfant, ne d'Abydos (Louvre G 3), c'est-à-dire l'une des divinités qui ont présidé à la fondation de la ville, est la déesse Grenouille ou à tète de grenouille, une des déesses cosmiques qui avaient agi lorsde la naissance du monde. Sa présence est donc naturelle auprès d'une accouchée. (1; Le texte dit : « comme porte-coffret, porte-sac ». Khnoumou prend le rôle du domestique qui accompagne les aimées, porte leurs bagages, et, au besoin, fait sa partie vocale et instrumentale dans le concert. L'xin. des petits personnages en bois trouvés à Méir et qui sont au Musée du Caire porte un cotTret et me paraît définir nettement ce qu'un /ui-^a/a' pouvait être (Maspero, Guide du Visileur au musée du Cah'e, liiOi, édit. anglaise, p 476, n° 241 . (2) Nous rencontrerons plus bas, dans les Mémoires de Sinouhit (cf. p. 79-80), une scène de famille analogue, mais où les actrices sont les princesses de la Pharaon. (3) Pour comprendre la position que prennent les déesses par rapport à l'accouchée, il faut se rappeler que les femmes égyptiennes en travail ne choisissaient pas comme les nôtres la position horizontale. Elles se tenaient, ainsi que le prouvent certains tableaux, soit accroupies sur une natte ou sur un lit, les jambes repliées sous elles, soit assises sur une chaise qui ne parait ditl'érer en rien des chaises ordinaires. Les femmes accourues pour les aider se répartissaient la besogne : l'une se plaçait derrière la patiente et la serrait <à bras le corps, pendant les douleurs, pour lui servir ^8 LE ROI KHOUFOUI ET LES MAGICIENS « fais pas le fort en son ventre, en ton nom d'Ousirraf, le € plus fort (1) ! » Alors cet enfant lui sortit sur les mains, un enfant d'une coudée de long (2), aux os vigoureux, aux membres jointoyés d'or, à la coiffure de lapis-lazuli vrai (3). Les déesses le lavèrent, elles lui coupèrent le cordon ombilical, elles le posèrent sur un lit de briques, puis Maskhonouit s'approcha de lui et elle lui dit : « C'est un ^ roi qui exercera la royauté en ce Pays Entier ». Khnou- mou lui mit la santé dans les membres (4). Ensuite Isis se •de point d'appui et pour favoriser l'expulsion, l'autre se mettait devant elle, agenouillée ou accroupie, afin de recevoir l'enfant dans ses mains et d'empêcher qu'il ne tombât à terre brutalement. Les deux déesses Isis et Nephthys, venues pour accoucher Rouditdidit, n'agissent pas autrement que les sages-femmes ordinaires. Hiqit précipite la délivrance par des massages opérés sur le sein maternel, ainsi que les sages-femmes égj'p- tiennes le font aujourd'hui encore. (1) Selon une habitude fréquente non seulement en Egypte, mais dans l'Orient entier, la sage-femme, en donnant à l'enfant le nom qu'il portera, fait un calembour plus ou moins intelligible sur le sens des mots dont ce nom se compose. Ici l'enfant s'appelle Ousir-rof, Ousir-raf, ce qui est, pour le sens, une variante du nom Ousirkaf que portait le premier roi de la Y" dynastie. Ousir-vaf àigmCe celui gui est fort plus que lui, Ousirkaf est ■celui dont le double est fort; aussi la déesse emploie-t-elle le verbe ousirou dans la première partie de la phrase : « Ne sois pas fort [ousirou) dans son ventre (probablement « ne meurtris pas le ventre de la mère »), en ton nom de celui qui est le plus fort ». C'est le même procédé par lequel les Hé- breux expliquaient le nom des enfants de Jacob [Genèse, xxix, 32-xxx, 24). (2) C'est la taille normale des enfants nouveau-nés dans les textes égj'ptiens (Erman, die Mœrclien des Papyrus Westcar (p. 62). (3; Le texte dit littéralement que «la texture de ses membres était d'or et « sa perruque de lapis-lazuli vrai », en d'autres termes que ses membres étaient précieux comme l'or, sa chevelure bleue comme le lapis- lazuli ; y a-t-il un calembour entre noubou, l'or, et noubou, modeler, fondre, que les textes emploient souvent pour exprimer la création des membres d'un homme par les dieux? En tout cas, la coiffure des tètes humaines dont les cercueils de momie sont décorés est presque toujours teinte en bleu, si bien que l'expression de notre texte répond exactement à un détail d'art ou d'industrie égyptienne. Somme toute, ce n'est pas un enfant naturel que notre auteur décrit, mais une statuette de divinité, avec ses incrustations d'or et avec sa coiffure. (4) Maskhonouit étant, comme j'ai dit (p. 36, note 2 , la destinée humaine, on l'appelle pom" rendre l'arrêt de vie de l'enfant. Klmoumou, le modeleur, complète l'œuvre des déesses : il masse le corps du nouveau-né et il lui infuse ainsi la santé (cfr. p. 11, note 4). LE ROI KHOUfOUI ET LES MA(.rCIENS 39 plaça devant Roudîtdidît, Nephthys derrière elle, Hiqît facilita l'accouchement. Isis dit: « Enfant, ne voyage pas « dans son ventre, en ton nom de Sàhourî, celui qui est € Râ voyageant au ciel (1) ». x\lors cet entant lui sortit sur les mains, un enfant d'une coudée de long, aux os vigou- reux, aux membres jointoyés d'or, à la coiffure de lapis- lazuli vrai. Les déesses le lavèrent, elles lui coupèrent le cordon, elles le portèrent sur un berceau de briques, puis Maskhonouît s'approcha de lui et elle dit : » C'est un roi qui « exercera la royauté en ce Pays Entier » . Khnoumou lui mit la santé dans les membres. Ensuite, Isis se plaça de- vant Rouditdidit, Nephthys se plaça derrière elle, Hiqît facilita l'accouchement. Isis dit : « Enfant, ne t'enténèbre € pas dans son ventre en ton nom de Kakaoui, le téné- « breux (2) ». Alors cet enfant lui sortit sur les mains, un enfant d'une coudée de long, aux os vigoureux, aux mem- bres jointoyés d'or, à la coiffure de lapis-lazuli vrai. Les déesses le lavèrent, elles lui coupèrent le cordon, elles le posèrent sur un lit de briques, puis Maskhonouît s'approcha de lui et elle dit : « C'est un roi qui exercera la royauté en ce « Pays Entier ». Khnoumou lui mit la santé dans les mem- bres (3). Quand ces dieux sortirent, après avoir délivré la Roudîtdidît de ses trois enfants, ils dirent : « Réjouis-toi, « Râousir, car, voici, trois enfants te sont nés », Il leur dit : « Mesdames, que ferai-je pour vous ? Ah, donnez ce « grain que voici à votre homme de peine, pour que vous (1) Le calembour roule ici sur \c mot Sdhou, qui entre dans le nom du roi Sd ho uvî. Sdhou signifie s'approcher de..., voyager... La déesse dit à l'enfant de ne pas circuler dans le sein de sa mère, et cela parce qu'il s'appelle Sàhourî, celui qui voyage au ciel comme le Soleil. (2) Le troisième roi de la V« dynastie s'appelle Kakaouî, et nous ne savons pas quel était le sens de ce nom. Pour obtenir le jeu de mots sur kakaoui, les ténèbres, le scribe a été forcé d'altérer l'orthographe traditionnelle. (3) Le manuscrit original change ici la succession des opérations : je les ai remises chacune dans l'ordre adopté lors de la naissance des deux premiers enfants. 40 LE ROI KHOUFOUI ET LES MAGICIENS « l'emportiez en paiement aux silos (1) ! » Et Khnoumou chargea ce grain, puis ils repartirent pour l'endroit d'où ils étaient venus. Mais Isis dit à ces dieux : « A quoi « songeons-nous d'être venus à Râousir sans accomplir, (( pour ces enfants, un prodige par lequel nous puissions « faire savoir l'événement à leur père qui nous a en- « voyés (2) ». Alors elles fabriquèrent trois diadèmes de maître souverain, v, s. f. (3), et elles les placèrent dans le grain ; elles précipitèrent du haut du ciel l'orage et la pluie, elles revinrent à la maison, puis elles dirent : « Dé- « posez ce grain dans une chambre scellée, jusqu'à ce que « nous revenions baller au nord (4) ». Et l'on déposa ce grain dans une chambre scellée. Roudîtdidît se purifia d'une purification de quatorze jours, puis elle dit à sa servante : « La maison est-elle en (( bon ordre ? » La servante lui dit : « Elle est garnie de « toutes les bonnes choses ; pourtant, la bouza en pot, on « ne l'a pas apportée (5) ». Alors Roudîtdidît lui dit : « Pourquoi n'a-t-on pas apporté la bouza ? » La servante dit : « Il serait bon de la fabriquer sans retard, si le grain « de ces chanteuses n'était pas dans une chambre scellée (1) Gfr. Bissing, Zu Papyrus Westcar xi, 8, danslaZei/scA/v//, 190o, p. 90. (2) Leur père désigne ici non pas Ràousir, le mari de Roudîtdidît, qui ne connaît pas l'origine divine des trois enfants, mais le dieu Râ de Sakhîbou, le père réel, qui a en efl'et envoyé les déesses au secours de sa maîtresse. (3)Cfr. Sethe, Zw Weslcar H, là, dans la Zeitschrifl, 1891, t. XXXIX, p. 84. (4) Il ne faut pas oublier que les déesses se sont déguisées en aimées. Elles prient donc les gens de la maison de leur garder le blé en dépôt jus- qu'à ce qu'elles aient fini leur tournée dans le pays et ({u'elles reviennent au nord une seconde fois. (o) Le texte dit : « sauf les vases », et comme Erman la bien vu [die Mser- chen des Papyrus Westcar, p. 6"), le mot vase doit désigner ici une boisson : yase aura pris le même sens que ciip, verre, pichet, litre, dans nos langues modernes, le contenant pour le contenu. Comme il faut, pour préparer ces vases, le grain qui a été donné aux déesses, je crois ([u'il s'agit ici de la houza. LE ROI KHOUFOUI ET LES MAGICIENS 41 « de leur cachet ». Alors Rouditdidît lui dit: « Des- « cends (1), apporte-nous en ; Râousir leur en donnera « d'autre en place, lorsqu'elles reviendront ». La servante alla et elle ouvrit la chambre ; elle entendit des voix, du chant, de la musique, des danses, du zaggarit (2), tout ce qu'on fait à un roi, dans la chambre (3). Elle revint, elle rapporta tout ce qu'elle avait entendu à Rouditdidît. Celle- ci parcourut la chambre et elle ne trouva point la place d'où le bruit venait. Elle appliqua sa tempe contre la huche et elle trouva que le bruit était à l'intérieur : elle mit donc la huche dans un colFre en bois, elle apposa un autre sceau, elle l'entoura de cuir, elle plaça le tout dans la chambre où étaient ses vases et elle ferma celle-ci de son sceau (4). Quand Râousir arriva de retour du jardin, Rou- ditdidît lui répéta ces choses et il en fut content extrême- ment, et ils s'assirent et ils passèrent un jour de bonheur. Or, beaucoup de jours après cela, voici que Rouditdidît se disputa avec la servante et qu'elle la fit fouetter. La servante dit aux gens qui étaient dans la maison : « Est- « ce ainsi qu'elle me traite, elle qui a enfanté trois rois ? (1) L'appartement des femmes est à l'étage supérieur : la servante doit descendre pour aller chercher le grain. (2) C'est le mot qui sert à désigner, en arabe, une sorte de cri suraigu que les femmes poussent en chœur, dans les fêtes, pour témoigner leur joie. Elles le produisent en appuyant la pointe de la langue contre les dents d'en haut et en la faisant vibrer rapidement. (3) Un auteur arabe raconte qu'il y avait dans la grande Pj'ramide une chambre fermée d'où sortait un bourdonnement d'une force incroyable (Carra de Vaux, l'Abrégé des Merveilles, p. 214) ; c'était évidemment ce que nous appelons leserdab, et qui contenait les statues du roi. Notre texte explique la légende arabe et il nous montre qu'elle a une origine antique : les visiteurs de la grande Pyramide croyaient entendre le même bruit de féto royale que Rouditdidît cl sa servante entendirent dans la huche qui renfermait les couronnes des trois enfants. (l) Le texte est assez embrouillé à cet endroit. Je crois comprendre que Rouditdidît prend la huche en terre où les dieux ont enfermé leur blé, qu'elle la met dans une caisse de bois qu'elle recouvre de cuir et sur laquelle elle appose un sceau, puis qu'elle l'enferme dans son cellier, afin d'empêcher qu'on n'entendit le bruit mystérieux. 42 LE ROI KHOUFOUI ET LES MAGICIENS « J'irai et je le dirai à La Majesté du roi Khoufoui^ à la « voix juste ». Elle alla donc et elle trouva son frère aîné de mère, qui liait le lin qu'on avait teille sur l'aire. Il lui dit : « Où vas-tu, ma petite damoiselle ? » et elle lui raconta ces choses. Son frère lui dit; « C'est bien faire ce qu'il y « avait à faire que venir à moi ; je vais t'apprendre à te « révolter ». Voici qu'il prit une botte de lin contre elle et il lui administra une correction. La servante courut se puiser un peu d'eau, et le crocodile l'enleva (1). Quand son frère courut vers Rouditdidit pour lui dire cela, il trouva Rouditdidit assise, la tète aux genoux, le cœur triste plus que toute chose. Il lui dit : « Madame, pourquoi « ce cœur ? » Elle dit : « C'est à cause de cette petite qui « était dans la maison ; voici qu'elle est partie disant : <( J'irai et je dénoncerai ». Il se prosterna la face contre terre, il lui dit : « Ma dame, quand elle vint me conter ce « qui est arrivé et qu'elle se plaignit à moi, voici que je « lui donnai de mauvais coups ; alors elle alla se puiser <( un peu d'eau, et le crocodile l'emporta... » La fin du roman pouvait contenir, entre autres épisodes, le voyage à Sakhîbou auquel Ghéops fait allusion vers la. tin de son entretien avec Didi. Le roi échouait dans ses entreprises contre les enfants divins ; ses successeurs, Chéphrèn et Myké- rinos, n'étaient pas plus heureux que lui, et Tintrigue se dénouait par l'avènement d'Ousirkaf. Peut-être ces dernières pages renfermaient-elles des allusions à quelques-unes des traditions que les écrivains grecs avaient recueillies. Chéops et Chéphrèn se vengeaient de l'inimitié que Kdleur témoignait en fermant son temple à Sakhîbou et dans d'autres villes : ils (1) Le crocodile ou l'hippopotame sont assez souvent en Egypte les mi- nistres de la vengeauce divine : Menés est enlevé par un hippopotame ; Achthoès, le premier roi de la 1X° dynastie, par un crocodile (Manéthon. édil. Unger, p. 78, 107). La servante, battue par son frère, court au canal le plus voisin, afin d'y puiser un peu deau pour se panser et pour se ra- fraîchir : le crocodile, envoyé par Rà, l'emporte et la noie. LE ROI KHOTJFOUI ET LES MAGICIENS 43 justifiaient ainsi une des histoires qui leur avait valu leur renom d'impiété. De toute façon, le Papyrus Westcar est le premier qui nous arrive en rédaction originale des romans dont se composait le cycle de Chéops et des rois constructeurs de pyramides. HISTOIRE D'UiN SAUNIER (xiii^ dynastie) Ce conte paraît avoir été très populaire pendant la durée du Moyen Empire égyptien, car nous connaissons trois manuscrits qui le ren- ferment, deux à Berlin, un à Londres. Les deux manuscrits de Berlin ont été publiés dans les Denkmàler aus Mgypten und éthiopien de Lepsius, Abtheilung VI : 1° Le Papyrus de Berlin n" 2 (Berlin 3023), de la planche 108 à la planche 110, renferme trois cent vingt-cinq lignes d'une grosse écriture des premiers temps de la XVIII'' dynastie, soignée au com- mencement, de plus en plus négligée à mesure qu'on avance vers la fin. Le début et la conclusion de l'histoire manquent. 2° Le Papyrus de Berlin no 4 (Berlin 302o), planche 113, renferme cent quarante-deux lignes d'une écriture très rapide de la même époque que celle du manuscrit précédent. Il parait avoir été dété- rioré par un maniement prolongé, et les lacunes provenant de l'usure, jointes au peu de netteté du caractère, le rendent dilUcile à déchiffrer. Les parties conservées contiennent, vers la fin, une cinquantaine de lignes en plus, cependant la conclusion du récit manque encore. Des fragments de ces deux manuscrits, qui avaient échappé à Lepsius, ont été acquis par lord Amherst of ilackney et sont conservés dans sa collection à Didlington Hall. Les plus impor- tants contiennent quelques débris des pages qui manquent au Papy- rus de Berlin n" 2; les autres appartenaient au Papyrus de Berlin n** 4, et tous ont été publiés par Percy E. Newberry, the Anthcrst Papyri, iWl, 1. 1, pi. I a-l et p. 9-iO. Le Papyrus de Londres faisait partie du fonds Butler, et il a reçu en conséquence le nom de HISTOIRE D UN SAUNIER 45 3° Papyrus Butler n° 627 (Brilish Muséum 10274 verso). Il est d'une grosse écriture, assez soignée, des premiers temps de la XYIII^ dy- nastie. Il est plus développé que les deux manuscrits précédents, et il ajoute à ce qu'ils nous font connaître une quinzaine de lignes d'in- troduction, qui ne nous donnent pas encore le commencement de l'histoire. Une portion en a été publiée en fac-similé cursif par : F. Ll. Griffith, Fragments of OldEgyptian Stories, dans les Proeeed- ings ofthe Society of Biblical Archxology, 1891-1892, t. XIV, pi. I-IV. En combinant les éléments que nous fournissent ces trois manus- crits, on arrive à reconstituer un texte assez long, mais incomplet encore. Borchardt a démontré (dans la Zeitschrift fur jEgyptische Sprache, t. XXVII, p. 12) que divers fragments, placés par Lepsius au début du Papyrus n° A, doivent être reportés à la fin du même papyrus, et qu'ils nous fournissent à peu près le dénouement de l'histoire. D'autre part, Griffith a évalué à quatorze environ le nombre des lignes qui manquent en tête du Papyrus Butler et il a dressé {Fragments of 0kl Egyptian Stories, dans les Proceedings, 1891-1892, t. XIV, p. 460-461) le tableau de correspondance suivant entre les textes des manuscrits : ARCHÉTYPE P. BUTLER n° 527. P. BERLIN n» 2. P. AMHERST P. BERLIN n° 4. Lignes 1-14 (perdues) Heclo. .... — 13-52 — 53-55 — 56-304 — 305-313 1-37 38-48 'l'-V 4-247 2S8-253 Verso. := Butler 1-35 =BerI.Ï230-231 243-243 — 314-393 — 314-317 1-70 .... 1-88 8'J-lt2 Le sujet du conte a été découvert et signalé presque simultané- ment par MM. Chabas et Goodwin. Chabas donna la traduction suivie des premières lignes dans son mémoire sur Les Papyrus hiératiques de Berlin, récits d'il y a quatre mille ans, Paris, 1863, in-8% p. b-36. Goodwin se contenta de publier une analyse fort courte de l'en- semble dans un article intitulé : The Story of Saneha, An Egyptian Taie of Four Thousand Years ago, dans le Frazer's Magazine (n" du l'y février 1865, p. 18:j-202), p. 188. Chabas n'avait utilisé, pour établir son texte, que [es Papyrus de Berlin ; M. Goodwin eut la bonne fortune de découvrir 46 HISTOIRE d'un saunier le Papyrus Butler au British Muséum et il inséra la traduction rai- sonnée des premières lignes dans les Mélanges Éyyptologiques de Chabas, 2« série, Paris, 1864, Benja- min Duprat, in-8^ p. 249-266, ce qui fournit à Chabas lui-même (p. 200-272) l'occasion de rectifier quelques détails de sa propre traduction et de la traduction anglaise. Depuis lors le texte a été étudié plusieurs fois. Je l'avais transcrit et traduit en 1877 dans mes cours au Collège de France, et c'est le commencement de cette traduction qui figurait dans les deux pre- mières éditions de ces Comités. Une version anglaise, couvrant les parties du texte que j'avais traduites déjà, fut publiée plus tard par F.-Ll. Griffîth, Fragments of Old Egyptian Stories, dans les Proceed- ingsofthe Society of Biblical Archxology, 1891-1891, t. XIV, p. 459- 472. Une transcription hiéroglyphique de quelques parties, puis une traduction complète de l'ensemble a été donnée en allemand par Erman, .Egyptische Grammatik, ire édition, i89,p. 28*-37*; Erman, Aus den Papyrus der Kôniglichen Museen, Berlin, Speeman, 1899, p. 46-33; Erman, yEgyptische Chrcstomathie, Berlin, Reuther et Reichard, 1904, p. 11-19 etO*-10*. Enfin Ton trouve une ti'aduction anglaise un peu libre d'allure dans Flinders Pétrie, Egyptian Taies, 189;j, t. I, p. 61-80. La traduction que je donne dans l'édition troisième de cesContes résulte de la transcription et de l'analyse que j'ai faite longuement du texte à l'École des Hautes Éludes en 1893 et 1894, mais elle n'est pas complète. J'ai pensé qu'il valait mieux arrêter le récit au moment où le paysan, mis en surveillance par ordre du roi, commence à se lamenter. Le texte de ses plaintes est rempli d'expressions qui demanderaient un commentaire perpétuel pour être comprises, et qui risqueraient de ne pas intéresser le lecteur. J'ai cru pouvoir res- tituer sans inconvénient, au commencement, quelques lignes qui indiquent comment il m'a paru que Thistoire pouvait débuter. Le nom et la qualité des deux personnages principaux de cette histoire ont donné lieu à de nombreuses recherches. Pleyte avait lu celui du persécuteur Sati, le Chasseur {Sur quelques groupes hiéroglyphiques, dans la. Zeitsclnift, 1809, p. 82) et sa lecture prévalut longtemps. En 1891, Griffîth le déchiffra avec doute Souti ou Sou- tenu [Fragments of Old Egyptian Stories, dans les Proceedings, 1891-1892, t.XIV, p. 468, note 3), et bientôt aprèsMaxMiillerlerendit par hamouîti, le charpentier, l'artisan [tlieStory of the Peasant, dans les Proceedings, 1892-1893, t. XV, p. 343-344). Schjvfer a démontré [Bine kursive Form von Dhwti, dans la Zeitschrift, 1902-1903, t. XL, HISTOIRE d'un saunier 47 p. 1 2 J -124) que c'était non pas un terme de métier mais un nom propre, Thotnakhouîti. Le nom du persécuté SoA7a7i a été rendu d'accord commun paysan, cultivateur, fellah, et c'est bien le sens qu'il a dans les textes ordinaires, mais ici le contexte me paraît indiquer qu'on doit le considérer comme un ethnique : le sokhiti de notre conte est l'homme de la Sokhit hamaît, de VOasis du Natron, et, par abré- viation, je le traduirai le Saunier. Comme le conte précédent, celui-ci nous apporte quantité de détails sur les usages, la condition, les misères des petites gens. La ressemblance des mœurs anciennes et des mœurs actuelles s'y révèle d'une manière frappante, et l'homme auquel un petit fonc- tionnaire de village vole un àne ou un chameau, ses plaintes et ses récriminations inutiles, ses séances prolongées à la porte de l'officier de police ou du grand seigneur qui est censé devoir lui rendre justice, sont expériences journalièrespour quiconque a vécu hors d'Alexandrie et du Caire. Il n'est pas jusqu'aux harangues interminables du saunier qu'on ne retrouve, presque avec les mêmes hyperboles, dans la bouche du fellah contemporain. Le pauvre diable se croit obligé de parler beau afin d'attendrir son juge, et il débite tout ce que son imagination lui suggère de grands mots et de fortes images, le plus souvent sans trop se soucier du sens et sans bien calculer ses effets. Les difficultés que ses dis- cours présentent tiennent sans doute à la même cause qui em- pêche l'Européen de comprendre un fellah qui porte plainte. L'in- cohérence des idées et l'obscurité du langage sont dues au désir de bien dire qui le possède et au peu d'habitude qu'il a de manier le langage relevé : l'auteur de notre conte me semble avoir réussi trop complètement pour nous à rendre ce côté légèrement comique du caractère national. Si le manuscrit ne remonte pas plus haut que la XVII® ou la XVIII* dynastie, l'ouvrage qu'il renferme est certainement de com- position plus ancienne. Le nom du Pharaon Nabkaourî et le lieu de Ja scène nous prouvent que l'auteur faisait vivre son héros au temps des dynasties héracléopolitaines. Je reporterai donc volon- tiers la composition au premier âge thébain, comme on a fait de- puis Chabas, et plutôt aux siècles qui suivirent la XII* dynastie qu'à la XII* dynastie elle-même; c'est là toutefois un point qui ne pourrait être établi sans de longues discussions. Il y avait une fois dans l'Oasis du Sel (1) un saunier : il [i) L'Oasis du Sel est le pays de l'Ouady-Natroun, à l'ouest du Delta et au nord-ouest de Unes ; cfr. p. 18, note 1, de ce volume. 48 HISTOIRE d'un saunier avait une femme, il avait trois enfants, il avait des ânes et il chargeait ses ânes de tous les produits de l'Oasis pour aller les vendre à Hâkliininsouton (1). Et quand il les avait vendus, il achetait tous les bons produits de Khininsouton, il les chargeait sur ses ânes, il revenait à sa maison, il passait un jour heureux avec sa femme et avec ses enfants. Et quand il avait fait cela, il rassemblait une autre fois tous les bons produits de l'Oasis du Sel, il les chargeait sur ses ânes et il repartait avec eux vers Khi- ninsouton. Voilà ce qu'il faisait. Or un jour, il chargea ses ânes (2) d'osier et de jonc (3), de natron, de sel, de bois à brûler, de caroubes, de baies de chien (4), de minéraux, de graines (5), de tous les pro- duits excellents de l'Oasis du Sel. Ce saunier s'en alla donc au sud, vers Khininsouton, et quand il fut arrivé au lieu dit Pafifi, au nord du bourg de Madenît (6), il j ren- contra un individu qui se tenait sur le bord de l'eau, Thot- nakhouîti était son nom, fils d'un individu nommé Asari, serf du grand intendant Marouitensi. Ce Thotnakhouîtidit, dès qu'il vit les ânes de ce saunier, s'émerveillant en son cœur : « L'heure, dit-il, m'est heureuse à m'emparer des « biens de ce saunier ». Or la maison de ce Thotnakhouîti empiétait sur la chaussée du chemin, qui en était resserrée, (1) Hâkhininsouton ou Ilûkhininsou est la ville que les Assyriens nom- maient Khininsou, les Hébreux Iviianès, les Coptes Hnès : c'est aujour, d'hui Hénassiéh ou Ahnas el-Médinéh. (2) La partie conservée du texte commence en cet endroit. (3) Aujourd'hui encore on exporte de l'Ouadj- Natroun deux espèces de joncs, le so7nâr et le birdî, qui servent à fabriquer des nattes. La meil- leure qualité de ces joncs vient d'au-delà de l'Ouady Xalroun, de l'Ouady Maghara qu'on appelle aussi l'Ouady es-Soumàra. (4) La baie de chien paraît être l'anis. (5) Les noms de ces minéraux et de ces graines sont ou détruits ou inin- telligibles dans le l^npyrus Butler, le seul qui nous les ait conservés. Je les ai supprimés et je les ai remplacés par une mention générale. (6) Padfi et Madenît ne uous sont pas connus d'ailleurs; il faut les chercher entre l'Ouady Natroun et Ahnas, vers l'entrée du Fayoum. Jl HISTOIRE d'un saunier 49 pas ample, si bien que la chaussée n'y avait plus que la largeur d'une pièce d'étolTe ; et sur un des côtés il y avait de l'eau, et sur l'autre il y avait un champ de blé. Ce Thotnakhouîti dit à son serviteur : «Vite, apporte-moi une « pièce d'étoffe de la maison », et elle fut apportée de la maison sur-le-champ. Il déploya l'étoffe sur la chaussée du chemin, si bien que le liteau touchait l'eau et l'effilé le blé (1). Lors donc que ce saunier vint sur le chemin public, ce Thotnakhouîti dit : « S'il te plaît (2), saunier, vas-tu pas (f monter sur mon linge ? » Le saunier dit : « S'il te plaît, « ma route est bonne ». Il se porta donc vers le haut, mais ce Thotnakhouîti dit : « Vas-tu pas monter sur mon « blé en guise de chemin ? » Ce saunier dit : « Ma route « est bonne, mais la berge est haute, la route a du blé, tu « barres notre chemin avec ton linge. Est-ce que tu ne « permets pas que nous passions sur le chemin ? » Voilà qu'un des ânes prit une pleine bouchée de tiges de blé. Ce Thotnakhouîti dit : « Je t'enlèverai ton âne, saunier, « puisqu'il mange mon blé et je le mettrai au labour à « cause de sa force ». Ce saunier dit : « Ma route est « bonne. Pour éviter un accident, j'avais emmené mon « âne, et maintenant tu t'empares de lui parce qu'il a « pris une bouchée de tiges de blé! Mais certes je con- (1) La suite du récit nous donne la raison de ces préparatifs. Thotna- khouîti, en barrant le sentier, compte obliger le paysan à se porter vers le haut de la route au voisinage du champ. En chemin, l'âne happera quel- ques tiges comme fait encore aujourd'hui en pareil cas tout baudet égyp- tien ; Thotnakhouîti constatera le délit et confisquera la bétc. Aujourd'hui, le propriétaire d'un champ se contente de couper une oreille au baudet : on peut néanmoins citer tel cas où, comme le personnage de notre conte, il s'empare du voleur. (2) Les mots que je traduis S'il te plaît par à peu près, Iri liosouîtk ou /ri er hosouUk, forment une phrase polie par laquelle les Égyptiens appelaient l'attention de leurs camarades ou des passants sur une opération qu'ils exécutaient ou sur un fait (jui les intéressait également. La traduction littérale serait Fais ton bon plaisir, et la signification réelle Allenlion ! 4 50 HISTOIRE d'un saunier « nais le maître de ce domaine, qui est le grand intendant « Marouitensi, et c'est lui, certes, qui écrase tout voleur « dans cette Terre entière (1) : serai-je volé pour lui sur « son domaine ? » Thotnakhouîti dit : « N'est-ce pas là « vraiment le proverbe que disent les gens : « On crie le « nom du pauvre diable à son maître ? » C'est moi qui te « parle, et c'est au grand intendant Marouitensi que tu « penses (2) w. Alors il saisit une branche verte de tama- risque et il lui en fouetta tous les membres ; il lui enleva ses ânes et il les fit entrer dans son champ. Ce saunier se mit à pleurer très fort par douleur de ce qu'on lui faisait, et ce Thotnakhouîti dit : « N'élève pas la voix, saunier, ou « tu iras à la ville du dieu seigneur du silence (3) ! » Ce saunier dit : « Tu m'as frappé, tu as volé ma propriété, « et maintenant tu enlèves la plainte de ma bouche ! Divin « seigneur du silence, donne-moi mon bien, afin que, « certes, je ne proclame pas ta dureté ». Ce saunier passa la durée d'un, jour à se plaindre à ce Thotnakhouîti, sans que celui-ci lui donnât son droit. Quand ce saunier se fut rendu à Khininsouton afin de se plaindre au grand intendant Marouitensi, il le trouva qui sortait de la porte de sa maison pour monter dans la cange de son service. Ce saunier dit : « Ah ! permets que je réconforte « ton cœur par mon discours (4). C'est le cas d'envoyer (1) Gomme nous l'avons dit, la Terre entière est un des noms que les Égyptiens donnaient couramment à l'Egypte (cfr. p. 6, note 3). (2j Le dicton cité se traduirait liltéralement : a Est prononcé le nom du pauvre diable sur son maître ». Il semble signifier, d'après le contexte, que celui qui croit avoir à se plaindre d'un subalterne ne s'arrête pas à maudire celui-ci mais qu'il cherche aussitôt à en appeler au chef. (3) La réponse de Thotnakhouîti est une véritable menace de mort. Le seigneur du silence, c'est Osiris, le dieu de l'autre monde : sa ville est le tombeau. Osiris, dans ce rôle, avait pour compagne une déesse qui porte le nom significatif de Marouilsakro, celle qui aime le silence. (4; Le début du discours rappelle la formule par laquelle commencent les lettres adressées par un homme de moindre condition à son supérieur (GrilDth, Ilieratic Papyri from Ka/iun, p. G8J. I HISTOIRE d'un saunier 51 « vers moi ton serviteur, l'intime de ton cœur, pour que « je t'instruise par lui de mon affaire ». Le grand inten- dant Marouitensi fit aller son serviteur, l'intime de son cœur, le premier auprès de lui, et ce saunier l'informa de cette affaire, telle qu'elle était. Le grand intendant Maroui- tensi informa de ce Thotnakhouîti les assesseurs (1) qui étaient auprès de lui, et ils lui dirent : « Voire, était-ce son « saunier qui venait faire affaire avec un autre, au lieu de « faire affaire avec lui. C'est ainsi, en effet, que les gens en « agissent envers leurs sauniers quand ceux-ci vont vers « d'autres au lieu d'aller à eux, c'est bien ainsi qu'ils en « agissent (2). Au cas où il faudrait poursuivre ce Thotna- « khouîti pour un peu de natron et pour un peu de sel, qu'on « lui ordonne de le rendre et il le rendra (3) ». Le grand intendant Marouitensi garda le silence : il ne répondit pas à ces jeunes gens, il ne répondit pas à ce paysan. Quand ce paysan vint se plaindre au grand intendant Marouitensi, il lui dit : « Mon seigneur, le grand des « grands, le guide de ceux qui sont et de ceux qui ne sont (1) Les personnages de haut rang, fonctionnaires royaux ou administra- teurs de nomes et de villages, avaient à côté d'eux un certain nombre de notables qui les assistaient dans raccompiissement de leurs fonctions. Ces gens, qu'on appelait sàrou, les meshéikh d'aujourd'hui, les notables, avaient parfois des suppléants ntti md sdrou qu'on trouve mentionnés souvent sur les monuments de la XII" dynastie. (2) La construction de ces membres de phrase est assez elliptique dans l'original et le sens n'en ressort pas très clair. La traduction littérale en est: « Voire, c'est son saunier qui vient à un autre à côté de lui ; voici pour toi ce qu'ils font à leurs sauniers, qui viennent à d'autres à côté d'eux, voici pour toi ce qu'ils font ». Les notables semblent dire que le saunier était en rapports suivis avec Thotnakhouîti, qu'ilétait/e.saMHier de celui-ci, et le fournissait de sel, de natron et d'autres produits. Le saunier, au lieu de venir tout droit h. son patron comme d'habitude, aurait voulu offrir sa marchandise à d'autres, d'où l'incident. Il ne se serait agi que d'une batterie vulgaire entre marchand et pratique. 3) Litt. : « Fois d'être poursuivi îropoussé) le Thotnakhouîti, pour un peu de natron, pour un peu de sel, et d'être ordonné à lui rendre cela, il rendra cela ! » Peut-être vaudrait-il mieux traduire avec l'autre sens de touba : « Qu'on lui oi"donne de le payer, et il le paiera ». 52 HISTOIRE d'un saunier « pas, quand tu descendras au Bassin de la Justice (1), « navigues-y avec des vents favorables, et puisse la voile « de ton antenne ne pas se déchirer, puisse-t-il ne pas y « avoir de gémissements dans ta cabine, et nul accident « ne venir derrière toi ; puissent les flancs de ta barque ne « pas se fendre ; toi-même ne sois pas emporté, ne sois pas « jeté à la terre ; puisse le courant ne pas te saisir, et toi ne « pas goûter la vase du fleuve ; puisses-tu ne pas voir le « crocodile à la face terrible, mais que viennent à toi les « poissons pour s'emmailler et puisses-tu atteindre les « oiseaux en bande ! Car c'est toi le père du pauvre^ le « mari de la veuve, le frère de la mariée, le vêtement de « qui n'a plus de mère ! Fais que je puisse proclamer ton « nom dans ce pays comme valant mieux que toute bonne « loi. Guide sans caprice, grand sans petitesse, toi qui « anéantis le mensonge et fais être la vérité, viens à la « parole de ma bouche ! Je parle, et tu écoutes : fais jus- « tice, louable que les plus louables louent, détruis les « complots ; me voici, lève-moi et me juge, car me voici « en grand besoin ! » Or ce paysan disait ces paroles au temps du roi de la Haute et de la Basse-Egypte, Nabkaourî, à la voix juste. Marouitensi, le premier auprès de Sa Majesté, alla donc et il dit : « Mon seigneur, j'ai rencontré un de ces sauniers, « beaux parleurs en vérité, à qui l'on a volé son bien : voici « qu'il vient pour se plaindre à moi de cela ». Le roi dit : « Marouitensi, si tu me veux conserver dispos, traine-le en « longueur, ne réponds rien atout ce qu'il dira. Quoi qu'il « lui plaise, qu'il parle ou qu'il se taise, rapporte-le-nous (1) Le Bassin de la Justice est le nom d'un des canaux de l'autre monde et du canal qui, dans ce monde-ci, passait à Rhininsouton. Le saunier, jouant sur le double sens de l'expression, comme Grillilh l'a remarqué [Fragments of Old Egyptian Slories, dans les Proceedings, t. XIV, p. 468, note 2), souhaite à Marouitensi une navigation prospère à lu fois sur les eaux terrestres et sur les eaux célestes. i HISTOIRE d'un saunier 53 « par écrit pour que nous l'entendions. Assure-toi de sa <( femme et de ses enfants ; puis fais aller un de ces sau- « niers pour vider sa maison, même brutalise ce saunier « en ses membres. Tu lui feras donner du pain, mais fais « qu'il ne sache pas que c'est toi qui le lui donnes ». On lui donna quatre pains et deux pots de bière chaque jour, et le grand intendant Marouitensi les lui fournissait, mais il les donnait à un de ses clients et c'était celui-ci qui les donnait à l'autre. Voici que le grand intendant Marouitensi envoya vers le prince de l'Oasis du Sel, afin que l'on servît du pain pour la femme de ce paysan, trois miches par jour. A partir de cet endroit, le récit n'est plus guère qu'un exer- cice de style noble. L'auteur raconte comment le paysan vint se plaindre une seconde, puis une troisième fois, et ainsi de suite, au grand intendant Marouitensi, et se perdit en lamenta- tions mêlées de compliments hyperboliques. Le fellah d'aujour- d'hui ne se lasse jamais de parler quand son intérêt est en jeu : celui d'autrefois avait, comme on voit, l'haleine longue et la mémoire bien fournie de phrases toutes faites. Nous ne le sui- vrons point dans ses divagations ; elles nous conduiraient trop loin, sans avoir le mérite de nous mener jusqu'à la conclusion de l'histoire. Je crois que l'éloquence du paysan finissait par trouver grâce devant le roi et qu'on lui rendait son âne, ou du moins qu'on lui donnait l'équivalent de ce qui lui avait été pris. La façon dont l'auteur introduit le Pharaon, le discours qu'il lui prête, semblent bien montrer qu'il voulait terminer son récit par un acte de justice royale. Nous devons donc admettre jusqu'à nouvel ordre que le paysan n'en était pas pour ses frais de rhétorique : peut-être même recevait-il plus qu'il n'avait perdu. Il arrive assez souvent, dans les histoires orientales, qu'un homme de basse extraction séduit par ses belles façons de s'exprimer le souverain devant lequel sa fortune, bonne ou mau- vaise, l'a conduit, et qu'il s'élève sans transition de la condition la plus basse au rang le plus élevé de la hiérarchie. Nous ver- rons un voleur épouser la fille de Rhampsinite et devenir roi d'Egypte : pourquoi notre paysan ne serait-il pas devenu 54 HISTOIRE d'un saunier prince royal ou grand-vizir? Ce n'est là qu'une simple conjec- ture : le plus sage est de nous en tenir au dénouement le plus modeste et de renvoyer notre homme content du Pharaon et de sa bonté, mais simple paysan comme devant. Quant aux au- tres personnages qui jouent un rôle dans notre conte, je ne de- vine pas trop ce qu'ils purent devenir. Marouitensi demeura naturellement ce qu'il était au début, un grand seigneur soli- dement établi dans la faveur de son roi, mais les jeunes secré- taires malhonnêtes et le voleur Thotnakhouîti furent-ils punis comme ils le méritaient? Leur maître Marouitensi était bien haut placé pour qu'on prît pareille liberté envers eux. D'autres en croiront ce qu'ils voudront : je pense, quant à moi, que Thotnakhouîti en fut quitte pour une réprimande et que la leçon lui profita. Il trouva quelque moyen honnête de rançon- ner les gens sans les faire trop crier, et de les renvoyer, sinon plus contents, au moins plus muets que le saunier de notre histoire. LES AVENTURES DE SINOUHIT Les Aventures de Sinouhît paraissent avoir joui d'une grande répu- tation dans les cercles littéraires de l'Egypte Pharaonique, car ils ont été recopiés assez souvent en tout ou en partie, et nous possé- dons encore les restes de deux manuscrits qui les contenaient au complet, le Papyrus de Berlin n° l et le Papyrus Golénichefî. Le Papyrus de Berlin n° 1, acheté par Lepsius en Egypte, et publié par lui dans [es Denkmseler ans .Egyptea und .Ethiopien, VI, pi. 104-107, est mutilé au début. Il contient, dans son état actuel, trois cent onze lignes de texte. Les cent soixante-dix-neuf lignes du commen- cement sont verticales; viennent ensuite quatre-vingt-seize lignes (180-276) horizontales, mais, à partir de la ligne deux cent soixante- dix sept jusqu'à la fin, le scribe est revenu au système des colonnes verticales. Les quarante premières lignes de la partie conservée ont plus ou moins souffert de l'usure et des déchirures; cinq d'entre elles (lignes 1, 13, 15, 38) renferment des lacunes que je n'aurais pas réussi à combler, si je n'avais eu la bonne fortune de découvrira Thèbes un manuscrit nouveau. La fin est intacte et se termine par la formule connue : C'e^t allé de son commencement jusqu à sa fin, comme il a été trouvé dans le livre. L'écriture, très nette et très hardie dans les portions verticales, devient lourde et confuse dans les por- tions horizontales ; elle est remplie de ligatures et de formes rapides qui en rendent parfois le déchiffrement difficile. Quelques parcelles des portions qui manquent au début ont été retrouvées dans des frag- ments qui appartiennent à la collection de lord Amherst of Hackney; elles ont été publiées en transcription hiéroglyphique par F. Ll. Griffith, Fragments of Old Egyptian Stories dans les Pro- 56 LES AVENTURES DE SINOUHÎT ceedinga of the Society of Biblical Archasology, 1891-1892, t. XIV, p. 452-454, puis en fac-similé par P. Newberry dans les Amherst Papyri, 1901, t. I, pi. I m-q et p. 9-10. Le Papyrus GolénichefT renferme les débris très mutilés de quatre pages. Les treize premières lignes de la page 1 comprenaient le début du texte qui manque au Papyrus de Berlin n° 1 ; les morceaux conservés de cette page et des pages suivantes appartenaient à la portion du récit qui s'étend de la ligne 1 du Papyrus de Berlin à sa ligne 66. Il est inédit, mais M. Golénischeff a bien voulu m'en com- muniquer des photographies et une transcription hiéroglyphique, que j'ai publiée dans G. Maspero, les Mémoires de Siiiouhit (forme le tome P' de la. Bibliothèque cVÉtude, 1906, p. 32-3*), et qui m'ont aidé à reconstituer le texte. L'écriture est le bon hiératique de la XIX* et de la XX* dynasties. Le Papyrus de Berlin a été analysé et traduit en français par : Chabas, Le Papyrus de Berlin, récits d'il y a quatre mille ans, p. 37-51, et Bibliothèque Universelle, 1870, t. II, p. 174, en partie seulement. M. Goodwin a donné une version anglaise du tout dans le Frazer''s Magazine, 1865, sous le titre de the Story of Saneha, p. 185-202, puis, dans la brochure, The Story of Saneha, an Egyptian Taie of four thousand Years ago, translated from the Hieratic text by Charles WyclifTe Goodwin, M. A. [Reprinted from Frazef s Magasine, honàon, Williams and Norgate, 1866, in-S", 46 p.) Cette traduction a été corrigée par l'auteur lui-même dans la Zeitschrift, 1872, p. 10-24, et reproduite intégralement dans les Records of the Past, l*"*" série, t. VI, p. 131-150, avec une division un peu arbitraire des lignes. Une seconde traduction française est celle qu'on lit dans Le Pa- pyrus de Berlin n° i, transcint, traduit, commenté par G. Maspero (Cours au Collège de Finance, 1874-1876), dans les Mélanges d'ar- chéologie égyptienne et assyrienne, t. III, p. 68-82, 140 sqq. ; re- produite en partie avec des corrections dans VHistoire ancienne des peuples de l'Orient, d^ édition, p. 115-116, 121-124. Enfin Henry Daniel Haigh en examina les données historiques et géographiques dans un article spécial de la Zeitschrift, 1875, p. 78-107, et Erman en inséra une courte analyse allemande dans son livre JEgypteii und Mgyptisches Leben im Alterlum, 1885-1888, p. 494-497. Outre les éditions complètes sur papyrus, nous possédons la copie sur deux ostraca de deux portions assez considérables du commen- cement et de la fin du récit. Le plus anciennement connu des ostraca est conservé au Musée Britannique, oîi il porte le nu- méro 5629. Il a été signalé d'abord par Birch dans son Mémoire sur le Papyrus Abbott (traduction française de Chabas, dans la Revue archéologique, 1858, p. 264), puis publié en fac-similé dans les In- LES AVENTURES DE SINOUHÎr 57 scriptions in theHieratic and Demotic Character, from thc Collections of the British Muscum, in-folio, London, M DGCC LXVIII, pi. XXIII et p. 8. Lauth le transcrivit et le traduisit dans Die ziociselteste Landkarte, nebst Grxberplxnen (extrait des Sitzungsberichte de l'Académie des Sciences de Munich, 1871, p. 233-236). Mais l'identité du texte qu'il l'enferme avec le texte des lignes 300-310 du Papyrus de Berlin, n" 1 , a. été découverte par : Goodwin, On a Hieratic Inscription upon a Stone in the British Mu- séum, dans la Zcitschrift, 1872, p. 20-24, oîi la transcription et la traduction du texte sont données tout au long. L'écriture est de la XIX' et de la .\X' dynasties, de même que celle du Papyrus Goléni- scheff. Comme la version qu'il porte diffère par certains détails de celle du Papyrus de Berlin, il ne sera pas inutile d'en insérer une traduction complète : [On me fit] construire [une pyramide] en pierre — dans le cercle des pyramides. — Les tailleurs de pierre taillèrent le tombeau — et en de- visèrent les murs; — les dessinateurs y dessinèrent, — le chef des sculpteurs y sculpta, — le chef des travaux qui se font à la nécropole par- coujrut le pays [pour] tout le mobilier — dont je garnis ce tombeau. — Je lui assignai des paysans, — et il eut des bassins, des champs, des jar- dins dans son territoire, — comme on fait aux Amis du premier rang. — [Il y eut] une statue d'or à la jupe de vermeil — que me firent à moi les fils du roi, — se réjouissant de faire cela pour moi ; — car je fus dans les faveurs de par le roi, — jusque ce que vint le jour oit on aborde à l'autre rive. C'est fini heureusement en paix. Le second Ostracon est conservé au Musée du Caire, et il a été ramassé, le 6 février 1886, dans la tombe de Sannozmou, à Thèbes. C'est une pièce de calcaire, brisée en deux morceaux, longue d'un mètre, haute de vingt centimètres en moyenne, couverte d'assez gros caractères hiératiques ponctués à l'encre rouge et divisés en para- graphes comme la plupartdes manuscrits del'époque des Ramessides. Au dos, deux lignes, malheureusement presque illisibles, contiennent un nom de scribe que je n'ai pas pu déchiffrer, probablement le nom du personnage qui écrivit notre texte. La cassure n'est pas récente. Le calcaire a été brisé au moment de la mise au tombeau, et cette exécution ne s'est pas accomplie sans dommages : quelques éclats de la pierre ont disparu et ils ont emporté des fragments de mots avec eux. La plupart de ces lacunes peuvent se combler sans peine. Le texte est très incorrect, comme celui des ouvrages destinés à l'usage des morts. Beaucoup des variantes qu'il renferme proviennent de mauvaises lectures du manuscrit original : le scribe ne savait pas 58 LES AVENTURES DE SINOUHÎT lire avec exactitude les écritures archaïques et il les transcrivait au hasard. L'Ostracon a été publié une première fois, avec transcription en hiéroglyphes et traduction française, par : G.Maspero, Les premières lignes des Mémoires de Sinouhît, restituées d'après V Ostracon 27 A 1 9 du musée de Boulaq, avec deux planches de fac-similé, dans les Mémoires de l'Institut égyptien, in -4°, t. II, p. 1-23 ; tirage à part, in-4° avec titre spécial et la mention Bou- laq, 1886. lia été reproduit depuis lors dans le Catalogue Général du Musée du Caire, par : G. Daressy, Ostraca, pi. XL! et p. 47, où il porte le numéro nou- veau 25216. Le texte complet des Mémoires, restitué pour la première fois, il y a vingt ans, dans la seconde édition de ces Contes, a été depuis lors traduit en anglais par : W. Flinders Pétrie, Egyptian Taies, 1893, Londres, in-12, t. I, p. 97-142; F. Ll. Griffith, Egyptian Literature, dans les Spécimen Pages of a Library of the World's best Literature, 1898, New- York, in -4", p. 5238-5249 ; Puis en allemand par : A. Erman, Aus den Papyrus der Kôniglichen Museen, 1899, Berlin, in-S", p. 14-29, qui a inséré la transcription en hiéroglyphes de plu- sieurs passages dans son JEgyptische Grammatik, l""» édit., 1894, p.l7*- 28', et dans son ^Egyptische Chrestomathie, 1904, p. 1-11. Enfin une édition critique du texte avec introduction et glossaire a été donnée par : G. Maspero, les Mémoires de Sinouhît (forme le tome I^"" de la Biblio- thèque d'Étude), 1906, in-8°, le Caire. La découverte des premières lignes nous a permis de reconstituer l'itinéraire que Sinouhît suivit dans sa fuite. Il quitta le camp établi sur la frontière libyenne, au pays des ïimihou, en d'autres termes, il partit des régions situées à l'Occident et il tourna le dos au Canton du Sycomore. D'après Brugsch [Dictionnaire géographique, p. 53)» Nouhît, le Canton du Sycomore, est la Panaho des Coptes, l'Athrihis des Grecs, aujourd'hui Benha-el-Assal. Cette identification tombe à pnon puisque Hàou-Nouhit est mentionnée au début même du voyage, c'est-à-dire sur la rive occidentale du Nil, et que Benha est sur la rive orientale. J'avais d"abord considéré le Canton du Sycomore comme une manière de désigner l'Egypte entière, mais on connaît depuis longtemps une Nouhit ou Pa-nabit-nouhit, qui paraît n'avoir été d'abord qu'un bourg voisin de Memphis, puis dont le nom s'appliqua à Memphis même (Brugsch, Dictionnaire géographique, p. 330-332). Le Canton du Sycomore est probablement ce Quartier du Sycomore, I LES AVENTURES DE SINOUHÎT 5Î> et Sinouhît, le fils du Sycomore, le Memphite, en déclarant qu'il tourne le dos à Hâou-Nouhît, veut simplement nous dire qu'il s'éloigne de Memphis, sa patrie, pour aller cà Shi-Saiw froid. Le Lac de Sano- froui n'est pas connu d'ailleurs, mais Brugsch le rapproche du nome Myekphoritès d'Hérodote (III, CLXVI), grâce à une prononciation Moui-hik-Snofrou qu'auraient eu, dit-il, les signes dont se compose le nom {Dict. géog., p. o4). La place que ce bourg occupe dans l'iti- néraire me porte à le chercher entre le désert Libyque, Memphis et le Nil à une journée de marche environ de la ville de Nagaou, peut- être à proximité des pyramides de Gizéh ou d'Abou-Roàsh. Le soir venu, Sinouhît franchit le Nil au voisinage de Nagaou, vers Embabéh probablement, et il reprend sa route en passant à l'orient du pays d'Iaoukou. Ce pays était le canton des tailleurs de pierre, toute la région des carrières qui s'étend de Tourah jusqu'au désert, le long du Gebel Ahmar, la Montagne rouge. Sinouhît va à pied jusqu'à l'un des postes fortifiés qui protégeaient l'Egypte de ce coté, entre Abou-Zabel et Belbéis ; au delà, il ne mentionne plus que Pouteni et Qamouêri. Brugsch identifie Pouteni à un pays de Pât, qu'il a rencon- tré sur un monument d'époque saïte, et dont la ville de Belbéis indi- querait le centre {Dict. géog., p. 54-55). La grande stèle ptolémaïque, découverte par M. Naville à Tell-el-Maskhouta, fournit quelques élé- ments pour déterminer exactement la position de Qamouêri. Elle renferme un nom, Qamouêr, que M. Naville a identifié, non sans rai- son, avec la Qamouêri des Mémoires de Sinouhît [The Store-City of Pithom and the Route ofthe Exodus, p. 21-22). Ptolémée Philadelphe construisit en cet endroit la ville qu'il appela Arsinoé, d'après sa sœur et qui devint un des entrepôts du commerce de l'Egypte avec la Mer Rouge. M. Naville place Arsinoé, et, par conséquent, Qamouêri, près d'el-.Maghfâr, au fond même de l'ancien golfe de Suez. Ce site conviendrait bien à notre récit: après avoir quitté Pouteni, Sinouhît se serait enfoncé dans le désert, vers le nord-est, et il se serait perdu dans les sables, en essayant d'atteindre Qamouêri. Au delà de ce point, les localités qu'il traverse et dans lesquelles il séjourne ont été étudiées par Maspero [ISotes sur quelques points de Grammaire et d'Histoire, dans le Recueil, t. XVII, p. 142) et par Isidore Lé\y {Lotanu-Lotan, dans Spliinx, t. IX, p.70-8G), quis'accordentàles placer dans le désert sinaïlique. Tout d'abord, Sinouhît aborde une contrée dont le nom, lu d'abord Edimâ, Edoamâ, par Chabas, avait été identifié avec Édom,ridumôe {les Papyrus de Berlin, \). 39,75-76); aujourd'hui, on le lit Kadimà, Kedem. L'auteur dit expressément que le Kedem était un canton du Tonou supérieur. Le Tonou devait, par conséquent, renfermer au moins l'espace compris entre la Mer Morte et la péninsule sinaïtique. Il ne serait pas besoin de reculer plus avant vers le nord de la Syrie, si la version Tonou était une faute 60 LES AVENTURES DE SINOUHÎT pour Rotenou, Latonou, ainsi que Max Millier {Asien und Europa, p. 2H) l'a dit le premier et qu'Isidore Lévy l'admet {Lotanu-Lotân^ p. 72 sqq.) : le Lotanou aurait été à l'origine un canton voisin de celui du Kharou, les Horites Quoi qu'il en soit de cette hypothèse, le prince de Tonou donne au héros égyptien un district très riche, Aàà ou plutôt Aia, dont le nom désignait une espèce de plante, VArundo- Jsiaca selon Loret (Saccharum j£{jyptiacum, dans Sphinx, t. VIII, p. 157-158). C'est l'Aiah de la Genèse (xxxvi, 24), neveu de Lotàn- Lotanou, et par suite un canton de Sinaï (Maspero, Notes sur quelques points, dans le Recueil, t. XVII, p. 142). Sinouhîty resta des années, en rapport avec les nomades archers, Saatiou; au retour, il fut reçu par la garnison égyptienne d'un poste-frontière Hariouhorou, les chemins de rUorus, c'est-à-dire de Pharaon qu'on identifie à Horus, mais je ne sais trop où placer cette localité. Un romancier anglais, Guy Boothby, s'est emparé de l'épisode par lequel commence le récit, la fuite de Sinouhît, pour en faire le point de départ d'une nouvelle à tendances théosophiques : elle est intitulée a Professor of Egyptology. Le prince héréditaire, l'homme du roi, l'Ami unique (1), le chacal, administrateur des domaines du Souverain et son lieutenant chez les Bédouins, le connu du roi en vérité et qui l'aime, le serviteur Sinouhît (2), dit : Moi, je suis le suivant qui suit son maître, le serviteur du roi, le surintendant du palais de la princesse hérédi- taire, la favorite suprême, l'épouse royale de Sanouosrît (3) (1) Les amis occupaient les postes les plus élevés à la cour de Pharaon : au Papyrus Hood du British Muséum, la hiérarchie les place au septième rang après le roi. Ils se divisaient en plusieurs catégories : les amis uni- ques^ les amis du sérail, les amis dorés, les jeunes, dont il n'est guère pos- sible d'établir la position exacte. Le titre continua d'exister à la cour des Ptolémées et il se répandit dans le monde macédonien (cfr. Maspero, Éludes égyptiennes, t. II, p. 20-21). (2) Le protocole de Sinouhît renferme, à côté des dignités égj'ptiennes ordinaires, un titre malheureusement mutilé et qu'on n'est pas accou- tumé à rencontrer sur les monuments, mais qui le met en rapport avec les Bédouins de l'Asie. Sinouhît avait été en etlet chef de tribu chez les Saatiou et il lui en restait quelque chose, même après être rentré en Egypte, à la cour de Pharaon. C'est un fait nouveau et qu'il n'est pas inutile de signaler à l'attention des Égyptologues. (3) Le texte égyptien dit : « la royale épouse de Sanouosrît en qusdité de qui est jointe par le domicile. » j LES AVENTURES DE SINOUHÎT 61 qui vit dans sa maison, la fille royale d'Amenemhait dans Qanofîr, Nofrît (1), la dame de féauté. L'an XXX, le troi- sième mois d'Iakhouît, le 7, le dieu entra en son double horizon, le roi Sahotpiabourî s'élança au ciel (2), prenant la forme du disque solaire, et les membres du dieu s'ab- sorbèrent en celui qui les avait créés. Or le palais était en silence, les cœurs endeuillés; la double Grande Porte était scellée et les courtisans restaient accroupis en dé- tresse, le peuple se lamentait lui aussi. Or, sa Majesté V. s. f. avait dépêché une armée nombreuse au pays des Timihou (3), et son fils aîné Sanouosrit, v. s. f., en était le chef; lui cependant il venait, il amenait des pri- sonniers vivants faits chez les Timihou et toute sorte de bestiaux sans nombre. Les Amis du Sérail, v. s. f., mandèrent des gens du côté de l'Occident, pour informer le fils du roi des affaires qui leur étaient survenues au Palais, V. s. f. (4). Les messagers le trouvèrent en route, et ils l'atteignirent à la nuit : « N'est-ce pas le « cas qu'il fasse une hâte extrême et que l'épervier s'en- « vole avec ses serviteurs (5), sans rien faire savoir à « l'armée ? C'est pourquoi on mande aux fils royaux qui « sont avec cette armée de ne l'annoncer à personne des « gens qui sont là ». Or, moi j'étais là, j'entendis sa voix (1) L'Amenemhaît dont la princesse est la fille est désigné ici par le nom de la pyramide dans laquelle il était enterré, Qanofir, le tertre excellent. Le Musée du Caire possède deux statues d'une princesse Nofrît, qui ont été découvertes par Mariette à San l'antique Tanis (Maspero, Guide to Ihe Cairo Muséum, 1904, p. 86, n» 200 et 201). (2) En d'autres termes, le roi Amenemhaît I" mourut. On a déjà vu, p. 19 du présent volume, un autre exemple de cet euphémisme. (3) Les Timihou sont les tribus berbères qui habitaient le désert li- byen, à l'occident de l'Egypte. (4) Le roi mort, les amis du sérail avaient dû prendre la régence en l'absence de l'héritier. (o) L'épervier qui s'envole est, selon l'usage égyptien, le nouveau roi, identiâé au dieu épervier, Harouèri, Horus l'aîné ou Harsiésît, Horus, llls d'Isis. 62 LES AVENTURES DE SINOUHÎT tandis qu'il parlait, et je m'enfuis au loin; mon cœur se fendit, les bras me tombèrent, la peur du roi s'abattit sur tous mes membres, je me dérobai en tours et en détours pour chercher une place où me cacher (1) ; me glissant entre deux buissons, afin de me frayer une route où mar- cher (2), je cheminai en remontant vers le sud, mais je ne me dis pas : « Je rejoindrai le Palais », car j'ignorais si la guerre y avait déjà éclaté (3). Sans dire un souhait de vie pour ce palais, je tournai le dos au canton de Syco- more (4). J'atteignis Shi-Sanofrouî et j'y passai la journée dans un champ de la plaine, puisje repartis quand il faisait encore jour et je voyageai : un homme qui se tenait à l'orée du chemin me demanda merci, car il avait peur. Vers le temps du souper, j'approchai de la ville de Nagaou, je traversai l'eau sur un chaland sans gouvernail, grâce au vent d'Ouest, etje passai à l'Orient, au canton d'Iaoukou, près delà déesse Harouît, maîtresse de la Montagne Rouge, puis faisant route à pied vers le Nord, je gagnai la Muraille du prince, qui a été construite pour repousser les Saatiou et pour écraser les Nomiou-Shâiou ; je me tins courbé dans un buisson, de peur d'être vu par la garde qui guette sur le sommet de la forteresse, relevée chaque jour. Je me mis (1) Sinouhît évite de nous apprendre par quel accident il se trouvait en posture d'entendre, à l'insu de tous, la nouvelle que le messager apportait au nouveau roi.'Nous ne savons pas si la loi égyptienne décrétait de mort le malheureux qui commettait en pareil cas une indiscrétion même invo- lontaire : le certain est que Sinouhît craint pour sa vie et qu'il se décide à la fuite. (2) Sinouhît se cache dans les buissons tandis que le cortège royal défile secrètement sous ses yeux, puis il se fraie un chemin à travers les fourrés, évitant la route suivie par le Pharaon. (3) Ce passage ne peut guère faire allusion qu'à une guerre civile. En Egypte, comme dans tous les pays d'Orient, un changement de règne en- traînait souvent une révolte : les princes qui n'avaient pas été choisis pour succéder au père prenaient les armes contre leur frère plus heu- reux. (4) Pour ce nom géographique et pour le suivant, voir l'introduction de ce conte, p. 58-59. LES AVENTURES DE SINOUHÎT 63 en route à la nuit, et le lendemain à l'aube, j'atteignis Pouteni et je me reposai au lac de Qamouêri. Alors la soif elle fondit sur moi; je défaillis, mon gosier râla, et je me disais déjà : « C'est le goût de la mort ! » quand je relevai mon cœur et je rassemblai mes membres ; j'entendais la voix forte d'un troupeau. Les Bédouins m'aperçurent, et un de leurs cheikhs (1) qui avait séjourné en Egypte me reconnut : voici qu'il me donna de l'eau et me fit cuire du lait, puis j'allai avec lui dans sa tribu et ils me rendirent le service de me passer de contrée en contrée. J'évitai le pays de Souânou, je courus au pays de Kadimâ, et j'y demeurai un an et demi. Ammouianashi, qui est le prince du Tonou supérieur, me manda et me dit : « Tu te trouveras bien chez moi, car tu y « entends le parler de l'Egypte ». 11 disait cela parce qu'il savait qui j'étais et qu'il avait entendu parler de mon talent; des Egyptiens qui se trouvaient dans le pays avec moi lui avaient rendu témoignage sur moi (2). Voici donc ce qu'il me dit : « Qu'est-ce que la raison pourquoi « tu es venu ici ? Qu'y a-t-il eu ? Se serait-il produit « un voyage à l'horizon dans le palais du roi des deux « Égyptes Sahotpiabouri (3), sans qu'on ait suce qui s'est « passé à cette occasion ? » Je me mis à chanter le roi disant : « Oui certes, quand je vins sur un navire de « guerre des Timihou, mon cœur me fut comme renouvelé ; « mon âme se déroba, elle ne fut plus dans mon sein. (1) Cfr. L. Borchardt, zu Sinuhe iJ //"..dans la Zeilsc/ui/'l, 1891, l. XXIX, p. 63. (2) Probablement des transfuges échappés d'Egypte dans des conditions analogues à celles où révasion de Sinouhit s'était produite. (3) La question du prince de Tonou, un peu obscure à dessein, est d'au- tant plus naturelle que nous savons par d'autres documents (i'a/jyrws Sal- lier II, p. 1, lign. dern., p. 2, lign. l-2;qu" Amenemhait I*' avait failli suc- comber à une conspiration de palais. Ammouianashi demande à Sinouhît s'il n'a pas été impliqué dans quelque tentative de ce genre, et s'il n'a pas dû s'échapper de 1 Egypte à la suite de l'assassinat du roi. 64 LES AVENTURES DE SINOUHÎT « mais elle m'entraîna sur les voies de ma fuite. Je n'étais a pas consentant, il n'y avait personne qui m'eût accusé, « je n'avais écouté aucun projet criminel et mon nom n'a- « vait pas été entendu dans la bouche du Héraut! Je ne « sais pas comment j'ai été amené en ce pays ; c'est comme « un dessein de Dieu ! » — « Qu'en serait-il donc de cette « terre d'Egypte s'il ne la connaissait plus, ce dieu bien- « faisant dont la terreur se répand chez les nations étran- « gères, comme Sokhit (1) en une année de peste? » Je lui dis ma pensée et je lui répondis : « Maintenant son fils « nous sauve. Entrant au palais, il a pris l'héritage de son « père. Il est un dieu qui certes n'a point de seconds : « aucun n'est devant lui. Il est un maitre de sagesse, « prudent en ses desseins, bienfaisant en ses mesures « financières, sur l'ordre de qui l'on va et Ton vient, car « c'est lui qui domptait les régions étrangères, tandis « que son père restait dans l'intérieur de son palais, déci- « dant ce qui devait s'accomplir. Il est le fort qui certes « travaille de son glaive, un vaillant qui n'a point son « semblable ; on le voit qui s'élance contre les barbares « et qui fond sur les pillards. C'en est un qui joue de la « corne et qui rend débiles les mains des ennemis : plus « ne peuvent ses ennemis soulever leurs boucliers. Il est (1) Sokhîl, ou Sakhmît, qu'on a longtemps confondue avec PakhouU, était une des principales déesses du Panthéon égyptien. Elle appartenait à la triade de Memphis et avait le titre de grande amie de Phtah. C'était une lionne ou une déesse à tête de lionne : avec une tête de chatte, elle se nommait Bastît et elle était adorée à Bubaste, dans le Delta. (2) Sinouhit répond à la question par laquelle le chef de Tonou lui de- mandait si son exil n'avait point pour motif quelque complicité dans im attentat dirigé contre la vie du roi. Sa fuite est comme une volonté de Dieu, comme une fatalité ; et, en effet, nous l'avons vu plus haut (p. 61-62), c'est par hasard et sans le vouloir qu'il a appris la mort d'Amenemhaît. Afin de mieux montrer qu'il n'a jamais trempé et ne trempera jamais dans aucun complot, il se lance dans un éloge emphatique du nouveau Pharaon Sanouosrit I" : l'exagération du compliment devient ici ime preuve de loyalisme et d'innocence. LES AVENTURES DE SINOUHÎT 65 « le châlieur qui défonce les fronts : nul n'a tenu devant « lui, 11 est le coureur rapide qui détruit le fuyard : il n'y « a plus d'asile à atteindre pour qui lui a montré le dos. « Il est le cœur ferme à l'instant du choc. Il est celui qui « revient sans cesse à la charge et qui jamais n'a tourné le « dos. Il est le cœur solide qui,lorsqu'il voit les multitudes, AUFRAGÉ 85 W. Golénischeff, le Papyrus hiératique de Saint-Pétersbourg, dans le Recueil de Travaux, 1906, t. XXVIII. On ne sait ni où le manuscrit a été trouvé, ni comment il vint en Russie, ni à quelle époque il entra au Musée de l'Ermitage. Il n'était pas encore ouvert en 1880, et, sans la curiosité intelligente de M. GolénischefT, il attendrait encore dans les tiroirs qu'on voulût bien le dérouler. 11 est de la même écriture que les Papyrus 1-4 de Berlin, et il remonte comme eux aux temps antérieurs à la XVIII'' dynastie. Il compte cent quatre-vingt-neuf colonnes verticales et lignes horizontales de texte; il est complet du commencement et de la fin, et intact à quelques mots près. La langue en est claire et élégante, le type net et bien formé ; c'est à peine si l'on rencontre çà et là quelques termes de déchiffrement difficile ou quelques formes grammaticales nouvelles. Il est appelé à devenir classique pour l'égyptien de son temps, comme le Conte des deux Frères l'est pour l'égyptien de laXIX* dynastie. Le Serviteur habile dit : « Sain soit ton cœur, mon « chef, car voici, nous sommes arrivés au pays : on a pris « le maillet, on a enfoncé le pieu, la poupe du navire a « été mise contre terre, on a poussé Tacclamation, on a « adoré et tous les gens s'embrassent les uns les autres. « Nos matelots à nous sont revenus en bon état, sans « qu'il nous manque un seul de nos soldats. Nous avons « atteint les extrémités du pays d'Ouaouaît, nous avons « traversé Sanmouit (1), et nous maintenant nous reve- « nous en paix, et notre pays nous y arrivons 1 Ecoute- « moi, mon chef, car je suis sans ressource. Lave-toi, « verse l'eau sur les doigts, puis présente ta prière et « dis ton cœur au roi, et quand tu parleras ne te démonte « pas, car si la bouche de l'homme le sauve, sa parole lui « fait voiler le visage (2). Agis selon les mouvements de (1) Le pays d'Ouaouait est la partie de la Xubie située au-delà de la S'econde cataracte; Sanmouit est le nom que les monuments donnent à lîle de Bigéh, en face de Phila?, à l'entrée de la première cataracte. Il semble résulter de ce passage que le marin égyptien se vantait d'avoir atteint, en traversant le désert de Xubie, la frontière méridionale de l'Egypte. (2) C'est ici, je crois, une allusion à l'usage de couvrir la face des cri- 86 LE NAUFRAGÉ « ton cœur, et que ce soit un apaisement ce que tu diras (1). « Or, jeté ferai le conte exact de ce qui m'est arrivé à « moi-même. J'allais aux mines du Souverain, et j'étais « descendu en mer sur un navire de cent cinquante « coudées de long sur quarante coudées de large qui « portait cent cinquante matelots de l'élite du pays « d'Egypte, qui avaient vu le ciel, qui avaient vu la terre, « et qui étaient plus hardis de cœur que des lions (2). Ils « avaient prédit que la bourrasque ne viendrait pas, « que le désastre ne se produirait pas, mais la bour- « rasque éclata tandis que nous étions au large, et, avant « même que nous eussions joint la terre, la brise força et « elle souleva une vague de huit coudées. Une planche, je « l'arrachai ; quant au navire, ceux qui le montaient « périrent sans qu'il en restât un seul. Moi donc, j'abordai « à une île et ce fut grâce à un flot de la mer. Je passai « trois jours seul, sans autre compagnon que mon cœur, « et la nuit je me couchai sous une voûte de buissons où « l'ombre m'enveloppait, puis j'allongeai les jambes à la « recherche de quelque chose pour ma bouche. Je trouvai « là des figues et du raisin, des poireaux magnifiques, minels qu'on emmène au supplice. L'ordre : « Quonlui couvre la face » équivaut à une condamnation. (1) 11 semble résulter de ce préambule que le Naufragé, de retour en Egypte, avait été mis en accusation, probablement pour avoir perdu son navire. Notre conte est le plaidoyer qu'il avait écrit pour sa défense, selon l'usage égyptien qui n'admettait que les plaidoiries écrites; il l'avait remis à l'un de ses patrons près de la cour, avec prière de le faire valoir, et d'en corroborer les déclarations par ses propres paroles. (2) Si l'on admet qu'il s'agit ici de la coudée roj-ale de 0 m. '61, le na- vire aurait mesuré environ 78 mètres de longueur sur 21 de largeur, ce qui, même en tenant compte de ce fait que les barques égyptiennes étaient fort larges, nous donne encore des dimensions exagérées. Les navires de la reine Ilàshopsouitou, construits pour la course, ne dépassaient pas 22 mètres de longueur et ils devaient porter à peu près ciniiutmte hommes d'équipcige (Maspero, De quelques navif/ations des Êgijptiens, p. 11,10-11). Le navire de notre conte appartient donc, pur sa taille et par le nombre de ses matelots, à la classe des vaisseaux invraisemblables dont on trouve tant d'exemples dans les traditions populaires de tous les pays. LE NAUFRAGÉ • 87 (( des baies et des graines, des melons de toute espèce, « des poissons, des oiseaux; il n'y avait chose qui ne s'y (c trouvât. Donc, je me rassasiai, je posai à terre une « partie de ce dont mes mains étaient chargées : je creu- « sai une fosse, j'allumai un feu, et je dressai un bûcher « de sacrifice aux dieux (1). « Voici que j'entendis une voix tonnante, et je pensai :. « C'est une vaçrue de mer ! » Les arbres frisson- « nèrent, la terre trembla, je dévoilai ma face et je connus « que c'était un serpent qui venait, long de trente coudées, « et dont la barbe dépassait deux coudées (2) ; son corps « était incrusté d'or, sa couleur comme celle du lapis vrai,. « et il s'arrêta en avant de moi. Il ouvrit la bouche « contre moi, tandis que je restais sur le ventre devant « lui, il me dit : « Qui t'a amené, qui t'a amené, vassal, « qui t'a amené ? Si tu tardes à me dire qui t'a amené « dans cette île, je te ferai connaître ce que tu es (3) : « ou, dans la flamme, tu deviendras invisible, ou tu me « diras ce que je n'ai pas entendu et que j'ignorais avant « toi ». Puis il me prit dans sa bouche, il me transporta « à son gîte et il m'y déposa sans que j'eusse du mal; (1) L'apparifidn du maître de lilc nt- se produit qu'après que le feu est allumé. On sait que, dans le formulaire magique, les invocations ne four- nissent leur effet que si on brûle un parfum ou une substance quel- conque, préparée selon les règles. Peut-être faut-il comprendre en ce sens le passage où Golénischeff nevoit que la mention d'un sacrifice, et con- sidérer la cérémonie indiquée dans le texte comme une véritable évoca- tion; peut-être faut-il nous borner à admettre que, dans la masse des plantes dont le naufragé avait chargé ses bras, il s'en trouva quelques- unes qui exercèrent une action d'appel sur le génie de l'île, sans que lui- même il eût linfention d'accomplir un rite magique. (2) Sans parler du Knouphis barbu dos pierres gnostiques, les monu- ments purement égyptiens nous font connaître plusieurs serpents barbus parmi les monstres qui peuplaient l'enfer; il serait facile de trouver, dans le nombre, un serpent bleu à taches jaunes dont les dimensions coïncideraient avec celles de notre serpent. (3) Litt. : « Je te ferai connaître toi-même ». Cet idiotisme, fré. Satni dit : « Par la vie! qu'on me « dise ce que tu souhaites et je te le ferai donner ; mais « mène-moi au lieu où est le livre ! » Le noble dit à Satni : « Le livre en question n'est pas mien. Il est au milieu « de la nécropole, dans la tombe de Nénoferképhtah, « fils du roi Minebphtah (l), v. s. f. Garde-toi bien de « lui enlever ce livre, car il te le ferait rapporter, une « fourche et un bâton à la main, un brasier allumé sur la « tête ». Sur l'heure que le noble parla à Satni, celui-ci ne sut plus en quel endroit du monde il se trouvait; il alla devant le roi, et il dit devant le roi toutes les pa- roles que le noble lui avait dites. Le roi lui dit : « Que « désires-tu? » Il lui dit: « Permets que je descende dans « le tombeau de Nénoferképhtah, fds du roi Minebphtah, « V. s. f. Je prendrai Anoukhharerôou (2), mon frère, avec « moi, et je rapporterai ce livre ». Il se rendit à la nécro- pole de Memphis, avec Anoukhharerôou, son frère. Ils pas- sèrent trois jours et trois nuits à chercher parmi les tombes qui sont dans la nécropole de Memphis, lisant les stèles de la Double maison de vie, récitant les inscriptions qu'elles portaient; le troisième jour, ils connurent l'endroit où reposait Nénoferképhtah. Lorsqu'ils eurent reconnu l'en- (1) Brugàch lisait le nom du roi Mer-kheper-pta/i, en dernier lieu ; sa première lecture, Mer-neb-phlah, ou Minebphtah, est très probablement la vraie. '■2) Brugsch lit An-ha-hor-rau (1867) ou An-ha-hor-ru (1878), ce <(ui n'est quune simple différence de transcription; la lecture actuelle est due à Griffith {Slories of the lligh Priests q^ Memphis, p. 31, 118). 104 l'ave>'TUre de satni-khamoîs droit où reposait Nénoferképhtah, Satni récita sur lui un écrit et, un vide se fît dans la terre, et Satni descendit vers le lieu où était le livre (1). Ce qu'il y aperçut de prime d'abord, nous ne le savons point. Il semble d'après le fragment découvert avec Spie- gelberg que l'homme rencontré sur le parvis du temple de Phtah n'était autre que Nénoferképhtah lui-même. Celui-ci n'avait sa femme et son fils avec lui dans son tombeau qu'à titre temporaire, mais il désirait les y établir définitivement et il comptait se servir de Satni pour transporter leurs momies de Cotpos où elles étaient enterrées dans la nécro- pole memphite. Satni, trop pressé de descendre dans l'hy- pogée, n'avait pas accompli tous les rites nécessaires et n'avait pas pu forcer la porte : Nénoferképhtah lui apparut et lui indiqua les sacrifices expiatoires que les Mânes exi- geaient. Des corbeaux et des vautours le menèrent en sécu- rité à l'endroit voulu : au point même où ils se posèrent, une pierre se trouva que Satni souleva aussitôt et qui mas- quait l'entrée du tombeau (2). Lorsqu'il y pénétra, voici, il était clair comme si le soleil y entrait, car la lu - mière sortait du livre et elle éclairait tout à l'entour (3). Et Nénoferképhtah n'était pas seul dans la tombe, mais sa femme Ahouri et Maîhêt(4), son fils, étaient avec lui; car, (1) C'est ainsi que certains des livres hermétiques avaient été décou- verts dans le tombeau du savant qui les avait écrits. Déjà aux temps gréco-romains, cette donnée avait passé en Occident. Au témoignage de Pline (xxx, 2), le philosophe Démocrite dAbdère avait emprunté ses con- naissances en magie à ApoUobéchis de Goptos et à Dardanus le Phénicien voluminibus Dardani in sepulchrum ejus pelitis: il devait sa science chi- mique aux ouvrages d'Ostanès qu'il avait découverts dans une des co- lonnes du temple de Memphis. (2) C'est ainsi que j'interprète les fragments (ju'on peut lire sur le feuil- let ({ue Spiegelberg a découvert (cf. p. 100). (3) Cf. plus loin le passage (p. 119J où Satni enlève le livre, et où la nuit se fait dans le tombeau, puis celui (p. 126-12T) où, le livre étant rap- porté, la lumière reparaît. (4) Brugsch a lu Mer/m, puis Me>'-ho-nefer, Maspero Mikkonsou, Hess et Griffith Mer-ab, le nom de l'enfant. Le déchiffrement de Hess est très bon, l'aventure de satni-khamoîs 105 bien que leurs corps reposassent à Coptos, leur double (1) était avec lui par la vertu du livre de Thot. Et, quand Satni pénétra dans la tombe, Ahouri se dressa et lui dit : « Toi, qui es-tu? » 11 dit : « Je suis Satni-Khâmois, fils « du roi Ousimarès, v. s. f. : je suis venu pour avoir ce « livre de Thot, que j'aperçois entre toi etNénoferképhtah. « Donne-le-moi, sinon, je te le prendrai de force ». Ahouri dit : « Je t'en prie, ne t'emporte point, mais écoute plutôt « tous les malheurs qui me sont arrivés à cause de ce « livre dont tu dis : « Qu'on me le donne ! » Ne dis point « cela, car à cause de lui, on nous a pris le temps que « nous avions à rester sur terre. « Je m'appelle Ahouri, fille du roi Minebphtah, v. s. f.,et « celui que tu vois là, à côté de moi, est mon frère Néno- « ferképhtah. Nous sommes nés d'un même père et d'une « même mère, et nos parents n'avaient point d'autres « enfants que nous. Quand vint l'âge de me marier, on « m'amena devant le roi au moment de se divertir devant « le roi (2) : j'étais très parée, et l'on me trouva belle. Le « roi dit : « Voici qu' Ahouri, notre fdle, est déjà grande, « et le temps est venu de la marier. Avec qui marierons- (( nous Ahouri, notre fille? » Or, j'aimais Nénoferképhtah « mon frère, extrêmement, et je ne désirais d'autre mari (( que lui (3). Je le dis à ma mère, elle alla trouver le roi et sa lecture serait irréprochable s'il s'agissait d'un texte de la vieille époque; pour les Égyptiens de l'âge ptolémaïque, la lecture devait être Mihét, Maihèt, ou Méihêt. (1) Le ka on double naissait avec l'enfant, grandissait avec llioniine, et, subsistant après la mort, habitait le tombeau. 11 fallait le nourrir, l'habil- ler, le distraire ; aussi est-ce à lui i[u"on donnait les offrandes funéraires. (2) On voit, par les tableaux du Pavillon de Médinét-Habou, ijue, chaque jour, le roi se rendait au harem pour s'y divertir avec ses femmes : c'est probablement ce moment de la journée (|ue notre conte appelle le moment de se divertir avec le roi. (3) L'usage universel en Egypte était que le frère épousât une de ses sœurs. Les dieux et les rois eux-mêmes donnaient l'exemple, et l'habi- tude de ces unions, qui nous paraissent monstrueuses, était si forte, ([ue 106 l'aventure de satni-khamoîs « Mînebphtah, elle lui dit : « Ahouri, notre fille, aime <( Nénoferképhtah, son frère aîné : marions-les ensemble, « comme c'est la coutume ». Quand le roi entendit toutes « les paroles que ma mère avait dites, il dit : « Tu n'as « eu que deux enfants, et tu veux les marier l'un avec <( l'autre ? Ne vaut-il pas mieux marier Ahouri avec le fils « d'un général d'infanterie et Nénoferképhtah avec la fille « d'un autre général d'infanterie ? » Elle dit : « C'est toi « qui me querelles (1) ? Même si je n'ai pas d'enfants après « ces deux enfants-là, n'est-ce pas la loi de les marier « l'un à l'autre ? — Je marierai Nénoferképhtah avec la « fille d'un chef de troupes, et Ahouri avec le fils d'un « autre chef de troupes, et puisse cela tourner à bien pour « notre famille I » Quand ce fut le moment de faire fête « devant Pharaon, voici, on vint me chercher, on m'amena « à la fête ; j'étais très troublée et je n'avais plus ma « mine de la veille. Or Pharaon me dit : « Est-ce pas toi « qui as envoyé vers moi ces sottes paroles : « Marie-moi « avec Nénoferképhtah mon frère aîné? » Je lui dis : « Eh « bien! qu'on me marie avec le fils d'un général d'in- « fanterie, et qu'on marie Nénoferképhtah avec la fille d'un « autre général d'infanterie, et puisse cela tourner à bien « pour notre famille! » — Je ris, Pharaon rit, Pharaon « dit au chef de la maison royale : « Qu'on emmène Ahouri « à la maison de Nénoferképhtah cette nuit même. Qu'on « emporte toute sorte de beaux cadeaux avec elle m. Ils » m'emmenèrent comme épouse à la maison de Nénofer- les Ptolémées finirent par s'y smimettre. I.a célèbre Gléopâtre avait eu successivement ses deux frères pour maris. (1) Ici commence la partie conservée du texte. Dans la restitution qui précède, j'ai essayé de n'emploj'er, autant que possible, que des expres- sions et des données empruntées aux feuillets restants. Bien entendu, les quatre petites pages de français qui précèdent, ne représentent pas, à beaucoup près, la valeur des deux feuillets démotiques perdus : je me suis borné à reconstruire un début général, qui permit aux lecteurs de com- prendre l'histoire, sans développer le détail des événements. l'aventure de S.VTNI-KHAMOis 107 « képhtah, et Pharaon ordonna qu'on m'apportât un grand « douaire en or et en argent et tous les gens de la maison « royale me les présentèrent. Xénoferképhtah passa un « jour heureux avec moi ; il reçut tous les gens de la « maison royale, et il dormit avec moi cette nuit même, « et il me trouva vierge et il me connut encore et encore, « car chacun de nous aimait l'autre. Quand vint le temps « de mes purifications, voici, je n'eus pas- de purifications « à faire. On Talla annoncer à Pharaon, et son cœur s'en « réjouit beaucoup, et il fit prendre toute sorte d'objets « précieux sur les biens de la maison royale, et il me fit « apporter de très beaux cadeaux en or, en argent, en « étoffes de fin lin. Quand vint pour moi le temps d'en- « fanter, j'enfantai ce petit enfant qui est devant toi. On « lui donna le nom de Maihêt, et on Tinscrivit sur les « registres de la Double maison de vie (1). « Et beaucoup de jours après cela, Nénoferképhtah, mon « frère, semblait n'être sur terre que pour se promener « dans la nécropole de Memphis, récitant les écrits qui « sont dans les tombeaux des Pharaons, et les stèles des « scribes de la Double maison de vie (2), ainsi que les {D La double maison de vie était, comme E. de Rougé l'a montré {Stèle de la Bibliothèque impériale, p. 71-99), le collège des hiérogrammates versés dans la connaissance des livres sacrés; chacun des grands tem- ples de l'Egypte avait sa Double maison de vie. Le passage de notre conte pourrait faire croire que ces scribes tenaient une sorte d'état civil, mais il n'en est rien. Les scribes de la Double maison de vie étaient, comme tous les savants de l'Egypte, des scribes astrologues, devins et magiciens. On leur apportait les enfants des rois, des princes, des no- bles: ils tiraient l'horoscope, ils prédisaientl'avenir du nouveau-né, ils indi- quaient les noms les meilleurs, les amulettes spéciaux, les précautions à prendre selon les cas, pour reculer aussi loin que possible les mauvaises indications du sort. Tous les renseignements qu'ils donnaient étaient inscrits sur des registres ijui servaient probablement à rédiger les calen- driers des jours fastes et néfastes, analogues à celui dont le Papyrus Sallier n° IV nous a conservé un fragment (Ghabas, Le Calendrier des jours fastes et néfastes de Vannée éffi/p/ienne, 1S()8). (2 11 n'est pas facile de comprendre d'abord ce que sont les stèles des •S'c/'jôes de la Double maison de vie, au.KqucUes Satni et Nénoferképhtah 108 l'aventure de satni-khamoîs « écrits qui sont tracés sur elles, car il s'intéressait aux « écrits extrêmement. Après cela, il y eut une procès - « sion en l'honneur du dieu Phtah, et Nénoferképhtah « entra au temple pour prier. Or tandis qu'il marchait « derrière la procession, déchiffrant les écrits qui sont « sur les chapelles des dieux, un vieillard l'aperçut et rit. « Nénoferképhtah lui dit : « Pourquoi te ris-tu de moi ? » (( Le prêtre dit : « Je ne me ris point de toi; mais puis-je « m'empêcher de rire, quand tu lis ici des écrits qui n'ont « aucune puissance? Si vraiment tu désires lire un écrit, « viens à moi, je te ferai aller au lieu où est ce livre que « Thot écrivit de sa main (1), lui-même, lorsqu'il vint ici- « bas à la suite des dieux. Les deux formules qui y sont « écrites, si tu récites la première, tu charmeras le ciel, « la terre, le monde de la nuit, les montagnes, les eaux; « tu comprendras ce que les oiseaux du ciel et les rep- « tiles disent, tous quants ils sont; tu verras les poissons « de l'abime, car une force divine posera sur l'eau au- (c dessus d'eux. Si tu lis la seconde formule, encore que « tu sois dans la tombe, tu reprendras la forme que tu « avais sur terre ; même tu verras le soleil se levant au « ciel avec son cycle de dieux, et la lune en la forme « qu'elle a lorsqu'elle parait (2) ». Xénoferképhtah dit au attachaient si grande importance. Je crois qu'il faut y voir ces stèles-ta- lismans, dont le Pseudo-Callisthènes, les écrivains hermétiques, et, après eux, les auteurs arabes de l'É^ypte nous ont conté tant de merveilles. Les seules qui soient parvenues juscjuà nous, comme la Stèle de Metter- nich, contiennent des charmes contre la morsure des bêtes venimeuses, serpents, scorpions, araignées, mille-pattes, ou contre la griife des ani- "inaux féroces. On conçoit qn'un amateur de magie comme l'était Néno- ferképhtah recherchât ce genre de monuments, dans l'espoir d'y décou- vrir quelque formule puissante oubliée des contemporains. (l)Cfr. p. 31, note 4, dans l'histoire de Khoufoui et des magiciens, ce qui est dit des livres de Thot. Les livres hermétiques, ((ui nous sont arrivés en rédaction grecque, sont un reste de cette bibliothèque sacrée qui passait pour être l'oeuvre du dieu. (2) Les facultés que le second feuillet du livre de Thot accorde à celui qui le possède sont les mêmes que celles qu'assurait la connaissance des l'aventure de satni khamoîs 109 <( prêtre : « Par la vie du roi! qu'on me dise ce que tu « souhaites de bon, et je te le ferai donner si tu me mènes « au lieu où est ce livre ». Le prêtre dit à Nénofer- « képhtah : « Si tu désires que je t'envoie au lieu où est « ce livre, tu me donneras cent pièces d'argent (1) pour « ma sépulture, et tu me feras faire deux cercueils (2) de « prêtre riche ». Nénoferképhtah appela un page et il com- « manda qu'on donnât les cent pièces d'argent au prêtre f( puis il lui fit faire les deux cercueils qu'il désirait; bref, « il accomplit tout ce que le prêtre avait dit. Le prêtre dit « à Nénoferképhtah : « Le livre en question est au milieu « de la mer de Coptos (3), dans un coffret de fer. Le cof- « fret de fer est dans un coffret de bronze ; le coffret de « bronze est dans un coffret de bois de cannelier (4) ; le « coffret de bois de cannelier est dans un coffret d'ivoire « et d'ébène ; le coffret d'ivoire et d'ébène est dans un cof- « fret d'argent ; le coffret d'argent est dans un coffret prières du Rituel funéraire. Il s'agissait, pour le mort, de pouvuir ranimer son corps momifié et de s'en servir à son gré ; il s'agissait, pour le vi- vant, de voir, non plus l'astre soleil, mais le dieu même dont l'astre ca- chait la forme, et les dieux qui l'accompagnaient. (1) Le texte porte cent tabonou. Le tabonou pesait de 0,89 à 0,91 gram- mes en moyenne ; cent tabonou représenteraient donc entre 8 kilogr. 9 et 9 kilogr. 1 d'argent, soit, en poids, plus de 1.800 francs de notre monnaie. (2) Le mot égj-ptien n'est pas lisible. La demande du prêtre n'a d'ail- leurs rien d'extraordinaire pour qui connaît un peu les mœurs du pays. Les rois et les grands seigneurs commenraient d'ordinaire à faire creuser leur tombe au moment où ils entraient en possession de leur héritage. Ouni avait reçu du Pharaon Pioupi l"' et le médecin Sokhitniânoukhou du Pharaon Ousirkaf les pièces principales de leur chambre funéraire Il serait très possible qu'en Égi^ite, comme en Chine, le cadeau d'un cer- cueil ait été fort estimé. Les deux cercueils du prêtre étaient nécessaires à un enterrement riche : chaque momie de distinction avait, outre son cartonnage, deux cercueils en bois s'emboîtant l'un dans l'autre, comme on peut le voir au Musée du Louvre. (3) Le mot employé ici est iaoumd, la mer, comme au Conte des deux Frères (v. plus haut, p. 12, note 3), c'est-à-dire le Nil. Le Nil, en traversant le nome, recevait un nom spécial : le fleuve de Coptos est donc, ici, la partie du Nil qui passe dans le nome de Coptos. (4) Loret a donné de bonnes raisons pour reconnaître dans le mot qad, qod, notre cannelier {Recueil de travaux, t. IV, p. 21, t. VII, p. H2). 110 l'aventure de satni-khamoîs « d'or, elle livre est dans celui-ci (1). Et il y a un schœne (2) « de serpents, de scorpions et d-e toute sorte de reptiles « autour du coffret dans lequel est le livre, et il y a un « serpent immortel (3) enroulé autour du coffret en ques- « tion )). « Sur l'heure que le prêtre parla à Nénoferképhtah, <( celui-ci ne sut plus en quel endroit du monde il se trou- (( vait. Il sortit du temple, il s'entretint avec moi de tout « ce qui lui était arrivé ; il me dit : « Je vais à Coptos, a j'en rapporterai ce livre, et je ne m'écarterai plus du . Or, je m'élevai contre le prêtre, disant : « Prends garde à Amon pour toi-même, à cause de ce (( que tu as dit à Nénoferképhtah. Car tu m'as amené la « querelle, tu m'as apporté la guerre, et le pays de Thé- ce baïde, je le trouve hostile à mon bonheur (4) )> . Je levai ma « main vers Nénoferképhtah pour qu'il n'allât pas à Coptos, « mais il ne m'écouta pas, il alla devant Pharaon, et il dit « devant Pharaon toutes les paroles que le prêtre lui avait « dites. Pharaon lui dit : « Quel est le désir de ton cœur? » « 11 lui dit : (( Qu'on me donne la cange royale toute « équipée. Je prendrai Ahouri, ma sœur, et Maihêt, son (1) En cumparant cet endroit au passage où Nénoferképhtah trouve le livre, on verra que l'ordre des coffrets n'est pas le même. Le scribe s'est trompé ici dans la manière d'introduire l'énumération. Il aurait dû dire : « Le coffret de fer renferme un coffret de bronze ; le coffret de bronze ren- « ferme un coffret en bois de cannelier, etc. ; » au lieu de : « Le coffret « de fer est dans un coffret de bronze ; le coffret de bronze est clans un « coffret de bois de cannelier, etc. » (2) Le schœne mesure à Tépoque ptolémaïque environ 12.000 coudées royales de 0 m. 52. (3) Le serpent immortel est peut-être ce grand serpent qui est censé vivre encore aujourd'hui dans le Nil et de qui les fellahs racontent des histoires curieuses. (4) Le pays de Tliébaïde et la ville de Thèbes sont représentés sous la forme d'une déesse. Il se pourrait donc que V hostilité du pays de Tlié- baïde fût, non pas l'hostilité des habitants du pays, qui reçurent bien les visiteurs quand ceux-ci débarquèrent à Coptos, mais l'hostilité de la déesse en laquelle s'incarnait le pays de Thébaïde,et qui devait voir avec peine lui échapper le livre confié par Thot à sa garde . l'aventure de satni-khamoîs 111 « petit enfant, au midi, avec moi; j'apporterai ce livre et « je ne m'écarterai plus d'ici ». On lui donna la cange « toute équipée, nous nous embarquâmes sur elle, nous u fîmes le voyage, nous arrivâmes à Coptos. Quand on « l'annonça aux prêtres d'Isis de Coptos et au supérieur « des prêtres d'Isis, voici qu'ils descendirent devant nous : « ils se rendirent sans tarder au-devant de Nénoferké- « phtah, et leurs femmes descendirent au-devant de moi (1). « Nous débarquâmes et nous allâmes au temple d'Isis et (( d'Harpocrate. Nénoferképhtah fit venir un taureau, une <( oie, du vin, il présenta une offrande et une libation de- ce vant Isis de Coptos et Harpocrate ; puis on nous em- « mena dans une maison, qui était fort belle et pleine de « toute sorte de bonnes choses. Nénoferképhtah passa « quatre jours à se divertir avec les prêtres d'Isis de « Coptos, tandis que les femmes des prêtres d'Isis de « Coptos se divertissaient avec moi (2). Arrivé le matin « de notre jour suivant, Nénoferképhtah fit apporter de la « cire pure en grande quantité devant lui : il en fabriqua « une barque (3) remplie de ses rameurs et de ses mate- (1) Le canal qui passe à l'ouest des ruines de Coptos n'est pas navi- gable en tous temps, et le Nil coule à trois quarts d'heure environ de la ville : c'est ce qui explique les expressions de notre texte. Nénoferképhtah a pris terre au même endroit probablement où s'arrêtent encore aujour- d'hui les gens qui veulent aller à Kouft, soit au hameau de Baroud; les prêtres et prêtresses d'Isis, avertis de son arrivée, viennent à lui le long de la levée qui réunit Baroud à Kouft, et qui délimite de toute anti- quité un des bassins d'irrigation les plus importants de la plaine thé- baine. (2' L'expression littérale pour se divertir est faire vu jour heureux. (3) On trouve dans le roman grec d'Alexandre la description d'une barque magique, construite par le roi-sorcier Nectanébo, et, dans les ro- mans d'Alexandre dérivés du roman grec, l'indication d'une cloche de verre au moyen de laquelle le héros descend jusqu'au fond de la mer. Les ouvriers et leurs outils sont des figurines magiques, auxquelles la formule prononcée par NénoferkOphlah donne la vie et le souffle, comme faisait le chapitre vi aux figurines funéraires si nombreuses dans nos musées. Ces figurines étaient autant d'ouvriers chargés d'exécuter, pour le mort, les travaux des champs dans l'autre monde : elles piochaient 112 l'aventure de satni-khamoîs (c lots, il récita un grimoire sur eux, il les anima, il leur « donna la respiration, il les jeta à l'eau. Il remplit la « cange royale de sable, il prit congé de moi (1), il s'era- « barqua et je m'installai moi-même sur la mer de Goptos, « disant : « Je saurai ce qui lui arrive ! » « Il dit : « Rameurs, ramez pour moi jusques au lieu où « est ce livre », et ils ramèrent pour lui, la nuit comme le « jour. Quand il y fut arrivé en trois jours, il jeta du « sable devant lui et un vide se produisit dans le fleuve. (( Lorsqu'il eut trouvé un schœne de serpents, de scor- « pions et de toute sorte de reptiles autour du coffret où « se trouvait le livre, et qu'il eut reconnu un serpent éternel « autour du coffret lui-même, il récita un grimoire sur le « schœne de serpents, de scorpions et de reptiles qui était « autour du coffret et il les rendit immobiles (2). Il vint à « l'endroit où le serpent éternel se trouvait, il fit assaut « avec lui, il le tua : le serpent revint à la vie et reprit sa « forme de nouveau. 11 fit assaut avec le serpent une se- rt conde fois, il le tua : le serpent revint encore à la vie. « Il fit assaut avec le serpent une troisième fois, il le coupa « en deux morceaux, il mit du sable entre morceau et « morceau : le serpent mourut, et il ne reprit point sa forme « d'auparavant (3). Nénoferképhtah alla au lieu où était le pour lui, labouraient pour lui, récoltaient pour lui, de la même manière que les ouvriers magiques rament et creusent pour Nénoferképhtah. (1) Ce membre de phrase est une restitution probable, mais non cer- taine. (2) Litt. : « 11 ne lit pas eux s'envoler ». C'est le même mot qui sert, dans le Conte du Prince prédestiné (cfr. p. 171, note 3), à marquer le procédé magique employé par les princes pour arriver à la fenêtre de la fllle du chef de Naharinna. Un des papyrus de Lcyde, un papyrus du Louvre, le Papyrus macjique Harris, renferment des conjurations contre les scorpions et contre les reptiles, du genre de celles que le conteur met dans la bouche de Nénoferképhtah. (3) Cette lutte contre des serpents, gardiens d'un livre ou d'un endroit, repose sur une donnée religieuse. A Dendérah, par exemple (Mariette, Dendérah, t. III, pi. 14, a, b), les gardiens des portes et des cryptes sont figurés sous forme de vipères, de même que les gardiens des portes des l'aventure de satni-khamoîs 113 <( coffret, et il reconnut que c'était un coffret de fer. Il « l'ouvrit, et il trouva un coffret de bronze. Il l'ouvrit, et « il trouva un coffret en bois de cannelier. Il l'ouvrit, et il ft trouva un coffret d'ivoire et d'ébène. 11 l'ouvrit, et il a trouva un coffret d'argent. Il l'ouvrit, et il trouva un « coffret d'or. Il l'ouvrit, et il reconnut que le livre était « dedans. Il tira le livre en question hors le coffret d'or et « il récita une formule de ce qui y était écrit : il enchanta « le ciel, la terre, le monde de la nuit, les montagnes, les « eaux ; il comprit tout ce que disaient les oiseaux du ciel, « les poissons de l'eau, les quadrupèdes de la montagne, a II récita l'autre formule de l'écrit et il vit le soleil qui « montait au ciel avec son cycle de dieux, la lune levante, « les étoiles en leur forme; il vit les poissons de l'abîme, « car une force divine posait sur l'eau au-dessus d'eux. « Il récita un grimoire sur l'eau et il lui fît reprendre sa « forme première. II s'embarqua de nouveau ; il dit aux « rameurs : « Ramez pour moi jusques au lieu où est « Ahouri ». Ils ramèrent pour lui, la nuit comme le jour. « Quand il fut arrivé à l'endroit où j'étais, en trois jours, « il me trouva assise près la mer de Coptos : je ne buvais ni « ne mangeais, je ne faisais chose du monde, j'étais « comme une personne arrivée à la Bonne Demeure (1). « Je dis à Nénoferképhtah : « Parla vie du roi ! donne que douze régions du monde inférieur. La déesse-serpent Maritmkro était la gar- dienne d'une partie de la montagne funéraire de Tlicbes, entre ei-Assassî et Qournah, et surtout du sommet en forme de pyramide qui domine toute la chaîne, et qu'on nommait Ta-lehnîl, le Front. Dans le roman d'Alexandre, on trouve, au sujet de la fondation d'Alexandrie, l'histoire d'une lutte analogue à celle que soutient Nénoferképhtah (Pseudo-Callis- thène, p. 34-35j, mais l'ordre est renversé ; le menu fretin des serpents n'apparaît qu'après la mort du serpent éternel. Sur la perpétuité de cette superstition du serpent gardien, voir Lane, Modem Erjijptians, London, 1837, t. I, p. 310-311, où il est dit que chaque quartier du Caire a has its € peculiar guardian genius..., which has the form of a serpent ». (i) C'est un des euphémismes usités en Egypte pour désigner l'officine où travaillent les embaumeurs et aussi le tombeau. 8 114 l'aventure de satni-khamoîs « je voie ce livre, pour lequel nous avons pris toutes ces « peines w. Il me mit le livre en main. Je lus une formule « de l'écrit qui y était : j'enchantai le ciel, la terre, le « monde de la nuit, les montagnes, les eaux; je compris « tout ce que disaient les oiseaux du ciel, les poissons « de l'abîme, les quadrupèdes. Je récitai l'autre formule « de l'écrit : je vis le soleil qui apparaissait au ciel avec « son cycle de dieux, je vis la lune levante et toutes « les étoiles du ciel en leur forme. Je vis les poissons de « l'eau, car il y avait une force divine qui posait sur l'eau « au-dessus d'eux. Comme je n'écrivais point, du moins « par comparaison avec Nénoferképhtali, mon frère aîné, « qui était un scribe accompli et un homme fort savant, « il se fit apporter un morceau de papyrus vierge, il y « écrivit toutes les paroles qu'il y avait dans le livre, « il l'imbiba de bière, il fit dissoudre le tout dans de l'eau. « Quand il reconnut que le tout était dissous, il but et il « sut tout ce qu'il y avait dans l'écrit (1). « Nous retournâmes à Coptos le jour même, et nous « nous divertîmes devant Isis de Coptos et Harpocrate. « Nous nous embarquâmes, nous partîmes, nous par- ce vînmes au nord de Coptos, la distance d'un schœne. Or « voici, Thot avait appris tout ce qui était arrivé à Nénofer- « képhtah au sujet de ce livre, et Thot ne tarda pas à « plaider par devant Râ, disant : « Sache que mon droit « et ma loi sont avec Nénoferképhtah, fils du roi Mineb- « phtah, V. s. f. Il a pénétré dans mon logis, il Ta pillé, (1) Le procédé de Nénoferképhtah a été employé de tout temps en Orient. On fabriquait à Babylone, et Ton fabrique encore à Bagdad et au Caii'e, des bols en teri-e cuite non vernissée, sur lesquels on traçait à l'encre des formules magiques contre telle ou telle maladie. On y versait de l'eau qui délayait l'encre en partie et que le malade avalait; tant qu'il restait de l'écriture au fond du vase, la guérison était certaine (Lane, Modem Egyplians, 1837, t. I, p. 347-348). M"»* de Sévigné ne souhaitait- elle pas pouvoir faire un bouillon des œuvres de M. Nicole pour s'en assimiler les vertus ? l'aventure de satni-khamoîs 115 « il a pris mon coffret avec mon livre d'incantations, il a « tué mon gardien qui veillait sur le coffret ». On (1) lui « dit : « Il est à toi, lui et tous les siens, tous ». On fit « descendre du ciel une force divine, disant : « Que <( Nénoferképhtah n'arrive pas sain et sauf à Memphis, « lui et quiconque est avec lui ». A cette heure même, « Maîhêt, le jeune enfant, sortit de dessous le tendelet de « la cange de Pharaon (2), il tomba au fleuve^ il accomplit <( le bon plaisir de Râ, et quiconque était à bord poussa <( un cri. Nénoferképhtah sortit de dessous la cabine ; il « récita un grimoire sur l'enfant et il le fit remonter, car « il y eut une force divine qui posa sur l'eau au-dessus de « lui. Il récita un grimoire sur lui, il lui fit raconter tout « ce qui lui était arrivé, et l'accusation que Thot avait « portée devant Rà. Nous retournâmes à Coptos avec lui, « nous le fîmes conduire à la Bonne Demeure, nous mîmes « des gens auprès de lui pour les cérémonies funèbres, « nous le fîmes embaumer comme il convenait à un grand, *( nous le déposâmes, dans son cercueil, au cimetière de « Coptos. Nénoferképhtah, mon frère, dit : « Partons, ne « tardons pas de revenir avant que le roi entende ce qui « nous est arrivé, et que son cœur soit troublé à ce sujet ». « Nous nous embarquâmes, nous partîmes, nous ne tar- <' dames pas à arriver au nord de Coptos, la distance d'un « schœne, à l'endroit où le petit enfant Maîhêt était tombé « au fleuve. Je sortis de dessous le tendelet de la cange « de Pharaon, je tombai au fleuve, j'accomplis le bon « plaisir de Râ et quiconque était abord poussa un cri. « On le dit à Nénoferképhtah et il sortit de dessous le « tendelet de la cange de Pharaon. Il récita un grimoire « sur moi et il me fit monter, car il y eut une force divine (1) On était déjà Pharaon (p. 14, note 2) : c'est ici Râ. (2) Sur le sens de cette locution, cfr. E. Lefébure, Rites éf/ypliens, p. 87. 116 l'aventure de satni-khamoîs « qui posa sur l'eau au-dessus de moi. Il me fit retirer « du fleuve, il lut un grimoire sur moi, il me fit raconter « tout ce qui m'était arrivé et l'accusation que Thot avait « portée devant Râ. 11 retourna à Coptos avec moi, il me « fit conduire kldi Bonne Demeure^ il mit des gens auprès « de moi pour les cérémonies funèbres, il me fit embaumer « comme il convenait à quelqu'un de très grand, il me fit « déposer dans le tombeau où était déjà déposé Maîhét, « le petit enfant. Il s'embarqua, il partit, il ne tarda pas « à arriver au nord de Coptos, la distance d'un schœne, à « l'endroit où nous étions tombés au fleuve. Il s'entretint « avec son cœur, disant : « Ne vaudrait-il pas mieux aller à « Coptos et m'y établir avec eux ? Si, au contraire, je re- « tourne à Memphis sur l'heure et que Pharaon m'inter- « roge au sujet de ses enfants, que lui dirai-je ? Pourrai- « je lui dire ceci : « J'ai pris tes enfants avec moi vers le « nome de Thèbes, je les ai tués et je vis, je reviens à « Memphis vivant encore )). 11 se fit apporter une pièce « de fin lin royal qui lui appartenait, il en façonna une « bande magique, il en lia le livre, il le mit sur sa poi- « trine et il l'y fixa solidement. Nénoferképhtah sortit de « dessous le tendelet de la cange de Pharaon, il tomba à « l'eau, il accomplit le bon plaisir de Râ et quiconque (( était à bord poussa un cri disant: « O quel grand deuil, « quel deuil lamentable ! N'est-il point parti le scribe ex- « cellent, le savant qui n'avait point d'égal ! » « La cange de Pharaon fit son voyage, avant que per- « sonne au monde sût en quel endroit était Nénoferké- « phtah. « Quand on arriva à Memphis, on l'annonça à Pha- « raon et Pharaon descendit au-devant de la cange : « il était en manteau de deuil, et la garnison de Memphis « était tout entière en manteaux de deuil, ainsi que les « prêtres de Phtah, le grand-prêtre de Phtah et tous les gens l'aventure de satni-khamoîs 117 « de l'entourage de Pharaon (1). Et voici, ils aperçurent « Nénoferképhtah qui était accroché aux rames-gouver- « nail de la cange de Pharaon, par sa science de scribe (( excellent (2) ; on l'enleva, on vit le livre sur sa poitrine, « et Pharaon dit : « Qu'on ôte ce livre qui est sur sa poi- « trine ». Les gens de l'entourage de Pharaon ainsi que « les prêtres de Phtah et le grand-prêtre de Phtah dirent <( devant le roi : « 0 notre grand maître — puisse-t-il avoir « la durée de Râ ! — c'est un scribe excellent, un homme « très savant que Nénoferképhtah (3) ». Pharaon le fit « introduire dans la Bonne Demeure (4) l'espace de seize « jours, revêtir d'étoffes l'espace de trente-cinq jours, « ensevelir l'espace de soixante-dix jours ; puis on le fit « déposer dans sa tombe parmi les demeures de repos. « Je t'ai conté tous les malheurs qui nous sont arrivés « à cause de ce livre dont tu dis : « Qu'on me le donne ! » « Tu n'as aucun droit sur lui, car, à cause de lui, on nous « a pris le temps que nous avions à rester sur la terre ». (1) Qanbouatiou, les gens de l'angle, ceux f|ui se tiennent aux quatre côtés du roi et de la salle où il donne audience (cfr. p. 80, note 3). (2) Nénoferképhtah avait disparu dans le fleuve, et personne ne savait en quel lien il était : à Memphis, on le trouve accroché aux rames-gouver- nail de la cange royale, et le texte a soin d'ajouter cpie c'était en sa qua- lité de scribe excellent. Ce prodige était dû à la précaution qu'il avait prise de fixer le livre de Thot sur sa poitrine ; la vertu magique avait relevé le corps et l'avait attaché aux rames, à l'insu de tout le monde. (3) L'exclamation des prêtres de Phtah, que rien ne paraît justifier de prime abord, est une réponse indirecte à l'ordre du roi. Le roi commande qu'on prenne le livre de Thot, qui a déjà causé la mort de trois per- sonnes. Les prêtres n'osent point lui désobéir ouvertement, mais, en di- sant que Nénoferképhtah était un grand magicien, ils lui laissent en- tendre que toute la science du monde ne peut soustraire les hommes à la vengeance du dieu. De quels malheurs serait menacé celui des assistants qui prendrait le livre et qui n'aurait pas les mêmes connaissances que Néno- ferképhtah en sorcellerie ! L'événement prouve que cette interprétation un peu subtile de notre texte, est exacte. Le roi a compris les craintes de ses courtisans et il a révoqué l'ordre imprudent qu'il avait donné, car le livre de Thot est encore sur la momie de Nénoferképhtah, à qui Satni vient le réclamer. (4) Sur la Bonne Demeure, voir p. 113, note 1. 1 18 l'aventure de satni-khamoîs Satni dit : « Ahouri, donne-moi ce livre que j'aperçois « entre toi et Nénoferképhtah, sinon je te le prends par « force )). Nénoferképhtah se dressa sur le lit et dit : « N'es-tu pas Satni à qui cette femme a conté tous ces mal- « heurs que tu n'as pas éprouvés ? Ce livre en question, « es-tu capable de t'en emparer par pouvoir de scribe excel- « lent (1) ou par ton habileté à jouer contre moi ? Jouons-le (( au cinqua.nte-deux {2) ». Satni dit : « Je tiens ». Voici qu'on apporta la brette devant eux (3) avec ses chiens, et ilsjouèrentauci?iquanie-deux. Nénoferképhtah gagna une partie à Satni, il récita son grimoire sur lui, il plaça sur lui la brette à jouer qui était devant lui, et il le fit entrer dans le sol jusqu'aux jambes (4). 11 agit de même à la se- (1) En d'autres termes, par une lutte de science entre magiciens de pou- voir égal (cfr. p. 117; note 2). (2) S'il faut en juger par le nom, le cinquante-deux était un jeu imité des exercices militaires, et où il s'agissait de gagner cinquante-deux points, en faisant manœuvrer des pions sur un damier. Les Égyptiens modernes ont deux jeux au moins, celui de mounkalah et celui de tab, qui doivent présenter des analogies avec le jeu joué par Satni et Nénoferképhtah. On les trouvera expliqués tout au long dans Lane, An Account of the Manners and Customs of the Modem Egyptians, i'° édit., London, 1837, t. II, p. 51 sqq.; le mounkalah se joue en soixante points. Ajoutons qu'il y a au musée de Turin les fragments, malheureusement mutilés, d'un papyrus où sont données les règles de plusieurs jeux de dames et qui ont été étudiés par Devéria et par Wiedemann. J'y ai cherché en vain l'explica- tion de la partie jouée par les deux héros du conte : dans l'état actuel de nos connaissances, la marche est impossible à suivre et la traduction de notre passage reste conjecturale. (3) Les pièces du jeu s'appelaient chiens : on a, en effet, dans les mu- sées, quelques pions qui ont une tête de chien ou de chacal (Biixh, Rhampsinitus and the Game of Draughts, p. 4, 14). C'est le même nom que les Grecs donnaient aux pièces ; c'est le même nom, kelb, au pluriel kildbf qu'on donne encore aujourd'hui en Egypte aux pièces du jeu de tab. Je me sers du mot brette pour rendre le terme égyptien, faute de trouver une expression mieux appropriée à la circonstance. C'est la planchette di- visée en compartiments sur laquelle on faisait marcher les chiens. Le Louvre en a deux, dont l'une porte le cartouche de la reine Hâshopsouitou (XVIll» dynastie). (4) Nénoferképhtah a gagné un coup. Cet avantage lui permet de réci- ter son grimoire, ce qui a pour résultat d'enlever à Satni une partie de sa forte magique. Nénoferképhtah metsur sonadversaire labrette qui était l'aventure de satni-khamoîs 119 conde partie, il la gagna à Satni et il le fit entrer dans le sol jusqu'à l'aine. Il agit de même à la troisième partie, et il fit entrer Satni dans le sol jusqu'aux oreilles. Après cela, Satni attaqua Nénoferképhtah de sa main, Satni appela Anoukhharerôou, son frère, né d'Eierîtmonkh, disant : « Ne tarde pas à remonter sur la terre, raconte tout ce « qui m'arrive par devant Pharaon, et apporte-moi les talis- « mans de mon père Phtah (1) ainsi que mes livres de « magie ». Il remonta sans tarder sur la terre, il raconta devant Pharaon tout ce qui arrivait à Satni, et Pharaon dit : (c Apporte-lui les talismans de Phtah, son père, ainsi « que ses livres d'incantations ». Anoukhharerôou des- cendit sans tarder dans la tombe ; il mit les talismans sur le corps de Satni et celui-ci s'éleva de terre à l'heure même. Satni porta la main vers le livre et il le saisit ; et quand Satni remonta hors de la tombe, la lumière marcha devant lui et l'obscurité marcha derrière lui (2). iYhouri pleura après lui, disant : « Gloire à toi, ô l'obscurité ! Gloire à « toi, ô la lumière ! La force est sortie de notre tombeau, a toute (3) ». Nénoferképhtah dit à Ahouri : « Ne te tour- devant lui : cette opération a la même vertu que celle du marteau ma- gique et fait entrer en terre jusqu'aux pieds celui qui la subit. Il ne faut pas s-étonner de voir Nénoferképhtah muni dun damier. Le jeu de dames était le jeu favori des morts, et certaines vignettes du Rituel funéraire nous les montrent s'y livrant dans l'autre monde sous un petit pavillon ou sous la voûte d'une chambre funèbre (N'avilie, Todlenbuch, t. 1^ pi. xxvii). (1) Ce titre dépèce est celui que le roi, descendant et môme ^/s du Soleil, donne à tous les dieux. Les talismans de Phtah ne nous sont pas connus par ailleurs : il est intéressant de constater par ce passage qu'on en tenait la vertu pour supérieure à, celle des talismans de Thot, que Nénoferképhtah possédait. (2) Le livre de Thot éclairait la tombe : Satni, en l'emportant, emporte la lumière et laisse l'obscurité. (3) G est ainsi qu'au Livie de Vlladès, chaque fois que le soleil, ayant traversé une des heures de la nuit, en sort pour entrer chez l'heure sui- vante, les mânes et les dieux qu'il quitte, plongés dans les ténèbres pour vingt-trois heures justfu'à son retour, poussent des acclamations en son honneur et gémissent de se retrouver dans l'obscurité. 120 l'aventure de satni-khamoîs « mente point. Je lui ferai rapporter ce livre par la suite, un « bâton fourchu à la main, un brasier allumé sur la tête (1) ». Satni remonta hors du tombeau et il le referma derrière lui, comme il était auparavant. Satni alla par devant Pha- raon et il raconta à Pharaon tout ce qui lui était arrivé au sujet du livre. Pharaon dit à Satni : << Remets ce livre au <( tombeau de Nénoferképhtah en homme sage ; sinon il te « le fera rapporter, un bâton fourchu à la main, un brasier . Elle lui dit : « Tu arriveras à ta maison, celle où tu es. (( Mais moi, je suis une hiérodule, je ne suis pas une per- ce sonne vile. S'il est que tu désires avoir ton plaisir de moi, « tu feras souscrire tes enfants à mon écrit, afin qu'ils ne « cherchent point querelle à mes enfants au sujet de tes « biens ». Satni fit amener ses enfants et il les fit souscrire à l'écrit. Satni dit à Tbouboui : « Que j'accomplisse ce « pourquoi je suis venu à présent ». Elle lui dit : « Tu arri- (( veras à ta maison, celle où tu es. Mais moi, je suis une « hiérodule, je ne suis pas une personne vile. S'il est que tu <( désires avoir ton plaisir de moi, tu feras tuer tes enfants, « afin qu'ils ne cherchent point querelle à mes enfants au « sujet de tes biens ». Satni dit : « Qu'on commette sur eux « le crime dont le désir t'est entré au cœur ». Elle fit tuer les enfants de Satni devant lui, elle les fit jeter en bas de la fenêtre aux chiens et aux chats (2), et ceux-ci en man- (1) C'est la grande robe de linon transparent, tantôt souple et tombant en plis mous, tantôt amidonnée et raide, dont les femmes sont revêtues dans les tableaux d'intérieur de l'époque thcbaine : le corps tout entier était visible sous ce voile nuageux, et les artistes égyptiens ne se sont pas fait faute d'indiquer des détails qui montrent à quel point le vête- ment cachait peu les formes qu'il recouvrait. Plusieurs momies de la trouvaille de Déir-el-Bahari, entre autres celles de Tboutmôsis III et de Ramsès II portaient, appliquées contre la peau, des bandes de ce linon, dont on peut voir des spécimens au musée du Caire : il est jauni par le temps et par les parfums dont il fut trempé au moment de 1 embaume- ment, mais les peintres anciens n'ont rien exagéré en représentant comme à peu près nues les femmes qui s'en habillaient. On comprendra, en l'exa- minant, ce qu'étaient ces gazes de Cos que les auteurs classiques appe- laient de lair tissé. 2) De même, selon la tradition égyptienne, l'eunuque Bagoas, ayant assassiné le roi de Perse Okhos, aurait jeté son corps aux chats (Diodore l'aventure de satni-khamoîs 125 gèrent les chairs, et il les entendit pendant qu'il buvait avec Tbouboui. Satni dit à Tbouboui : « Accomplissons « ce pourquoi nous sommes venus ici, car tout ce que tu « as dit devant moi, on Ta fait pour toi ». Elle lui dit : « Rends-toi dans cette chambre ;>. Satni entra dans la chambre, il se coucha sur un lit d'ivoire et d ebène, afin que son amour reçût récompense, et Tbouboui se coucha aux côtés de Satni. Il allongea sa main pour la toucher : elle ouvrit sa bouche largement et elle poussa un grand cri (1). Lorsque Satni revint à lui, il était dans une chambre de four sans aucun vêtement sur le dos (2). Une heure passée, Satni aperçut un grand homme monté sur une estrade, avec nombre de gens sous ses pieds, car il avait la semblance d'un Pharaon. Satni alla pour se lever, mais il ne put se lever de honte, car il n'avait point de vêtement sur le dos. Le Pharaon dit : « Satni, qu'est-ce que cet « état dans lequel tu es? » Il dit : « C'est Nénoferképhtah <( qui m'a fait faire tout cela ». Le Pharaon dit : « Va à « Memphis. Tes enfants, voici qu'ils te désirent, voici qu'ils de Sicile, xvii, v § 3, et Élien, Histoires Variées, VI, 8). Dans le Conte des deux Frères {cîr. p. 10;, Anoupou tue sa femme et la jette aux chiens pour la punir d'avoir tenté et calomnié Bitiou. (1) Les exemples de ces transformations en pleine lutte amoureuse ne sont pas rares dans la littérature populaire. Le plus souvent elles sont jtroduites par l'intervention d'un bon génie, d'un thaumaturge ou d'un saint qui vient sauver le héros des étreintes du succube. Ailleurs, c'est le succube lui-même qui se donne le malin plaisir d'ellrayer son amant par une métamorphose subite; cette dernière donnée a été souvent mise en œuvre par les conteurs européens, et en dernier lieu par Cazotte, dans son Diable amoureux. Un détail obscène, qui se rencontre ([uel([ues lignes plus bas et que je n'ai point traduit, prouve qu'ici, comme partout dans les contes de ce genre, Tbouboui a dû se donner entière pour avoir son ennemi en son pouvoir ^cf. p. 120, note 3). A peine maîtresse, elle ouvre une bouche énorme d'où sort un vent dorage ; Satni perd connais- sance et il est emporté loin delà maison pendant son évanouissement. (2) Le texte porte ici un membre de phrase Aou qounef hi-khen n ouàt shakhi, que je passe, et dont le sens sera clair pour toutes les personnes qui voudront bien recourir à l'original. 126 l'aventure de satni-kamoïs « se tiennent devant Pharaon ». Satni dit devant le Pha- raon : « Mon grand maître, le roi, — puisse-t-il avoir la « durée de Râ ! — quel moyen d'arriver à Memphis, si je « n'ai aucun vêtement du monde sur mon dos? » Pharaon appela un page qui se tenait à côté de lui, et il lui com- manda de donner un vêtement à Satni. Pharaon dit: « Sa- « tni, va à Memphis. Tes enfants, voici qu'ils vivent, voici (( qu'ils se tiennent devant le roi (1) ». Satni alla à Mem- phis ; il embrassa avec joie ses enfants, car ils étaient en vie. Pharaon dit : « Est-ce point l'ivresse qui t'a fait faire tout « cela ? » Satni conta tout ce qui lui était arrivé avec Tbou- boui et Nénoferképhtah. Pharaon dit : « Satni, je suis « déjà venu à ton aide, disant : « On te tuera, à moins que « tu ne rapportes ce livre au lieu d'où tu l'as apporté pour « toi » ; mais tu ne m'as pas écouté jusqu'à cette heure. « Maintenant rapporte le livre à Nénoferképhtah, un bâton (( fourchw dans ta main, un brasier allumé sur ta tête ». Satni sortit de devant Pharaon, une fourche et un bâton dans la main, un brasier allumé sur sa tête, et il descendit dans la tombe où était Nénoferképhtah. Ahouri lui dit : « Satni, c'est Phtah, le dieu grand, qui t'amène ici sain (( et sauf ! » Nénoferképhtah rit, disant : « C'est bien ce (( que je t'avais dit auparavant. » Satni se mit à causer avec Nénoferképhtah, et il s'aperçut que, tandis qu'ils par- (1) On voit, parle discours du roi, qui n'est autre que Xénoferkcphtah, que toute la scène de coquetterie et de meurtre précédente n'avait pas été qu'une hallucination magique : Satni, devenu impur et criminel, per- dait sa puissance surnaturelle. Comme je l'ai marqué plus haut (cfr. p. l'20. notes 2-3), le commerce avec les femmes a toujours pour effet de suspendre le pouvoir du sorcier, jusqu'au moment où il a pu accomplir les ablu- tions prescrites et redevenir pur. Aussi la séduction amoureuse est-elle un grand ressort d'action partout où le surnaturel est en jeu. Pour n'en •citer qu'un exemple entre mille, dans les Mille et une Nuils [14° nuit), l'en- chanteur Shahabeddin, après s'être uni à une femme, ne pouvait plus user avec succès de ses formules, juscju'au moment où il avait accompli les purifications prescrites par le Coran en pareille circonstance, et s'était lavé de sa souillure. l'aventure de satni-khamoîs 127 laient, le soleil était dans la tombe entière (l). Ahouri et Nénoferképhtah causèrent avec Satni beaucoup. Satni dit : « Nénoferképhtah, n'est-ce pas quelque chose d'humiliant « que tu demandes ? » Nénoferképhtah dit : « Satni, tu sais « ceci, à savoir, Ahouri et Maihèt, son enfant, sont à Gop- « tos et aussi dans cette tombe, par art de scribe habile. « Qu'il te soit ordonné de prendre peine, d'aller à Coptos « et de les rapporter ici (2) ». Satni remonta hors de la tombe ; il alla devant Pha- raon, il conta devant Pharaon tout ce que lui avait dit Nénoferképhtah. Pharaon dit : « Satni, va à Coptos et rap- « porte Ahouri et Maihêt, son enfant ». Il dit devant Pharaon : « Qu'on me donne la cange de Pharaon et son « équipement ». On lui donna la cange de Pharaon et son équipement, il s'embarqua, il partit, il ne tarda pas d'arri- ver à Coptos. On en informa les prêtres d'Isis de Coptos et le grand-prêtre d'Isis : voici qu'ils descendirent au- devant de lui, ils descendirent au rivage. Il débarqua, il alla au temple d'Isis de Coptos etd'Harpocrate. Il fit venir un taureau, des oies, du vin, il fit un holocauste et une hbation devant Isis de Coptos et Ilarpocrate. Il alla au cimetière de Coptos avec les prêtres d'Isis et le grand- prêtre d'Isis. Ils passèrent trois jours et trois nuits à chercher parmi les tombes qui sont dans la nécropole de Coptos, remuant les stèles des scribes de la double mai- (!' En rapportant le livre magiequ, Satni avait fait rentrer dans la tombe la lumière, qui en était sortie lorsqu'il avait emporté le talis- man; cfr. p. 119-120. (2) Où le corps est enterré, le double doit vivre. Nénoferképhtah a soustrait le double d Ahouri et celui de .Maihèt à cette loi, par art de scribe habile, c'est-à-dire par magie, et il leur a donné l'hospitalité dans sa propre tombe ; mais c'est là une condition précaire et qui peut changer à chaque instant. Satni, vaincu dans la lutte pour la possession du livre de Thot, doit une indemnité au vainqueur : celui-ci lui impose l'obliga- tion d'aller chercher à Coptos .Vhouri et Maihèt et de les ramener à .Mem- phis. La réunion des trois momies assurera la réunion des trois doubles, à tout jamais. 128 l'aventure de satni-khamoîs son de vie, récitant les inscriptions qu'elles portaient; ils ne trouvèrent pas les chambres où reposaient Ahouri et Maîhêt, son enfant. Nénoferképhtah le sut qu'ils ne trouvaient point les chambres où reposaient Ahouri et Maîhêt, son enfant. 11 se manifesta sous la forme d'un vieillard, un prêtre très avancé en âge, et il se présenta au-devant de Satni(l). Satni le vit, Satni dit au vieillard : « Tu as semblance d'homme avancé en âge. Ne connais- « tu pas les maisons où reposent Ahouri et Maihêt, son « enfant? » Le vieillard dit à Satni : « Le père du père de « mon père a dit au père de mon père, disant : « Le père (( du père de mon père a dit au père de mon père : « Les « chambres où reposent Ahouri et Maihêt, son enfant, sont « sous l'angle méridional de la maison du prêtre... (2) ». Satni dit au vieillard : « Peut-être le prêtre... t'a-t-il fait « injure et c'est pour cela que tu veux faire détruire sa « maison? » Le vieillard dit à Satni : « Qu'on fasse bonne « garde sur moi, puis qu'on rase la maison du prêtre..., « et, s'il arrive qu'on ne trouve point Ahouri et Maîhêt, son « enfant, sous l'angle méridional de la maison du prêtre..., « qu'on me traite en criminel ». On fit bonne garde sur le vieillard, on trouva la chambre où reposaient Ahouri et Maîhêt, son enfant, sous l'angle méridional de la maison du prêtre... Satni fit transporter ces grands personnages dans lacange de Pharaon, puis il fit reconstruire la maison du prêtre..., telle qu'elle était auparavant (3). Nénoferké- (1) (>'est la seconde transformation au moins que NénoferJcéphtah opère dans la partie du conte qui nous a été conservée. Les mânes ordi- naires avaient le droit de prendre toutes les formes qu'ils voulaient, mais ils ne pouvaient se rendre visibles aux vivants (jue dans des cas fort rares. Nénoferképhtah doit à sa qualité de magicien le privilège de faire aisément ce (jui leur était défendu et d'apparaître une fois en costume de roi, une autre fois sous la ligure d'un vieillard. (2) Le texte est trop mutilé en cet endroit pour que la restitution puisse être considérée comme certaine. (3) Les restaurations de tombeaux et les transports de momies qui en l'aventure de SATNI-KHâMOÎS 129 phtali fît connaître à Satni que c'était lui qui était venu à Coptos, pour lui découvrir la chambre où reposaient Ahouri et Maîhêt, son enfant. Satni s'embarqua sur la cange de Pharaon. Il fit le voyage, il ne tarda pas d'arriver à Memphis et toute l'escorte qui était avec lui. On l'annonça à Pharaon et Pharaon descendit au-devant de la cange de Pharaon : il fit porter les grands personnages dans la tombe où était Nénoferképhtah et il en fit sceller la chambre supérieure tout aussitôt. — Cet écrit complet, où est contée l'histoire de Satni Khâmoîs et de Nénoferképhtah, ainsi que d'Ahouri sa femme, et de Maîhêt, son fils, a été écrit par le scribe Ziharpto Pl'an 15, au mois de Tybi. étaient la conséi[ucnce n'étaient pas chose rare dans l'antiquité égyptienne : l'exemple le plus frappant nous en a été donné à Thèbes par la trou- vaille de Dcir-el-Baliari. On a trouvé là, en 1881, une quarantaine de ca- davres royaux, comprenant les Pharaons les plus célèbres de la XVIII", de la, X 1 X' et de la XX" dynastie, Ahmôsis I", Aménôthès l", Thoutmôsis II et Thout, iiKisis ill, Ramsès I", Sêtoui I % Ramsès II, Ramsès III. Leurs momies, inspectées et réparées à plusieurs reprises, avaient fini par être déposées sous Sheshonq I"", dans un même puits où il était facile de les dérober aux attaques des voleurs. Le héros de notre conte agit comme Sheshonq mais avec une intention différente : il obéit à un ordre des morts eux- mêmes, et il cherche à leur être agréable plutôt qu'à leur donner une pro- tection dont leur puissance magi([ue leur permet de se passer fort bien. L'HISTOIRE VERIDIQUE DE SATNI-KHAMOIS ET DE SON FILS SÉNOSIRIS L'Histoire véridique de Satni Khâmoîs et de son fils Sénosiris fut découverte sur le Papyrus DCIV du Musée Britannique, et publiée, transcrite, traduite en anglais par : F. L.L. Griffith, Storiesofthe High Priests of Memphis, the Sethon of Herodotus and the Demotic Talcs of Khamuas, Oxford, Clarendon Press, 1900, in-S", p. 41-66, 142-207, et atlas in-f° de XIV planches ; Puis analysée, commentée et traduite partiellement en françai> par : G. Maspero, Contes relatifs aux grands-prêtres de Memphis, dans le Journal des Savants, 1901, p. 473-S04. Elle est écrite au réveils de deux recueils de pièces officielles rédi- gées en grec et datées de l'an VII de Claude César, 46-47 après J.-C. Les deux rouleaux de papyrus, passés à la condition de vieux papiers, furent collés bout à bout, et l'on y transcrivit le roman aux parties libres du verso; dans son état actuel, il est incomplet à la droite sur une longueur indéterminée et le début de l'histoire a disparu. L'écriture semble indiquer pour l'époque de la copie la seconde moitié du deuxième siècle après notre ère. Elle est grande et frêle, à la fois soignée et maladroite, mais d'un déchiffrement aisé maigre quelques bizarreries. La langue est simple, claire, plus pauvre qur celle du conte précédent. La première page manque complètemenl. ainsi qu'un long fragment de la seconde page, mais on peut rétablir l'exposition du sujet avec assez de vraisemblance; la suite du texte est entrecoupée de fortes lacunes qui en rendent l'intelligence par- fois laborieuse. L'étude minutieuse et patiente à laquelle M. Griffith a soumis le tout nous permet de saisir le sens général et d'en rendre le détail exactement dans beaucoup d'endroits. Selon mon habitude, l'histoire véridique de satnikhamoîs 131 j'ai rétabli sommairement les portions manquantes, en prenant soin d'indiquer le point juste où la restitution cesse et où le texte au- thentique commence. Il y avait une fois un roi nommé Ousimarès, v. s. f., et il avait parmi ses enfants un fils nommé Satmi (1), lequel était un scribe, habile de ses doigts et fort instruit en toutes choses : il était plus qu'homme au monde expert aux arts où les scribes d'Egypte excellent, et il n'y avait savant qui lui comparât dans la Terre-Entière. Et après cela, il arrivait que les chefs des pays étrangers envoyaient un message à Pharaon pour lui dire : « Voici ce que mon « maître dit : « Qui d'ici pourra faire telle ou telle chose « qu'a devisée mon maître, dans telle ou telle condition ? u S'il la fait comme il convient je proclamerai l'infériorité « de mon pays à l'Egypte. Mais s'il arrive qu'il n'y ait « bon scribe, ni homme sage en Egypte qui puisse la « faire, je proclamerai l'infériorité de l'Egypte à mon « pays )). Or, quand il avait parlé ainsi, le roi Ousi- marès, V. s. f., appelait son fils Satmi et il lui répétait toutes les choses que le messager lui avait dites, et son fils Satmi lui donnait aussitôt la bonne réponse que le chef du pays étranger avait devisée, et celui-ci était obligé de proclamer l'infériorité de son pays au pays d'Egypte. Et nul des chefs qui avaient envoyé des messagers n'avait pu triompher de lui, tant la sagesse de Satmi était grande, si bien qu'il ne se trouvait plus chef au monde qui osât envoyer des messagers à Pharaon (2). (1) Le texte de ce conte donne au nom de Satni une variante Snlmi (jui pourrait faire douter qu'il y fût question du même personnage : l'addition du surnom de Kliumoîs en plusieurs endroits prouve que 6'fl/;m' est réelle- ment identique à Satni. [2) Le thème de ce début m'a été suggéré par le passage qu'on lira plus loin, p. 138 sqq ; j'ai parlé dans Vlnlruduction de la donnée du déû entre rois comme d'une donnée courante en Egypte. 132 l'histoire véridique de satni-khamoîs Et après cela, il arriva que Satmi n'eut pas d'enfant mâle de sa femme Mahitouaskhît, et il s'en affligeait beaucoup dans son cœur et sa femme Mahîtouaskhit s'en affligeait beaucoup avec lui. Or un jour qu'il en était triste plus que de coutume, sa femme Mahitouaskhît se rendit au temple d'Imouthès, fils de Phtah, et elle pria devant lui, disant : « Tourne ta face vers moi, monseigneur Imouthès, « fils de Phtah ; c'est toi qui accomplis les miracles, et « qui es bienfaisant dans tous tes actes ; c'est toi qui « donneras un fils à qui n'en a pas. Entends ma plainte et « rends-moi enceinte d'un enfant mâle (i) ». Mahitouaskhît, la femme de Satmi, coucha donc dans le temple et elle rêva un songe cette nuit même (2); on lui parlait, lui disant : « Es-tu pas ^lahîtouaskhit, la femme de Satmi, qui dors <( dans le temple pour recevoir un remède de ta stérilité « des mains du dieu ? Quand le lendemain matin sera « venu, va-t-en à la fontaine de Satmi (3), ton mari, et tu « y trouveras un pied de colocase qui y pousse. La colocase >, tant il était vigoureux en tous se& membres. Il arriva donc que Satmi ne pouvait demeurer une heure sans voir le petit enfant Sénosiris, si fort était l'amour qu'il lui portait. Lorsqu'il fut grand et robuste, on le mit à l'école ; en peu de temps il en sut plus que le scribe qu'on lui avait donné pour maître. Le petit enfant Sénosiris commença à lire les grimoires avec les scribes de la Double maison de Vie du temple de Phtali (1), et tous ceux qui l'entendaient étaient plongés dans l'étonnement ; Satmi se plaisait à le mener à la fête par-devant Pharaon pour que tous les magiciens de Pharaon luttassent contre lui et qu'il leur tint tête à tous. Et après cela, il arriva, un jour que Satmi se lavait pour la fête sur la terrasse de ses appartements, et que le (1 Sur la Double Maison de Vie et sur ses scribes, voir ce qui est dit plus haut, p. 101, note 1. 134 l'histoire véridique de satni-khamoîs petit garçon Sénosiris se lavait devant lui pour aller aussi à la fête, à cette heure-là, voici, Satmi entendit une voix de lamentation qui s'élevait très forte : il regarda de la terrasse de ses appartements, et voici, il vit un riche qu'on menait ensevelir dans la montagne à force lamentations et plentée d'honneurs. Il regarda une seconde fois à ses pieds, et voici, il aperçut un pauvre qu'on menait hors de Memphis, roulé dans une natte, seul et sans homme au monde qui marchât derrière lui, Satmi dit : « Par la vie « d'Osiris, le seigneur de l'Amentît, puisse m'être fait « dans l'Amentît comme à ces riches qui ont grande « lamentation, et non comme à ces pauvres qu'on porte « à la montagne sans pompe ni honneurs ! » Sénosiris, son petit enfant, lui dit : « Te soit fait dans l'Amentît ce « qu'on fait à ce pauvre homme dans l'Amentît, et ne te « soit pas fait dans l'Amentît ce qu'on fait à ce riche dans « l'Amentît ». Lorsque Satmi entendit les paroles que Sénosiris, son petit enfant, lui avait dites, son cœur s'en affligea extrêmement, et il dit : « Ce que j'entends est-ce « bien la voix d'un fils qui aime son père? » Sénosiris, son petit enfant, lui dit : « S'il te plaît, je te montrerai, « chacun en sa place, le pauvre qu'on ne pleure pas et le « riche sur lequel on se lamente )). Satmi demanda : « Et « comment pourras-tu faire cela, mon fils Sénosiris? » Et après cela, Sénosiris, le petit enfant, récita ses grimoires. Il prit son père Satmi par la main et il le conduisit à une place qu'il ne connaissait pas dans la montagne de Mem- phis. Elle contenait sept grandes salles et en elles des hommes détentes les conditions. Ils traversèrent trois des salles, les trois premières, sans que personne leur fît obstacle (1). En entrant dans la quatrième, Satmi aperçut (1) Depuis l'endroit où il est dit que Satmi s'allligea des paroles de son fils jusqu'à celui où le récit nous le montre pénétrant dans la quatrième salle, il ne reste plus que quelques mots à chaque ligne, et encore la place en I l'histoire YÉRIDIQUE de SA.TNI-KHAMOÎS 135 des gens qui couraient et qui s'agitaient tandis que les ânes mangeaient derrière eux (l); d'autres avaient leur nourriture, eau et pain, suspendue au-dessus d'eux, et ils s'élançaient pour la mener bas, tandis que d'autres creu- saient des trous à leurs pieds pour les empêcher de l'at- teindre. Lorsqu'ils arrivèrent à la cinquième salle, Satmi aperçut les mânes vénérables qui se trouvaient chacun en sa place propre, mais ceux qui étaient inculpés de crimes se tenaient à la porte, suppliants, et le pivot de la porte de la cinquième salle était établi sur le seul œil droit d'un homme qui priait et qui poussait de grands cris. Lorsqu'ils arrivèrent à la sixième salle, Satmi aperçut les dieux du conseil des gens de l'Amentît qui se tenaient chacun en sa place propre, tandis que les huissiers de l'Amentît appe- laient les causes. Lorsqu'ils arrivèrent à la sixième salle, Satmi aperçut l'image d'Osiris, le dieu grand, assis sur son trône d'or fin, et couronné du diadème aux deux plumes (2), Anubis le dieu grand à sa gauche, le dieu grand Thot à sa droite, les dieux du conseil des gens de l'Amentît à sa gauche et à sa droite, la balance dressée au milieu en face d'eux, où ils pesaient les méfaits contre les mérites, tandis que Thot le dieu grand remplissait le rôle d'écrivain et qu' Anubis leur adressait la parole (3) : celui dont ils trouveront les méfaits plus nombreux que les mérites ils le livreront à Amaît, la chienne du maître de esl-elle incertaine. Il est probable que la description des trois premières salles ne renfermait rien d'intéressant ; en tout cas, elle était très courte, et elle s'étendait sur (juatre ou cin([ lignes au plus. (i) Comme on le verra plus loin (cf. p. 137), les ««es qui manr/enl pat- derrière sont les femmes qui grugeaient ces individus pendant leur vie. (2^ C'est le diadème que les Égj'ptiens appelaient iale/', iûtef. 11 se com- posait du bonnet blanc de la Ilaute-Égyptc et des deux plumes d'au- truche plantées à droite et à gauche. 3) C'est une description exacte de la scène du Jugement de l'âme tellf qu'on la voit représentée parfois sur les cercueils en bois ou sur les sarcophages en pierre de l'époque ptoléma'ique, et telle qu'elle est ligurée au Livre des Morts en tête du chapitre cxxv. 136 l'histoire véridique de satni-khamoîs l'Amentît (1), ils détruiront son âme et son corps et ils ne lui permettront plus de respirer jamais ; celui dont ils trouveront les mérites plus nombreux que les méfaits, ils l'amènent parmi les dieux du conseil du maître de l'Amentît et son âme va au ciel parmi les mânes vénérables ; celui dont ils trouveront les mérites équivalents aux fautes, ils le placent parmi les mânes munis d'amulettes qui servent Sokarosiris, Lors, Satmi aperçut un personnage de distinction, revêtu d'étoffes de fin lin, et qui était proche l'endroit où Osiris se tenait, dans un rang très relevé. Tandis que Satmi s'émerveillait de ce qu'il voyait dans l'Amentît, Sénosiris se mit devant lui, disant : « Mon père Satmi, « vois-tu pas ce haut personnage revêtu de vêtements de « fin lin et qui est près de l'endroit où Osiris se tient ? Ce « pauvre homme que tu vis qu'on emmenait hors de « Memphis, sans que personne l'accompagnât, et qui était « roulé dans une natte, c'est lui ! On le conduisit à (( l'Hadès, on pesa ses méfaits contre ses mérites qu'il « eut étant sur terre, on trouva ses mérites plus nombreux « que ses méfaits. Donné qu'au temps de vie que Thot « inscrivit à son compte ne correspondit pas une somme <( de bonheur suffisante tandis qu'il était sur terre, on « ordonna par-devant Osiris de transférer le trousseau « funèbre de ce riche que tu vis emmener hors de Memphis « avec force honneurs, à ce pauvre homme que voici, « puis de le mettre parmi les mânes vénérables, féaux de (( Sokarosiris, proche l'endroit où Osiris se tient. Ce riche « que tu vis, on le conduisit à l'Hadès, on pesa ses « méfaits contre ses mérites, on lui trouva ses méfaits nom- « breux plus que ses mérites qu'il eut sur terre, on ordonna (1) Amaît est représentée le plus souvent sous la forme d'un hippopo- tame femelle qui, accroupi en avant d'Osiris, auprès de la balance et la gueule ouverte, attend qu'on lui livre les morts reconnus coupables. l'histoire VÉRIDIQUE de SATNI-KHA.MOÎS 137 « de le rétribuer dans l'Amentît, et c'est lui que tu as vu, « le pivot de la porte d'Amentit planté sur son œil droit et « roulant sur cet œil, soit qu'on ferme ou qu'on ouvre, « tandis que sa bouche pousse de grands cris. Par la vie « d'Osiris, le dieu grand, maître de l'Amentît, si je t'ai « dit sur terre : « Te soit fait ainsi qu'on fait à ce pauvre « homme, mais ne te soit pas fait ainsi qu'il est fait à ce « riche ! » c'est que je savais ce qui allait arriver à celui- « ci ». Satmi dit : « Mon fils Sénosiris, nombreuses sont « les merveilles que j'ai vues dans l'Amentît! Maintenant « donc, puissé-je apprendre ce qu'il en est de ces gens « qui courent et s'agitent, tandis que des ânes mangent « derrière eux, ainsi que de ces autres qui ont leur nourri- « ture, pain et eau, suspendue au-dessus d'eux, et qui « s'élancent afin de la mener bas, tandis que d'autres « creusent des trous à leurs pieds pour les empêcher de « l'atteindre? » Sénosiris reprit : « En vérité, je te le dis, « mon père Satmi, ces gens que tu vis, qui courent et « s'agitent tandis que des ânes mangent derrière eux, « c'est l'image des gens de cette terre qui sont sous la « malédiction du Dieu et qui travaillent nuit et jour pour '< leur subsistance, mais, comme leurs femmes la leur « volent par-derrière, ils n'ont pas de pain à manger. « Revenus à l'Amentît, on trouve que leurs méfaits sont « plus nombreux que leurs mérites, et ils éprouvent que « ce qu'il en était d'eux sur terre, il en est d'eux encore « dans l'Amentît, d'eux comme aussi de ceux que tu as « vus, leur nourriture, eau et pain, suspendue au-dessus « d'eux et qui s'élancent pour la mener bas tandis que « d'autres creusent des trous à leurs pieds pour les empê- « cher de l'atteindre ; ceux-ci, c'est l'image des gens de « cette terre qui ont leur subsistance devant eux, mais le « dieu creuse des trous devant eux pour les empêcher de « la trouver. Revenus à l'iA-mentît, voici, ce qu'il en était 138 l'histoire véridique de satni-kh\moîs « d'eux sur cette terre, il en est d'eux encore dans l'Amentît; « à être reçue leur âme dans FAmentît, ils éprouvent, s'il « te plaît, mon père Satmi, que celui qui fait le bien sur « terre on lui fait le bien dans l'Amentît, mais que celui « qui fait le mal on lui fait le mal. Elles ont été établies « pour toujours et elles ne changeront jamais ces choses . Au moment que Pharaon et ses princes entendirent ces paroles ils ne surent plus le lieu de la terre où ils étaient, et ils dirent : « Par la vie de Phtah, le dieu grand, est-il force de bon « scribe ou de magicien habile à lire des écrits dont il « voit la teneur, qui puisse lire une lettre sans l'ou- « vrir ? » Pharaon dit : « Qu'on m'appelle Satmi Khâmoîs « mon fils! » On courut, on le lui amena à l'instant, il s'inclina jusqu'à terre, il adora Pharaon, puis il se releva et il se tint debout bénissant et acclamant Pharaon. Pha- raon lui dit : « Mon fds Satmi, as-tu entendu les paroles « que cette peste d'Ethiopien a dites devant moi, disant : « Y a-t-il un bon scribe ou un homme instruit en Egypte « qui puisse lire la lettre qui est en ma main sans briser « le sceau et qui sache ce qu'il y a d'écrit en elle sans « l'ouvrir? » L'instant que Satmi entendit ces paroles, il ne sut plus l'endroit du monde où il était, il dit : « Mon « grand seigneur qui est-ce qui serait capable de lire une « lettre sans l'ouvrir ? Maintenant donc qu'on me donne « dix jours de répit, que je puisse voir ce que je suis ca- « pable de faire, pour éviter que l'infériorité de l'Egypte (1 Le sobriquet àtou, iàtou, litt. ; le fléau, la peinte, que notre auteur donne ici aux Éthiopiens et plus spécialement au magicien Horus, fils de Tnahsît, est le mènie que le conte du Papyrus Sallier n» -/ inllige aux Hyksôs d'origine asiatique (cfr. p. 237, note 10'; c'est celui que Manétlion et ses contemporains rendaient en grec par l'épithètc que nous traduisons Impurs. 140 l'histoire VÉRIDIQUE de SATiM-KHAMOÎS « soit rapportéeau pays desNègres mangeurs de gomme ». Pharaon dit : « Ils sont donnés à mon fils Satmi ». On assigna des appartements où se retirer à l'Ethiopien, on lui prépara des saletés à la mode d'Ethiopie (1), puis Pha- raon se leva en la cour, son cœur triste excessivement, et il se coucha sans boire ni manger. Satmi rentra dans ses appartements sans plus savoir la place du monde où il allait. Il se serra dans ses vêtements de la tête aux pieds, et il se coucha sans plus savoir l'en- droit du monde où il était. On le manda à Mahîtouaskhît, sa femme ; elle vint à l'endroit où était Satmi, elle passa la main sous ses vêtements, sans trouver de fièvre dévo- rante sous ses vêtements. Elle lui dit : « Mon frère « Satmi, point de fièvre au sein, souplesse des membres : « maladie, tristesse de cœur (2) ! » Il lui dit : « Laisse-moi, « ma sœur Mahîtouaskhît ! L'alTaire pour laquelle mon « cœur se trouble n'est pas une affaire qu'il soit bon de « découvrir à une femme ! » Le petit garçon Sénosiris entra, il se pencha sur Satmi, son père, et il lui dit : « Mon père Satmi, pourquoi es-tu couché, le cœur trou- « blé ? Les affaires que tu enfermes en ton cœur dis-les « moi que je les écarte », Il répondit : « Laisse-moi, mon « enfant Sénosiris ! les affaires qui sont en mon cœur, tu (( es d'âge trop tendre pour t'en occuper ». Sénosiris dit: « Dis-les moi, que je rende ton cœur calme à leur propos ». Satmi lui dit : « Mon fils Sénosiris, c'est une peste c( d'Ethiopie qui est venue en Egypte, apportant sur son (1) Les saletés à la mode d'Ktkiopie ne sont que les mets en usage chez les Éthiopiens : la haine que les Égyptiens de la Basse-Egypte profes- saient contre les gens du royaume de Napata se portait non seulement sur les hommes, mais sur tout ce qui leur servait, y compris la nourriture. (2) La femme de Satmi, après l'avoir tâté et examiné à la façon des médecins, résume le résultat de ses observations en une formule de dia- gnostic brève, imitée des diagnostics médicaux : ce nest point le corps qui est malade chez lui mais l'esprit, et le chagrin est le seul mal qui le dévore. l'histoire véridique de satm-khamoîs 141 « corps une lettre scellée et disant : « Est-il ici celui qui « la lira sans l'ouvrir ? S'il arrive qu'il n'y ait ni bon scribe « ni savant en Egypte qui soit capable de la lire, je rap- « porterai l'infériorité de l'Egypte à la terre des Nègres, « mon pays ». Je me suis couché, le cœur troublé à ce « propos, mon fils Sénosiris ». L'heure que Sénosiris « entendit ces paroles, il éclata de rire longuement. Satmi « lui dit : « Pourquoi ris-tu? » Il dit : « Je ris de te voir « couché ainsi, le cœur troublé pour cause d'affaire si « petite. Lève-toi, mon père Satmi, car je lirai sans l'ou- « vrir la lettre qu'on a apportée en Egypte, si bien que je « trouverai ce qui est écrit en elle sans briser le sceau ». L'heure que Satmi entendit ces paroles, il se leva soudain et il dit : « Quelle est la garantie des paroles que tu as « dites, mon enfant Sénosiris ?» 11 lui dit : « Mon père « Satmi, va aux chambres du rez-de-chaussée de ton « logis, et chaque livre que tu tireras de son vase (1), je « te dirai quel livre c'est, je le lirai sans le voir, me tenant « en avant de toi dans les chambres durez-de-chaussée». Satmi se leva, il se tint debout, et tout ce que Sénosiris avait dit, Sénosiris le fît complètement : Sénosiris lut tous les livres que Satmi son père prit en avant de lui, sans les ouvrir. Satmi remonta des chambres du rez-de-chaussée, joyeux plus que personne au monde. Il ne tarda point d'aller à l'endroit où Pharaon était, il raconta devant lui toutes les choses que l'enfant Sénosiris lui avait dites, entièrement, et le cœur de Pharaon s'en réjouit extrême- ment. Pharaon se leva pour faire fête en son temps avec Satmi, et il se fit amener Sénosiris à la fête devant lui : ils burent, ils passèrent un jour heureux. Arrivé le len- (1) Les livres étaient conservés dans des vases en terre ou en pierre, et nous avons, par exemple, dans un catalogue de pièces judiciaires, l'in- dication de rouleaux de papyrus ainsi conservés (Brugsch, dans la Zeitschrift, 1816, p. 2-3). 142 l'histoire yéridique de satni-khamoîs demain au matin, Pharaon sortit dans la cour d'audience au milieu de ses nobles ; Pharaon envoya chercher la peste d'Ethiopien et celui-ci fut amené dans la cour avec la lettre scellée sur son corps, et il se tint debout au milieu de la cour. L'enfant Sénosiris vint au milieu également, il se tint au côté de la peste d'Ethiopien, il parla contre elle disant : « Malédiction, Ethiopien, ennemi contre qui « s'irrite iVmon, ton dieu (1) ! C'est donc toi qui es monté « en Egypte, le doux verger d'Osiris, le siège de Piâ- « Harmakhis, le bel horizon de l'Agathodémon (2), di- « sant : « Je rapporterai l'infériorité de l'Egypte à la terre « des Nègres » ; l'hostilité d'Amon, ton Dieu, tombe sur « toi! Les paroles que je ferai défiler devant toi et qui « sont écrites sur la lettre, ne dis rien d'elles qui soit faux « devant Pharaon ton souverain! « L'heure que la, peste d'Éthiopien vit le petit garçon Sénosiris debout dans la cour, il toucha la terre de sa tête et il parla, disant : « Toutes les paroles que tu prononceras, je ne dirai rien « d'elles qui soit faux ! » Commencement des récits que fit Sénosiris, les disant au milieu de la cour devant Pharaon et devant ses nobles, le peuple d'Egypte écoutant sa voix, tandis qu'il lisait ce qu'il y avait d'écrit sur la lettre de la peste d'Ethiopien qui se tenait debout au milieu de la cour, à savoir : « Il arriva, un jour, au temps de Pharaon Manakhphrê (1) Ce n'est pas sans raison que l'auteur du conte attribue Amon comme divinité protectrice à la peste d'Éthiopien. Le royaume de Napata, auquel avait succédé le royaume de Méroé, celui qui est qualifié ici de pays des Nègres, avait été fondé par un membre de la famille des grands-prêtres d'Amon Thébain, el il avait Amon pour dieu principal. 11 semble i[ue les gens du Delta et de la Moyenne-Egypte n'aient point pardonné aux Éthio- piens la scission de l'ancien empire thébain en deux États indépendants : le peu (ju'on connaît de leurs écrits témoigne dune hostilité réelle contre les Éthiopiens et contre leur dieu Amon. (2) Shaî est le nom du grand serpent qui représentait l'Agathodémon, le dieu protecteur de l'Egypte, surtout Knouphis à partir de l'époque ro- maine. l'histoire véridique de satni-khamoîs 143 Siamon (1), — c'était un roi bienfaisant de la terre entière, l'Egypte regorgeait de toutes les bonnes choses en son temps, et nombreux étaient ses dons et ses travaux dans les grands temples de l'Egypte, — il arriva donc, un jour que le roi du pays des Nègres faisait la sieste dans le kiosque de plaisance d'Amon, il entendit la voix de trois pestes d'Ethiopiens qui causaient dans la maison de der- rière. L'un d'eux parlait à voix haute, disant entre autres choses : « S'il plaisait Amon me garder d'accident, de « sorte que le roi d'Egypte ne put me maltraiter, je jette- « rais mes charmes sur l'Egypte, si bien que je ferais le « peuple d'Egypte passer trois jours et trois nuits sans « voir la lumière après les ténèbres ». Le second dit entre autres choses : « S'il plaisait Amon me garder « d'accident, de sorte que le roi d'Egypte ne put me « maltraiter, je jetterais mes charmes sur l'Egypte, si « bien que je ferais transporter le Pharaon d'Egypte au « pays des Nègres, puis lui administrer une volée de « courbache, cinq cents coups, en public, par devant le « roi, et enfin le remporter en Egypte dans six heures « de temps, sans plus ». Le troisième dit entre autres choses (2) : « S'il plaisait Amon me garder d'accident, de « sorte que le roi d'Egypte ne put me maltraiter, je jette- « rais mes charmes sur l'Egypte, si bien que j'empêcherais « les champs de produire pendant trois ans ». L'heure que le roi d'Ethiopie entendit les discours et la voix des trois pestes d'Ethiopiens, il se les fît amener devant lui et il leur dit : « Qui d'entre vous a dit : « Je jetterai mes « charmes sur l'Egypte, et je ne permettrai pas aux (1) Sur ce Pharaon, dont le prénom rappelle celui de Thoutmôsis III et est presque identique avec celui d'un Thoutmôsis inconnu découvert à Kamak en 1905 ; cfr. ce qui est dit dans ïlnlroduction de ce volume. (2) Le discours du troisième sorcier a été omis par le scribe, mais on le retrouve plus bas (cfr. p.l44 du présent volume), et c'est d'après ce passage que j'ai pu le rétablir. 144 l'histoire véridique de satni-khamoîs « Égyptiens de voir la lumière trois jours et trois nuits? » Ils dirent : « C'est Horus, le fils de Tririt (1) ». Il dit : « Qui d'entre vous a dit : « Je jetterai mes charmes sur « l'Egypte, j'apporterai Pharaon au pays des Nègres, et « je lui ferai administrer une volée de courbache, cinq « cents coups, en public, par-devant le roi, puis je le ferai « remporter en Egypte, dans six heures de temps, sans » plus ?» Ils dirent : « C'est Horus, le fils deTnahsît(2)». Il dit : « Qui d'entre vous a dit : « Je jetterai mes « charmes sur l'Egypte, et j'empêcherai les champs de pro- « duire pendant trois ans? » Ils dirent: « C'est Horus, le « fils de Triphît(2) ». Leroi dità Horus, le fils de Tnahsit : « Exécute-la ton action magique par grimoire, et, comme « vit Amon, le taureau de Méroé, mon dieu, si ta main « accomplit ce qui convient, je te ferai du bien à plantée ». Horus, le fils de Tnahsit, fabriqua un brancard en cire à quatre porteurs, il récita un grimoire sur eux, il souflla sur eux violemment, il leur donna de vivre, il leur com- manda, disant : « Vous monterez en Egypte, vous appor- « terez le Pharaon d'Egypte à l'endroit où est le roi ; on (( lui administrera une volée de courbache, cinq cents « coups, en public, par devant le roi, puis vous le rem- « porterez en Egypte, le tout dans six heures de temps, « pas plus ». Ils dirent : « Certes, nous n'omettrons « rien ». Les sorcelleries de l'Ethiopien filèrent donc vers l'Egypte, elles se firent maîtresses delà nuit (4), elles se firent maîtresses de Pharaon Manakhphrê Siamon, elles (1) Jrh-U, Trêrét, signifie la truie. (2) Tnahsit, Tnehsé, signifie la négresse, (3) Triphît signifie la jeune fille, la jeune femme, et c'est un des sur- noms d'Isis, transcrit en grec Triphis. (4) La nuit était peuplée d'êtres, les uns mauvais, les autres bons, ces derniers qui défendaient les hommes endormis. Les personnages magi- ques envoyés par Horus l'Éthiopien, en se rendant maîtres de la nuit, empêchent les bons génies de s'opposer à l'exécution de leurs desseins pervers. L HISTOIRE VÉRIDIQUE DE SATM-KIIAMOÎS 145 l'apportèrent à la terre des Nègres au lieu où le roi était, elles lui administrèrent une volée de courbache, cinq cents coups, en public, par devant le roi, puis elles le remportèrent en Egypte, le tout dans six heures de temps, sans plus ». Ces récits donc Sénosiris les fit, les contant au milieu de la cour, devant Pharaon et devant ses nobles, et le peuple d'Egypte écoutant sa voix tandis qu'il disait : (( L'hostilité d'Amon, ton dieu, tombe sur toi ! Les paroles « que je fais défiler devant toi sont-elles bien celles qui « sont écrites sur la lettre qui est dans ta main ? » La peste d'Éthiopien dit : « Continue de lire, car toutes tes « paroles sont des paroles vraies, quantes elles sont ». Sénosiris dit devant Pharaon : « Après donc que ces choses furent arrivées, on rapporta Pharaon Siamon en Egypte, les reins moulus de coups excessivement, et il se coucha dans la chapelle de la ville de l'Horus (i), les reins moulus de coups excessivement. Arrivé le lende- main, au matin, Pharaon dit à ses courtisans: « Qu'est-il « donc arrivé à l'Egypte que j'aie dû la quitter ? » Honteux de leurs pensées, les courtisans se dirent : « Peut-être « la pensée de Pharaon s'est-elle éclipsée (2) ! » Puis ils dirent : « Tu es sain, tu es sain. Pharaon, notre grand « maître, et Isis, la grande déesse, calmera tes afflictions ! « Mais quelle est la signification des paroles que tu as « dites devant nous. Pharaon, notre grand seigneur ? « Puisque tu dors dans la chapelle de la ville de l'Horus, « les dieux te protègent ». Pharaon se leva, il montra aux (1) La ville ou le château de Vllorus n'est autre que le palais royal dans la phraséologie officielle de l'Egypte, cl la chapelle de cette ville est la chambre à coucher de VHorus, c'est-à-dire du roi. (2) Les courtisans, qui ignorent encore les événements de la nuit, sont déconcertés par la question de Pli.uaon et s'imaginent qu'il a été frappé de folie subite; toutefois ils ont honte de leur pensée, et, avant de l'expri- mer à haute voix, ils demandent au souverain l'explication des paroles qu'il vient de prononcer. 10 146 l'histoire véridique de satni-khamoîs courtisans son dos moulu de coups excessivement, di- sant : « Par la vie de Phtah, le dieu grand, on m'a porté « au pays des Nègres pendant la nuit ; on m'a administré « une volée de courbache, cinq cents coups, en public, <( devant le roi, puis on m'a rapporté en Egypte, le tout « dans six heures de temps sans plus ». L'heure qu'ils virent les reins de Pharaon moulus de coups excessivement, ils ouvrirent la bouche pour de grands cris. Or Manakh- phrê Siamon avait un chef du secret des livres, de son nom Horus, le fds de Panishi, qui était savant extrêmement. Quand il vint à la placé où le roi était, il poussa un grand cri, disant : « Monseigneur, ce sont là les sorcelleries des « Éthiopiens. Par la vie de ta maison, je les ferai venir à « ta maison de torture et d'exécution )). Pharaon lui dit : « Fais vite, que je ne sois emmené au pays des Nègres « une autre nuit ». Le chef du secret, Horus, le fils de Panishi, alla à l'instant, il prit ses livres avec ses amulettes à la place où Pharaon était, il lui lut une formule, il lui lia une amulette pour empêcher les sorcelleries des Ethiopiens de s'emparer de lui^ puis il s'en alla de devant Pharaon, il prit ses boules de parfums et ses vases à libations, il s'em- barqua sur un bateau, et il se rendit sans tarder à Khmou- nou (1). 11 entra dans le temple de Khmounou, il offrit l'encens et l'eau devant Thot neuf fois grand (2), le sei- gneur d'Hermopolis, le dieu grand, et il pria devant lui, disant : « Tourne ta face vers moi, monseigneur Thot, si « bien que les Éthiopiens ne rapportent pas l'infériorité (1) Khmounou est l'Achmounéin des Arabes, l'Hermopolis des Grecs, la ville de Thot, l'Hermès trismégiste. (2) Thot s'appelait le deux fois grand, ce qui lui était comme un com- paratif de sa personne, et le trois fois grand, ce qui en est le superlatif, megistos : l'épithète de Trismégiste qu'on lui donne, surtout à réj>oque gréco-romaine, est donc le superlatif d'un superlatif et elle signifie à pro- prement parler le trois fois trois fois grand, ce qui équivaut à l'expression 7ieuf fois grand de notre texte . l'histoire yéridique de satni-khamoîs 147 « de l'Egypte à la terre des Nègres ! C'est toi qui as créé « la magie par grimoire, toi qui as suspendu le ciel, établi « la terre etl'Hadès, mis les dieux avec les étoiles ; puissé- « je connaître le moj-en de sauver Pharaon des sorcelleries « des Éthiopiens ! » Horus, le fils de Panishi, se coucha dans le temple et il rêva un songe cette nuit même. La figure du grand dieu Thot lui parla, disant : « Es-tu pas « Horus, le fils de Panishi, le chef du secret de Pharaon « Manakhphrê Siamon ? Au matin du lendemain, entre « dans la salle des livres du temple de Khmounou; tu y « découvriras un naos clos et scellé, tu l'ouvriras et tu y « trouveras une boîte qui renferme un livre, celui-là « même que j'écrivis de ma propre main. Tire-le, prends- « en copie, puis remets-le à sa place, car c'est le grimoire « même qui me protège contre les mauvais, et c'est lui qui « protégera Pharaon, c'est lui qui le sauvera des sorcel- « leries des Ethiopiens ». Lors donc qu'Horus, le fils de Panishi, s'éveilla de son rêve après avoir vu ces choses, il trouva que ce qui lui venait d'arriver lui arrivait par un acte divin, et il agit en tout selon ce qui lui avait été dit en son rêve. Il ne tarda pas d'aller à l'endroit où Pharaon était, et il lui fa- briqua un charme écrit contre les sorcelleries. Quand le second jour fut, les sorcelleries d'Horus, le fils de Tnahsît, retournèrent en Egypte pendant la nuit, à l'endroit où Pha- raon était, puis elles revinrent à l'endroit où était le roi en cette heure, car elles ne purent maîtriser Pharaon, à cause des charmes et des sorcelleries que le chef du secret, Horus, le fils de Panishi, avait liés sur lui. Le matin du lendemain, Pharaon conta devant le chef du secret, Horus, le fils de Panishi, tout ce qu'il avait vu pendant la nuit, et comment les sorcelleries des Ethiopiens s'en étaient allées, sans avoir pu le maîtriser. Horus, le fils de Panishi, se fit apporter de la cire pure en quantité, il en fit un 148 l'histoire véridique de satni-khamoîs brancard à quatre porteurs, il récita un grimoire sur eux, il souffla sur eux violemment, il leur donna de vivre, il leur commanda, disant: « Vous irez au pays des Nègres, (( cette nuit, vous apporterez le roi en Egypte à l'endroit « où est Pharaon ; on lui administrera une volée de cour- ce bâche, cinq cents coups, en public, par devant Pharaon, « puis vous le remporterez au pays des Nègres, le tout « dans six heures de temps, sans plus )). Ils dirent : « Certes, nous n'omettrons rien». Les sorcelleries d'Horus, le fils de Panishi, filèrent sur les nuages du ciel, et elles ne tardèrent pas d'aller au pays des Xègres pendant la nuit. Elles s'emparèrent du roi, elles l'emportèrent en Egypte ; on lui administra une volée de courbache, cinq cents coups, en public, par-devant le roi, puis elles le rempor- tèrent au pays des Nègres, le tout dans six heures de temps, sans plus ». Ces récits donc Sénosiris les fit, les contant au milieu de la cour, devant Pharaon et devant ses nobles, le peuple d'Egypte écoutant sa voix, tandis qu'il disait : « L'hostilité d'Amon, ton Dieu, tombe sur toi, méchant « Éthiopien ! Les paroles que je dis sont-elles celles qui sont « écrites sur cette lettre ?» L'Ethiopien dit, la tête baissée vers le sol : « Continue de lire, car toutes les paroles que « tu dis sont celles qui sont écrites sur cette lettre ». Sénosiris dit : « Après donc que ces choses furent arri- vées, qu'on eut rapporté le roi au pays des Nègres en six heures, sans plus, et qu'on l'eut déposé en sa place, il se coucha et il se leva au matin, moulu excessivement des coups qui lui avaient été donnés en Egypte. Il dit à ses courtisans : « Ce que mes sorcelleries avaient fait à Pha- (( raon, les sorcelleries de Pharaon me l'ont fait à mon « tour. Elles m'ont porté en Egypte pendant la nuit (1) : (1) Tout ce passage était à peu près détruit : je l'ai rétabli d'après le développement parallèle qu'on a lu plus haut, p. 146 du présent volume. l'histoire véridique de satni-khamoîs 149 « on m'a administré une volée de courbache, cinq cents « coups, devant Pharaon d'Egypte, puis elles m'ont rap- « porté au pays des Nègres ». Il tourna le dos à ses cour- tisans, et ils ouvrirent la bouche pour de grands cris. Le roi fit chercher Horus, le fils de Tnahsît, et dit : « Prends « garde pour toi-même à Amon, le taureau de Méroé, « mon Dieu ! Puisque c'est toi qui es allé chez le peuple « d'Egypte, allons voir comment tu me sauveras des sor- « celleries d'Horus, le fils de Panishi ». Il fabriqua ses sorcelleries, il les lia sur le roi pour le sauver des sor- celleries d'Horus, le fils de Panishi. Quand ce fut la nuit du second jour, les sorcelleries d'Horus, le fils de Pa- nishi, se transportèrent au pays des Nègres et elles em- menèrent le roi en Egypte; on lui administra une volée de courbache, cinq cents coups, en public, devant Pha- raon, puis elles le rapportèrent au pays des Nègres, le tout en six heures de temps, sans plus. Ce traitement ad- vint au roi trois jours durant, sans que les sorcelleries des Ethiopiens fussent capables de sauver le roi de la main d'Horus, le fils de Panishi, et le roi s'afiligea excessive- ment, et il se fit amener Horus, le fils de Tnahsît, et il lui dit : « Malheur à toi, ennemi de l'Ethiopie, après m'avoir « humilié par la main des Égyptiens, tu n'as pas pu me « sauver de leurs mains 1 Par la vie d'Amon, le taureau « de Méroé, mon Dieu, s'il arrive que tu ne saches com- Le mot à mot dit : flairant. 11 découvrait à l'odorat, par le fumet spécial au.\ sorciers, tous ceux d entre eux qu'il rencontrait sur sa route, et qui auraient pu ou l'arrêter, ou signaler sa présence avant le temps. (4) Il y a là une allusion à. im autre roman dont les deux Horus étaient les hé 'OS, et qui devait être sufûsamment connu à l'époque pour que les lecteurs de notre Conte sussent immédiatement de quoi il s'agissait. L'eau dont il s'agit ici est évidemment le Nil du Nord, le ruisseau qui nait dans le Gebel-Ahmar, à l'.Vîn-Mousa et qui passait pour être la source des bras du Nil qui arrosaient les cantons situés à l'est du Delta. 152 l'histoire véridique de satni-khamoîs « la vie d'Atoumou, le maître d'Héliopolis,les dieux de l'E- « gypte t'ont ramené ici pour te rétribuer dans leur pays. « Prends ton courage, car je viens à toi! » L'heure que dit ces mots Horus, le fils de Panishi, Horus, le fils de Tnahsît, lui répondit, disant : « Est-ce pas celui à qui « j'enseignai le discours du chacal fl) qui fait sorcellerie (( contre moi? » La peste d'Ethiopie fit une opération de magie par grimoire ; elle fit jaillir la flamme dans la cour d'audience, et Pharaon, ainsi que lesprincipaux de l'Egypte, poussa un grand cri, disant : « Accours à nous, chef des « écrits, Horus, le fils de Panishi! » Horus, le fils de Pa- nishi, fit une formule de grimoire ; il fit se produire au ciel une pluie du midi (2) au-dessus de la flamme, et celle- ci fut éteinte en un instant. L'Ethiopien fit une autre opéra- tion de magie par grimoire ; il fit paraître une nuée im- mense sur la cour d'audience, si bien que personne n'a- perçut plus son frère ni son compagnon. Horus, le fils de Panishi, récita un écrit vers le ciel, et il déblaya celui-ci, si bien qu'il se rasséréna du vent mauvais qui soufilait en lui. Horus, le fils de Tnahsît, fit une autre opération de magie par grimoire ; il fit paraître une voûte énorme de pierre, longue de deux cents coudées et large de cinquante, au-dessus de Pharaon ainsi que de ses princes, et cela afin de séparer l'Egypte de son roi, la terre de son souverain. Pharaon regarda en haut, il aperçut la voûte de pierre au-dessus de lui, il ouvrit sa bouche d'un grand cri, lui et le peuple qui était dans la cour d'audience. Horus, le fils de Panishi, récita une formule de grimoire ; il fit paraître (1) Y a-t-il ici un souvenir des propos du chacal mentionné dans l'un lies jiapj'rus démotiques de Lej'de ? (2) C'est du midi, plus exactement du sud-ouest, que viennent d'ordi- naire les pluies torrentielles qui s'abattent parfois sur le Caire : la locu- tion pZitie c^îi 7nidi sernit donc ici l'équivalent d'orage ou de trombe. D'autre part, le terme méridional est employé assez souvent avec une nuance aggravative, par exemple dans l'expression léopard du midi, que nous avons déjà rencontrée plusieurs fois (cf. p. 1, note 2). l'histoire véridique de s.vtni-khamoîs 153 un canot de papyrus, il le fit se charger de la voûte de pierre, et le canot s'en alla avec celle-ci au bassin im- mense (l)j la grande eau de l'Egypte ! La peste d'Éthiopien le sut qu'il était incapable de lutter contre le sorcier d'Egypte ; il fit une opération de magie par grimoire, si bien que personne ne le vit plus dans la cour d'audience, et cela avec l'intention de s'en aller à la Terre des Nègres, son pays. Mais Horus, le fils de Pa- nishi, récita un écrit sur lui, il dévoila les sorcelleries de l'Éthiopien, il fit que Pharaon le vit, ainsi que les peuples d'Egypte qui se tenaient dans la cour d'audience, si bien qu'il sembla un vilain oison prêt à partir. Horus, le fils de Panishi, récita un écrit sur lui ; il le renversa sur le dos, avec un oiseleur debout au-dessus de lui, un cou- teau pointu à la main, sur le point de lui faire un mau- vais parti. Tandis que tout cela s'accomplissait, les signes dont Horus, le fils de Tnahsît, était convenu entre lui et sa mère (2), se produisaient tous par-devant elle ; elle n'hésita pas à monter vers TÉgypte en la forme de l'oie, et elle s'arrêta au-dessus du palais de Pharaon, elle claironna à toute sa voix vers son fils, qui avait la forme d'un vilain oiseau menacé par l'oiseleur. Horus, le fils de Panishi, regarda au ciel, il vit Tnahsît sous la forme en laquelle elle était, et il reconnut que c'était Tnahsît l'Ethiopienne ; il récita un grimoire contre elle, il la renversa sur le dos avec un oiseleur debout au-dessus d'elle, dont le couteau allait lui donner la mort. Elle se mua de la forme en la- quelle elle était, elle prit la forme d'une femme éthiopienne, et elle le supplia, disant : « Ne viens pas contre nous, « Horus, le fils de Panishi, mais pardonne-nous cet acte (1) Le Bassin-Immense, She-oéri, est l'un des noms que porte le lac Mœris ; le bateau c[ui emporte la voûte de pierre est probablement celui- là même, qu'on voit sur le Papyrus du Fayoum, conrluisant le dieu Soleil sur les eaux du lac Mœris. (2) Voir plus haut, p. loO, l'énumération de ces signes. 154 l'histoire véridique de satni-khamoîs « criminel ! Si tant est que tu nous donnes un bateau, « nous ne reviendrons plus en Egypte une autre fois ! » Horus, le fils de Panishi, jura par Pharaon ainsi que par les dieux de l'Egypte, à savoir : « Je ne suspendrai pas « mon opération de magie par grimoire, si vous ne me « prêtez serment de ne jamais revenir en Egypte sous a aucun prétexte ». Tnahsit leva la main en foi qu'elle ne viendrait en Égj'pte à toujours et à jamais. Horus, le fils de Tnahsît, jura, disant : i< Je ne reviendrai pas en Egypte « avant quinze cents ans ! » Horus, le fils de Panishi, ren- versa son opération de grimoire ; il donna un bateau à Horus, le fils de Tnahsit, ainsi qu'à Tnahsit, sa mère, et ils filèrent vers la Terre des Nègres, leur pays ». Ces discours, Sénosiris les tint par-devant Pharaon, tandis que le peuple entendait sa voix, que Satmi, son père, voyait tout, que la peste d'Ethiopien était prosternée le front contre terre, puis il dit : « Par la vie de ta face, « mon grand Seigneur, l'homme que voici devant toi, c'est « Horus, le fils de Tnahsit, celui-là même de qui je raconte « les actes, qui ne s'est pas repenti de ce qu'il fit aupara- « vant, mais qui est revenu en Egypte après quinze cents « ans pour y jeter ses sortilèges. Par la vie d'Osiris, le « dieu grand, maître de l'iVuientît, devant qui je vais re- . Et Khonsou en Thèbes, dieu de '!) Pour bien comprendre ce passage, il faut se rappeler que, selon les croyances égyptiennes, chaque statue d'un dieu, établie dans un temple, contenait un double détaché de la personne même de ce dieu, et qu'elle était par là une véritable incarnation du dieu différente de ses autres incarnations. Le dieu Rlionsou avait dans son temple, à Karnak, deux statues au moins, dont chacune était animée par un double indépendant que les rites de la consécration avaient enlevé au dieu. L'une d'elles re- présentait Khonsou, immuable dans sa perfection, tranquille dans sa grandeur et ne se mêlant pas directement aux affaires des hommes : c'est Khonsou Nofirhotpou, dont j'ai traduit le nom en le paraphrasant, dieu de bon conseil. L'autre statue représentait un Khonsou plus actif, qui règle les affaires des hommes et chasse les étrangers, c'est-à-dire les ennemis, loin de l'Egypte, Khonsou p. iri sokhrou m oudsif, noutir dou, sa- harou shemdou. Le premier Khonsou, considéré comme étant le plus puis- sant, nous ne savons pour quelle raison, ne daigne point aller lui-mèmc en Sj'rie : il y envoie le second Khonsou, après lui avoir transmis ses pouvoirs (E. de Rougé, Étude su?' une stèle, p. 13-19). (2) Les statues, étant animées d'un double, manifestaient leur volonté soit par la voix, soit par des mouvements cadencés. Nous savons que 1 1 reine Hashopsouîtou avait e?i/encfu le dieu Amon lui commander d'envoj'er une escadre aux ÉcJielles de l'Encens, pour en rapporter les parfums né- cessaires au culte. Les rois de la XX» et de la XXI« dynastie, moins heu- reux, n'obtenaient que des gestes toujours les mêmes ; lorsqu'ils adres- saient une question à un dieu, la statue demeurait immobile si la réponse était négative, secouait fortement la tête à deux reprises si la ré- ponse était favorable, comme c'est ici le cas. Ces consultations se fai- saient selon un cérémonial strictement réglé, dont les textes contempo- rains nous ont conservé les opérations principales (Maspero, Soles sur différents points, i\nn?,\Q Recueil de Travaux, t. 1, p. lo8-lo9j. LA FILLE DU PRINCE DE BAKHTAN 165- bon conseil, approuva de la tête fortement, par deux fois, et il fit la transmission de vertu magique à Khonsou qui règle les destinées en Thèbes, par quatre fois (1). Sa Ma- jesté ordonna qu'on fit partir Khonsou qui règle les des- tinées en Thèbes, sur une barque grande, escortée de cinq nacelles, de chars et de chevaux nombreux qui marchaient, de droite et de gauche. Quand ce Dieu fut arrivé au Bakhtan, en l'espace d'un an et cinq mois, voici que le prince de Bakhtan vint avec ses soldats et ses généraux au-devant de Khonsou, qui règle les destinées, et il se mit à plat ventre,, disant : « Tu viens à nous, tu te rejoins à nous, selon les « ordres du roi des deux Egyptes Ousirmarî Sotpounirî ». Voici, dès que ce Dieu fut allé au lieu où était Bintrashit et qu'il eut fait les passes magiques à la fille du prince de Bakhtan, elle se trouva bien sur le champ et le revenant qui était avec elle dit en présence de Khonsou, qui règle les destinées en Thèbes : « Viens en paix, dieu grand qui « chasses les étrangers, Bakhtan est ta ville, ses gens sont « tes esclaves et moi-même je suis ton esclave. Je m'en (1) La vertu innée des dieux (sa) parait avoir été regardée parles Égyp- tiens comme une sorte de fluide, analogue à ce qu'on appelle chez nous de différents noms, fluide magnétique, aura, etc. Elle se transmettait par l'imposition des mains et par de véritables passes, exercées sur la nuque ou sur l'épine dorsale du patient : c'était ce qu'on appelle Solpou sa et qu'on pourrait traduire par à peu près pratiquer des passes. La cérémonie par laquelle le premier Khonsou transmet sa vertu au second est assez souvent représentée sur les monuments, dans des scènes où l'on voit une statue de Dieu faire les passes à un roi. La statue, d'ordinaire en bois, avait les membres mobiles : elle embrassait le roi et elle lui passait la main par quatre fois sur la nuque, tandis qu'il se tenait agenouillé devant elle, lui tournant le dos. Chaque statue avait rei;u au moment de la consécra- tion, non seulement un double, mais une portion de la vertu magique du dieu qu'elle représentait : le sa de sa vie était derrière elle qui l'animait et qui pénétrait en elle, au fur et à mesure qu'elle usait une partie de celui qu'elle possédait en le transmettant. Le dieu lui-même, que cet écoule- ment de sa perpétuel aurait fini par épuiser, s'approvisionnait de sa à un réservoir mystérieux que renfermait l'autre monde : on ne disait pas à fpielle pratique le réservoir devait de ne pas s'épuiser (Maspero, Bulletin Critique de la religion égyptienne. Le Rituel du Sacrifice funéraire, p. 17-18 ^ 28--29'. 166 LA FILLE DU PRINCE DE BAKHTAN « irai donc au lieu d'où je suis venu, afin de donner à « ton cœur satisfaction au sujet de l'affaire qui t'amène, lns tard, par l'explosion d'une poudrière qui renversa en partie la maison où il était en dépôt, à Alexandrie d'Egypte. On pense qu'une copie, dessinée par M. Harris avant le désastre, a conservé les portions détruites dans l'original, LE PRINCE PRÉDESTINÉ 169 mais personne ne connaît, pour le moment, l'endroit où se trouve cette copie. Dans son état actuel, le Conte du Prince prédeatiné couwre quatre pages et demie. Ladernière ligne de la première, de la seconde et de la troisième page, la première ligne de la seconde, de la troi- sième et de la quatrième page, ont disparu. Toute la moitié de droite de la quatrième page, à partir de la ligne 8 jusqu'à la ligne 14, est effacée ou détruite presque entièrement. Enfin la cin- quième page, outre quelques déchirures de peu d'importance, a perdu sur la gauche le tiers environ de toutes ses lignes. Néanmoins, le ton du récit est si simple et l'enchaînement des idées si facile à suivre, qu'on peut combler la plupart des lacunes et restituer la lettre même du texte. La fin se devine, grâce aux indications que fournissent les contes de même nature qu'on rencontre dans d'autres pays. Il est difficile de déterminer au juste l'époque à laquelle remonte ce récit. Le lieu de la scène est alternativement l'Egypte et la Syrie du nord, dont le nom est orthographié Naharinna, comme dans le Papyrics Anastasi N° IV, pi. xv, 1. 4. On ne saurait donc placer la rédaction du morceau plus tôt que la XVIII'' dynastie, c'est-à-dire que le dix-septième siècle avant notre ère. D'autre part, la forme des lettres, l'usage de certaines ligatures, l'apparition de certaines tournures grammaticales nouvelles, rappellent invinciblement les papyrus thébains contemporains des derniers Ramsès. J'inclinerai donc à placer, sinon la rédaction première du conte, au moins la version que nous en fournit le Papyrus Harris et l'écriture du ma- nuscrit, vers la fin ou vers le milieu de la XX* dynastie, au plus tôt. Il y avait une fois un roi (1), à qui il ne naissait pas d'en- fant mâle. Son cœur en fut tout attristé ; il demanda un garçon aux dieux de son temps et ils décrétèrent de lui en faire naître un. Il coucha avec sa femme pendant la nuit, et alors elle conçut ; accomplis les mois de la naissance, voici que naquit un enfant mâle. Quand les Ilathors (2) vinrent pour lui destiner un destin, elles dirent : « Qu'il « meure par le crocodile, ou par le serpent, voire par le (1; Le conteur ne dit pas expHcitement de quel pays il sai,'it, niai.s il emploie, pour désigner le père de son héros, le mot soulonou, qui est le titre olliciel des rois d'Egypte : c'est donc en Egypte que se passent tous les événements racontés au début du conte. (2) Sur les ilathors, voir p. 12, note 2, et VIvtroduction. 170 LE PRINCE PRÉDESTINÉ « chien! » Quand les gens qui étaient avec l'enfant l'enten- dirent, ils l'allèrent dire à Sa Majesté, v. s. f., et Sa Ma- jesté, V. s. f., en eut le cœur tout attristé. Sa Majesté, v. s. f., lui fit construire une maison élevée sur la mon- tagne, garnie d'hommes et de toutes les bonnes choses du logis du roi, V. s. f., car l'enfant n'en sortait pas. Et quand l'enfant fut grand, il monta sur la terrasse (l)de sa maison, et il aperçut un lévrier qui marchait derrière un homme qui allait sur la route. Il dit à son page qui était avec lui : (( Qu'est-ce qui marche-derrière l'homme qui chemine sur « la route ? » Le page lui dit : « C'est un lévrier ! » L'enfant lui dit : « Qu'on m'en apporte un tout pareil ! » Le page l'alla redire à Sa Majesté, v. s. f., et Sa Majesté, v. s. f., dit : « Qu'on lui amène un jeune chien courant, de peur « que son cœur ne s'afflige ! » Et, voici, on lui amena le lévrier. Et, après que les jours eurent passé là-dessus, quand l'enfant eut pris de l'âge en tous ses membres, il envoya un message à son père, disant : « Allons ! pourquoi être « comme les fainéants? Puisque je suis destiné à trois des- « tinées fâcheuses, quand même j'agirais selon ma volonté, « Dieu n'en fera pas moins ce qui lui tient au cœur ! » On écouta tout ce qu'il disait, on lui donna toute sorte d'armes; on lui donna aussi son lévrier pour le suivre, on le trans- porta à la côte orientale (2), on lui dit : « Ah 1 va où tu c( désires I » Son lévrier était avec lui; il s'en alla donc, (1) Le toit des maisons égyptiennes était plat et il formait, comme celui des temples, des terrasses sur lesquelles on venait prendre le frais. On y élevait des kiosques légers, et quelquefois, comme au temple de Den- dérah, de véritables édicules en pierre de taille qui servaient de chapelle et d'observatoire. (2) La côte orientale, c'est la Syrie, par rapport à l'Égj-pte : nous ver- rons en effet que le prince arrive au pays de Naharinna. Le Naliarinna est connu aussi sous le nom de Nahuraîna (cfr. p. 102, note 2) : les ma" riages do princes égyptiens avec des princesses syriennes sont fréquents dans l'histoire réelle. LE PRINCE PRÉDESTINÉ 171 selon son caprice, à travers le pays, vivant des prémices de tout le gibier du pays. Arrivé pour s'envoler (1) vers le prince de Xaharinna (2), voici, il n'était point né d'enfant au prince de Xaharinna, mais seulement une fille. Or, lui ayant construit une maison dont les soixante-dix fe- nêtres étaient éloignées du sol de soixante-dix coudées, il se fit amener tous les enfants des princes du pays de Kharou (3), et il leur dit : « Celui qui atteindra la fenêtre de ma fdle, elle lui sera donnée pour femme ! » Or, beaucoup de jours après que ces événements furent accomplis, tandis que les princes de Syrie étaient à leur occupation de chaque jour, le prince d'Egypte étant venu à passer à l'endroit où ils étaient, ils conduisirent le prince à leur maison, ils le mirent au bain, ils donnèrent la pro- vende à ses chevaux, ils firent toutes sortes de choses pour le prince : ils le parfumèrent, ils lui oignirent les pieds, ils lui donnèrent de leurs pains, ils lui dirent en manière de conversation : « D'où viens-tu, bon jeune homme ? » Il leur dit : « Moi, je suis fils d'un soldat des (1) Le mot pouî, employé à plusieurs reprises, dans notre texte, pour désigner l'action des princes, signifie bien voler, s'envoler. Le prince de Xaharinna impose-t-il aux prétendants une épreuve magique ? Je suis tenté de le croire, en voyant que, plus loin, le fils du roi d'Egypte con- jure les dieux avant d'entrer en lice à son tour. Nous avons rencontré d'ailleurs, dans le premier Conte de Sulni Khdtnois, un personnage qui sort de terre, littéral, qui s'envole en haut, au moyen des talismans du dieu Phtah (cfr. p. 119). (2) On pourra trouver bizarre que le prince, ignorant l'histoire de la princesse de Naharinna, arrivât dans le pays où elle se trouvait avec l'intention de s'envoler pour la concfuérir. Aussi bien, l'auteur égyptien n'a-t-il songé qu'à mettre le lecteur par avance dans la confidence de ce qui allait se passer. C'est ainsi que, dans le Conte des deux Frères, les magiciens de Pharaon, tout en ignorant l'endroit précis où est la femme que Pharaon convoite, envoient des messagers vers toutes les contrées et recommandent spécialement qu'on donne une escorte au messager qui se rendrait dans le Val de l'Acacia, comme s'ils savaient déjà que la fille des dieux y résidait (cfr. p. 13-14). ^3) Cfr. p. 94, note 4, ce que les Égyptiens entendaient sous le nom de pays de Kharou. 172 LE PRINCE PRÉDESTINÉ « chars (1) du pays d'Egypte. Ma mère mourut, mon père « prit une autre femme. Quand survinrent des enfants, elle « se mit à me haïr, et je me suis enfui devant elle ». Ils le serrèrent dans leurs bras, ils le couvrirent de baisers. Or, après que beaucoup de jours eurent passé là-dessus, il dit aux princes : « Que faites-vous donc ici ? » Ils lui dirent : « Nous passons notre temps à faire ceci : nous nous envo- « Ions, et celui qui atteindra la fenêtre de la fille du prince « de Naharinna, on la lui donnera pour femme ». Il leur dit : « S'il vous plaît, je conjurerai les dieux et j'irai m'en- « voler avec vous ». Ils allèrent s'envoler comme c'était leur occupation de chaque jour, et le prince se tint éloigné pour voir, et la figure de la fille du chef de Naharinna se tourna vers lui. Or, après que les jours eurent passé là- dessus, le prince s'en alla pour s'envoler avec les enfants des chefs, et il s'envola, et il atteignit la fenêtre de la fille du chef de Naharinna; elle le baisa et elle l'embrassa dans tous ses membres. On s'en alla pour réjouir le cœur du père de la prin- cesse, et on lui dit : « Un homme a atteint la fenêtre de ta « fille ». Le prince interrogea le messager, disant : « Le fils « duquel des princes ? » On lui dit : « Le fils d'un soldat « des chars, venu en fugitif du pays d'Egypte pour échapper « à sa belle-mère, quand elle eut des enfants ». Le prince de Naharinna se mit très fort en colère. Il dit: « Est-ce que « moi je donnerai ma fille au transfuge du pays d'Egypte ? « Qu'il s'en retourne I » On alla dire au prince : Retourne- « t-en au lieu d'où tu es venu ». Mais la princesse le sai- sit, et elle jura par Dieu, disant : « Par la vie de Phrâ Har- (1) Le char de guerre ég3'ptien était monté par deux hommes, dont l'un, le kazana, conduisait les chevaux, et l'autre, le sinni, combattait : c'est un sinni que le prince de notre conte se donne pour père. Les textes nous montrent que ces deux personnages étaient égaux en grade et qu'ils avaient rang d'ollicier (Maspero, Études égyptiennes, t. II, p, 41). LE PRINCE PRÉDESTOÉ 173 « makhis (1) ! si on me Tarrache, je ne mangerai plus, je « ne boirai plus, je mourrai sur l'heure ». Le messager alla pour répéter tous les discours qu'elle avait tenus à son père ; et le prince envoya des gens pour tuer le jeune homme, tandis qu'il était dans sa maison. La princesse leur dit : « Par la vie de Phrâ! si on le tue, au coucher « du soleil, je serai morte ; je ne passerai pas une heure de « vie, plutôt que de rester séparée de lui ! » On l'alla dire à son père. Le prince fit amener le jeune homme avec la princesse. Le jeune homme fut saisi de terreur, quand il vint devant le prince ; mais celui-ci Tembrassa, le couvrit de baisers, il lui dit : « Conte-moi qui tu es, car voici, tu « es pour moi un fils ! » Le jeune homme dit: « Moi, je suis « Tenfant d'un soldat des chars du pays d'Egypte. Ma « mère mourut, mon père prit une autre femme. Elle se mit " à me haïr, et moi je me suis enfui devant elle ». Le chef lui donna sa fille pour femme ; il lui donna une maison, des vassaux, des champs, aussi des bestiaux, et toute sorte de bonnes choses. Or, après que les jours eurent passé là-dessus, le jeune homme dit à sa femme : « Je suis prédestiné à trois des- « tins : le crocodile, le serpent, le chien ». Elle lui dit : « Qu'on tue le chien qui court devant toi. » Il lui dit : « S'il te plaît, je ne tuerai pas mon chien que j'ai élevé « quand il était petit ! » Elle craignit pour son mari beau- coup, beaucoup, et elle ne le laissa plus sortir seul. Or, il arriva qu'on désira voyager : on conduisit le prince vers la terre d'Egypte, pour s'y promener à travers le pays (2). Or voici, le crocodile du fleuve sortit du fleuve (3), et il (1) On s'attendrait à voir une princesse syrienne jurer par un Baal ou par une Astarté : l'auteur, qui n'y regardait pas de si près, lui uiet deux fois dans la bouche la formule égyptienne du serment par Phrà-Harma- khis et par Phrà. (2) Peut-être : pour chasser dans ce pays. (3^ Pas plus que dans le Conte des deux Frères (p. 2, note 3), l'auteur 174 LE PRINCE PRÉDESTINÉ vint au milieu du bourg où était le prince. On l'enferma dans un logis où il y avait un géant. Le géant ne laissait point sortir le crocodile, mais quand le crocodile dormait, le géant sortait pour se promener ; puis quand le soleil se levait, le géant rentrait dans le logis, et cela tous les jours, pendant un intervalle de deux mois de jours (1). Et, après que les jours eurent passé là-dessus, le prince resta pour se divertir dans sa maison. Quand la nuit vint, le prince se coucha sur son lit et le sommeil s'empara de ses membres. Sa femme emplit un vase de lait et le plaça à côté d'elle. Quand un serpent sortit de son trou pour mordre le prince, voici, sa femme était auprès de lui mais non couchée. Alors les servantes donnèrent du lait au ser- pent (2) ; il en but, il s'enivra, il resta couché le ventre en Fair, et la femme le mit en pièces avec des coups de sa hache. On éveilla le mari, qui fut saisi d'étonnement, et elle lui dit : « Vois ! ton dieu t'a donné un de tes sorts « entre tes mains ; il te donnera les autres ». 11 présenta des offrandes au dieu, il l'adora et il exalta sa puissance tous les jours de sa vie. Et après que les jours eurent passé là-dessus, le prince sortit pour se promener dans le voisinage de son domaine; et comme il ne sortait jamais seul, voici son chien était derrière lui. Son chien prit le champ pour poursuivre du égyptien ne nomme le fleuve dont il s'agit : il emploie le mot iaoumâ, iôm, la me)\ le fleuve, et cela lui suffit. L'Egypte n'a pas en effet d'autre fleuve que le Nil. Le lecteur comprenait sur-le-champ que iaoumâ désignait le Nil, comme le fellah d'aujourd'hui quand on se sert devant lui du mot bail)', sans y joindre l'épithète malkhah, salé : bahr el ynalkhah signifie alors la met: (1) Le géant et le crocodile sont deux personnages astronomiques, l'em- blème de deux constellations importantes qu'on voit figurées, entre au- tres, au plafond du Ramesséum. Il semble que le dieu les ait envoyés sur terre pour accomplir la destinée prédite pai- les sept Hatbors. (2) r.fr., sur la façon dont les Égyptiens attiraient les serpents, le pas- sage de Phylarquc, Fragment 26, dans MùUer-Didot, Fragmenta HistoricO' rum Grxcorum, t. I, p. 340. LE PRINCE PRÉDESTINÉ 175 gibier, et lui il se mit à courir derrière son chien. Quand il fut arrivé au fleuve, il descendit vers le bord du fleuve à la suite de son chien, et alors sortit le crocodile et l'en- traîna vers l'endroit où était le géant. Celui-ci sortit et sauva le prince ; alors le crocodile, il dit au prince : « Ah, (c moi, je suis ton destin qui te poursuit; quoique tu fasses, « tu seras ramené sur mon chemin (?) à moi, toi et le géant. « Or, vois, je vais te laisser aller : si le... tu sauras que « mes enchantements ont triomphé et que le géant est tué ; « et si tu vois que le géant est tué, tu verras ta mort ! » Et quand la terre se fut éclairée et qu'un secondjour fut, lorsque vint La prophétie du crocodile est trop mutilée pour que je puisse en garantir le sens exact. On devine seulement que le monstre pose à son adversaire une sorte de dilemme fatal : ou le prince remplira une certaine condition et alors il vaincra le crocodile, ou il ne la remplira pas et alors « il verra sa mort. » M. Ebers a restitué cet épisode d'une manière assez diffé- rente (1). Il a supposé que le géant n'avait pas pu délivrer le prince, mais que le crocodile proposait à celui-ci de lui faire grâce sous de certaines conditions. « Tu vas me jurer de tuer le géant ; si tu t'y refuses, tu « verras la mort ». Et quand la terre se fut éclairée et qu'un second jour fut, le chien survint et vit que son maître était au pouvoir du crocodile. Le crocodile dit de nouveau : « Veux-tu me jurer de tuer le géant ? » Le prince lui répondit : « Pourquoi tuerais-je celui qui a veillé « sur moi? » Le crocodile lui dit : « Alors que ton destin « s'accomplisse ! Si, au coucher du Soleil, tu ne me prêtes « point le serment que j'exige, tu verras ta mort ». Le chien ayant entendu ces paroles, courut à la maison et il trouva la fille du prince de Narahinna dans les larmes, (1; Ebers, Dus alte Aifjyplische Mârchen vont verwunschenen Prinzen, dans le u" d'octobre 1881 des Westermann's Monalshefle, p. 99-102. 176 LE PRINCE PRÉDESTINÉ car son mari n'avait pas reparu depuis la veille. Quand elle vit le chien seul, sans son maître, elle pleura à haute voix et elle se déchira la poitrine, mais le chien la saisit par la robe et il l'attira vers la porte comme pour l'inviter à sortir. Elle se leva, elle prit la pique avec laquelle elle avait tué le serpent, et elle suivit le chien jusqu'à l'endroit de la rive où se tenait le géant. Alors elle se cacha dans les ro- seaux et elle ne but ni ne mangea, mais elle ne fit que prier les dieux pour son mari. Quand le soir fut arrivé, le crocodile dit de nouveau : « Veux-tu me jurer de tuer « le géant, sinon je te porte à la rive et tu verras ta mort ». Et il répondit : « Pourquoi tuerais-je celui qui a veillé sur « moi ? » Alors le crocodile l'emmena vers l'endroit où se tenait la femme, et elle sortit des roseaux, et, voici, comme le crocodile ouvrait la gueule, elle le perça de sa lance et le géant se jeta sur lui et l'acheva. Alors elle embrassa le prince et elle lui dit : « Vois, ton dieu t'a donné le second « de tes sorts entre tes mains ; il te donnera le troisième ». Il présenta des offrandes au dieu, il l'adora et il exalta sa puissance tous les jours de sa vie. Et après que les jours eurent passé là-dessus, les enne- mis pénétrèrent dans le pays. Car les fils des princes du pays de Kharou, furieux de voir la princesse aux mains d'un aventurier, avaient rassemblé leurs fantassins et leurs chars, ils avaient anéanti l'armée du chef de Xaha- rinna, et ils avaient fait le chef prisonnier. Comme ils ne trouvaient pas la princesse et son mari, ils dirent au vieux chef : « Où est ta fille et ce fils d'un soldat des chars du « pays d'Egypte à qui tu l'as donnée pour femme? » Il leur répondit : « Il est parti avec elle pour chasser les bétes « du pays, comment saurais-je où ils sont ? » Alors ils délibérèrent et ils se dirent les uns aux autres : « Parta- « geons-nous en petites bandes et allons de çà et de là par « le monde entier; et celui qui les trouvera, qu'il tue le LE PRINCE PRÉDESTINÉ 177 « jeune homme et qu'il fasse de la femme ce qu'il lui « plaira ». Et ils s'en allèrent les uns à l'Est, les autres- à l'Ouest, au Nord, au Sud; et ceux qui étaient allés au Sud parvinrent au pays d'Egypte, à la même ville où le jeune homme était avec la fille du chef de Naharinna. Mais- le géant les vit, il courut vers le jeune homme et il lui dit : « Voici, sept fils des princes du pays de Kharou appro- « chent pour te chercher. S'ils te trouvent, ils te tueront et « ils feront de ta femme ce qu'il leur plaira. Ils sont trop- « nombreux pour qu'on puisse leur résister : fuis devant « eux, et moi, je retournerai chez mes frères ». Alors le prince appela sa femme, il prit son chien avec lui, et tous se cachèrent dans une grotte de la montagne. Ils y étaient depuis deux jours et deux nuits, quand les fils des princes- de Kharou arrivèrent avec beaucoup de soldats et ils pas- sèrent devant la bouche de la caverne, sans qu'aucun d'eux aperçût le prince ; mais, comme le dernier d'entre eux approchait, le chien sortit contre lui et il se mit à aboyer. Les fils des princes de Kharou le reconnurent, et ils re- vinrent sur leurs pas pour pénétrer dans la caverne. La femme se jeta devant son mari pour le protéger, mais voici, une lance la frappa et elle tomba morte devant lui. Et le jeune homme tua l'un des princes de son épée, et le chien en tua un autre de ses dents, mais ceux qui restaient les frappèrent de leurs lances et ils tombèrent à terre sans connaissance. Alors les princes traînèrent les corps hors de la caverne et ils les laissèrent étendus sur le sol pour être mangés des bêtes sauvages et des oiseaux de proie, et ils partirent pour aller rejoindre leurs compagnons et pour partager avec eux les terres du chef de Naharinna, Et voici, quand le dernier des princes se fut retiré, le jeune homme ouvrit les yeux et il vit sa femme étendue par terre, à côté de lui, comme morte, et le cadavre de son chien. Alors il gémit et il dit : « En vérité les dieux accom- 12 178 LE PRINCE PRÉDESTINÉ « plissent immuablement ce qu'ils ont décrété par avance. « Les Hathors avaient décidé, dès mon enfance, que je « périrais par le chien, et voici, leur arrêt a été exécuté, « car c'est le chien qui m'a livré à mes ennemis. Je suis « prêt à mourir, car, sans ces deux êtres qui gisent à côté « de moi, la vie m'est insupportable ». Et il leva les mains au ciel et s'écria : « Je n'ai point péché contre vous, ô « dieux! C'est pourquoi accordez-moi une sépulture heu- rt reuse en ce monde et la voix juste devant les juges de « l'Amentit ». Il retomba comme mort, mais les dieux avaient entendu sa voix, et la neuvaine des dieux vint vers lui et Râ-Harmakhis dit à ses compagnons : a Le des- « tin s'est accompli, maintenant donnons une vie nouvelle « à ces deux époux, car il convient de récompenser digne- « ment le dévouement dont ils ont fait preuve l'un pour « l'autre ». Et la mère des dieux approuva de la tête les paroles de Râ-Harmakhis et elle dit : « Un tel dévouement « mérite une très grande récompense ». Les autres dieux en dirent autant, puis les sept Hathors s'avancèrent et elles dirent : « Le destin est accompli : maintenant qu'ils re- « viennent à la vie ! » Et ils revinrent à la vie sur l'heure. En terminant, M. Ebers raconte que le prince révèle à la fille du chef de Naharinna son origine réelle et qu'il rentre en Egypte où son père Faccueille avec joie. Il repart bientôt pour le Naharinna, bat ses meurtriers, et rétablit le vieux chef sur son trône. Au retour, il consacre le butin à Amonrâ, et il passe le restant de ses jours en pleine félicité. Rien n'est mieux imaginé que ce dénouement : je ne crois pas cependant que le vieux conteur égyptien eût pour ses héros la compassion ingénieuse que leur témoigne le moderne. La destinée ne se laisse pas fléchir dans l'Orient ancien et elle ne permet pas qu'on élude ses arrêts : elle en suspend parfois l'exé- cution, elle ne les annule jamais. Si Cambyse est condamné à mourir près d'Ecbatane, c'est en vain qu'il fuira l'Ecbatane de Médie : au jour fixé pour l'exécution, il trouvera en Syrie LE PRINCE PRÉDESTINÉ 179 l'Ecbatane dont les dieux le menaçaient. Quand un enfant est prédestiné à périr violemment vers sa vingtième année, son père aura beau l'enfermer dans une île déserte, au fond d'un souterrain : le sort a déjà amené sur les lieux Sindbad le marin, qui tuera par mégarde la victime fatale. Je crois que le héros de notre conte n'échappait pas à cette loi. Il triomphait encore du crocodile, mais le chien, dans l'ardeur delà lutte, blessait mortellement son maître et il accomplissait, sans le vouloir, la prédiction des Hathors. LE CONTE DE RHAMPSINITE (ÉPOQUE SAÏTE) La forme la plus anciennement connue de ce conte nous a été conservée par Hérodote, au livre II de ses histoires (ch. cxxi). On le retrouve chez la plupart des peuples de l'Orient et de l'Occident, et l'on a souvent débattu la question de savoir quelle en était l'origine : j'ai donné dans l'introduction de ce volume les raisons qui m'incli- nent à penser que, s'il n'est pas égyptien d'invention, il était égyptia- nisé depuis longtemps quand Hérodote le recueillit. J'ajouterai ici que le nom de Rhampsinite était donné en Egypte au héros de plu- sieurs aventures merveilleuses. « Les prêtres racontent que ce roi « descendit vivant dans la région que les Grecs nomment Hadès, et « qu'il y joua aux dés avec la déesse Déméter, tantôt la battant, « tantôt battu par elle, puis qu'il en revint, emportant comme duu « de la déesse une serviette d'or » (Hérodote, II, cxxii). C'est en quelques lignes le résumé d'un conte égyptien, dont les deux scènes principales devaient rappeler singulièrement la partie enga- gée entre Satni et Nénoferképhtah d'une part (cf. p. H7-H9) it d'autre part la descente de Satni dans l'Hadès par l'intervention d<- Sénosiris (cfr. p. 134-138). La traduction quej'ai adoptée estcelle de Pierre Saliat, légèrement retouchée. Par un singulier retour des choses d'ici-bas, elle a servi à introduire de nouveau le conte dans la littérature populaire de l'Egypte méridionale. J'avais donné, en 1884, un exemplaire de la première édition de ce volume à M. >'icolas Odescalchi, alors maîtn^ d'école àXhèbes, et qui est mort en 1892. Il en raconta les parties principales à quelques-uns de ses élèves, qui eux-mêmes les racon- tèrent à d'autres. Dès 1885, j'avais recueilli deux transcriptions de LE CONTE DE RHAMPSINITE 181 cette version nouvelle, dont une seule a été publiée dans le Journal Asiatique, 1885, t. VI, p. 149-159, texte en ai'abe et en traduction française, puis reproduite dans les Études Égyptiennes, t. I, p. 301- 311. Le récit n'a pas été trop altéré : pourtant un des épisodes a disparu, celui dans lequel Chéops prostituait sa fille. On conçoit qu'un maître d'école, parlant à des enfants, n'ait pas tenu à leur conter Thistoire dans toute sa crudité native. Le roi Rhampsinite (i) possédait un trésor si grand que nul de ses successeurs non seulement ne l'a surmonté, mais davantage n'a su en approcher. Pour le tenir en sûreté, il fit bâtir un cabinet de pierre de taille et voulut que l'une des murailles sortît hors l'œuvre et hors l'enclos de l'hôtel ; mais le maçon tailla et assit une pierre si pro- prement, que deux hommes, voire un seul, la pouvaient tirer et mouvoir de sa place (2). Le cabinet achevé, le roi y amassa tous ses trésors, et, quelque temps après, le maçon-architecte, sentant approcher la fin de sa vie, appela ses enfants, qui étaient deux fils, et leur déclara comment il avait pourvu à leurs affaires, et l'artifice dont il avait usé bâtissant le cabinet du roi, afin qu'ils pussent vivre plantureusement. Et après leur avoir clairement donné à entendre le moyen d'ôter la pierre, il leur bailla certaines mesures, les avisant que, si bien les gardaient, ils seraient les grands trésoriers du roi : et sur ce alla de vie à trépas. Adonc ses enfants guère ne tardèrent à entamer besogne ; ils vinrent de nuit au palais du roi, et, la pierre trouvée aisément, la tirèrent de son lieu et emportèrent grande somme d'argent. Mais quand fortune voulut que le roi vint ouvrir son cabinet, il se trouva fort étonné, II) Ce nom est la forme grécisée du nom Ramsès augmenté d'une syl- labe nitos pour le différencier, ainsi que j'ai eu occasion de le dire dans llntroduction. (2) Voir, dans llntroduction, le commentaire de ce passage. 182 LE CONTE DE RHAMPSINITE voyant ses coffres fort diminués et ne sachant qui accuser ou soupçonner, attendu qu'il trouvait les marques par lui apposées saines et entières, et le cabinet très bien clos et fermé. Et, après y être retourné deux ou trois fois voir si les coffres toujours diminuaient, enfm pour garder que les larrons plus si franchement ne retournassent chez eux, il commanda faire certains pièges et les asseoir près les coffres où étaient les trésors. Les larrons retournèrent selon leur coutume, et passa l'un dans le cabinet; mais, soudain qu'il approcha d'un coffre, il se trouva pris au piège. Alors connaissant le danger où il était, appela vite- ment son frère et lui remontra l'état où il se trouvait, lui conseillant qu'il entrât vers lui et lui tranchât la tête, afin qu'il ne fût cause de se perdre avec soi s'il était reconnu. Le frère pensa qu'il parlait sagement, et par ce exécuta ainsi qu'il lui suadait ; et ayant remis la pierre, s'en retourna chez lui avec la tête de son frère. Quand il fut jour, le roi entra en son cabinet; mais, voyant le corps du larron pris au piège et sans tête, fut fort effrayé, connu qu'il n'y avait apparence d'entrée ni de sortie. Et étant en doute comment il pourrait besogner en telle aventure, il avisa pour expédient faire pendre le corps du mort sur la muraille de la ville (1), et donner charge à certains gardes d'appréhender et lui amener celui ou celle qu'ils verraient pleurer et prendre pitié au pendu. Le corps ainsi troussé haut et court, la mère, pour (1) Cette exposition du cadavre sur la muraille de la ville a été donnée comme une pret!^-e de l'origine non égyptienne du conte. Les Égyptiens, a-t-on dit, avaient trop de scrupules religieux pour que leur loi civile per- mît pareille exhibition; après exécution de la sentence, le corps était rendu à la famille pour éti'e momifié. Je ne citerai contre cette objection qu'un passage dune stèle d'Aménôhtès II, où ce roi raconte qu'ayant pris plu- sieurs chefs syriens, il fit exposer leurs corps sur les murs do Thcbes et de Napata, afin d'elfrayer les rebelles par un si terrible exemple. Ce qu'un Pharaon réel avait fait, un Pharaon de conte pouvait bien le faire, quand même ce n'aurait été que par exception. LE CONTE DE RHAMPSINITE 183 la douleur grande qu'elle sentait, s'adressa à son autre fils et lui commanda, comment que fût, qu'il eût à lui apporter le corps de son frère, le menaçant, s'il était refu- sant de ce faire, d'aller vers le roi et lui déclarer qu'il avait ses trésors. Connaissant le fils que sa mère ainsi prenait les matières à cœur, et que, pour remontrance qu'il lui fit, rien ne profitait, il excogita cette ruse. Il fit bâter cer- tains ânes et les chargea de peaux de chèvres pleines de vin (1), puis les chassa devant lui. Arrivé à la part où étaient les gardes, c'est-à-dire à l'endroit du pendu, il délia deux ou trois de ses peaux de chèvres, et, voyant le vin couler parterre, commença à se battre la tète en faisant grandes exclamations, comme ne sachant auquel de ses ânes il se devait tourner pour le premier. Les gardes, voyant que grande quantité de vin se répandait, ils cou- rurent celle part avec vaisseaux, estimant autant gagné pour eux s'ils recueillaient ce vin répandu. Le marchand se prit à leur dire des injures et faire semblant de se cour- roucer bien fort. Adonc les gardes furent courtois, et lui, avec le temps, s'apaisa et modéra sa colère, détournant en la parfin ses ânes du chemin pour les racoutrer et recharger : se tenant néanmoins plusieurs petits propos d'une part et d'autre, tant que l'un des gardes jeta un lardon au marchand dont il ne lit que rire, mèmementleur donna au parsus encore une chèvre de vin. Et lors ils avi- (i) Les Égyptiens n'employaient pas d'ordinaire les outres à contenir le vin, mais presque toujours des jarres pointues de petite taille : les es- claves les emportaient avec eux à l'atelier ou dans les champs, et il n'est pas rare de voir, dans les peintures qui représentent la récolte, (juclque moissonneur qui, la faucille sous le bras, boit à même le pot. L'usage d& la peau de chèvre n'était pas inconnu cependant, et je puis citer entre au- tres exemples, un tableau de jardinage trouvé dans un tombeau thébain et reproduit par Wilkinson(.l popular Account of Ike Ancienl Egyptians. t. I, p. 35, fig. 29); on y voit trois chèvres d'eau déposées au bord d'un bassin pour y rafrnicliir. Le détail recueilli pnr Hérodote est donc con- forme de tout point aux mœurs de l'Egypte anticjue. 184 LE CONTE DE RHAMPSINITE sèrent de s'asseoir comme on se trouvait et boire d'autant, priant le marchand de demeurer et leur tenir compagnie à boire, ce qu'il leur accorda : et voyant qu'ils le traitaient doucement quant à la façon de boire, il leur donna le demeurant de ses chèvres de vin. Quand ils eurent si bien bu qu'ils étaient tous morts-ivres, le sommeil les prit et s'endormirent au lieu même. Le marchand attendit bien avant en la nuit, puis alla dépendre le corps de son frère, et, se moquant des gardes, leur rasa à tous la barbe de la joue droite (1). Si chargea le corps de son frère sur ses ânes et les rechassa au logis, ayant exécuté le commande- ment de sa mère. Le lendemain quand le roi fut averti que le corps du larron avait été dérobé subtilement, il fut grandement marri, et, voulant par tous moyens trouver celui qui avait joué telle finesse, il fit chose laquelle, quant à moi, je ne puis croire : il ouvrit la maison de sa fille, lui enjoignant de recevoir indifféremment quiconque viendrait vers elle pour prendre son plaisir, mais toutefois, avant que se laisser toucher, de contraindre chacun à lui dire ce qu'il avait fait en sa vie le plus prudemment et le plus mécham- ment ; que celui qui lui raconterait le tour du larron fût par elle saisi sans le laisser partir de sa chambre (2). L'in- fante obéit au commandement de son père; mais le larron, entendant à quelle fin la chose se faisait, voulut venir à chef de toutes les finesses du roi et le contremina en cette façon. Il coupa le bras d'un nouveau-mort, le cacha sous sa robe, et s'achemina vers la fille. Entré qu'il fut, elle (1) Pour l'appréciation de ce trait je renvoie à ce qui a été dit dans 'Ylnlroduclion de la barbe des soldats égyptiens. (2) Si bizarre que le moyen nous paraisse, il faut croire que les Égyp- tiens le trouvaient naturel, puisque la fille de Chéops recevait de son père l'ordre d'ouvrir sa maison à tout venant, moyennant argent, et que Tbouboui invitait Satni à venir chez elle afin de lui reprendre le livre de Thot ^cfr. p. 122 sqq.). LE CONTE DE RH.VMPSINITE 185 l'interroge comme elle avait fait les autres, et il lui conte que le crime plus énorme par lui commis fut quand il trancha la tête de son frère pris au piège dans le trésor du roi. Pareillement, que la chose plus avisée qu'il avait onques faites, fut quand il dépendait celui sien frère après avoir enivré les gardes. Soudain qu'elle l'entendit elle ne fit faute de le saisir ; mais le larron, par le moyen de l'obs- curité qui était en la chambre, lui tendit la main morte qu'il tenait cachée, laquelle elle empoigna, cuidant que ce fût la main de celui qui parlait ; mais elle se trouva trompée, car le larron eut loisir de sortir et fuir. La chose rapportée au roi, il s'étonna merveilleusement de l'astuce et hardiesse de tel homme. Enfin il manda qu'on fît publier par toutes les villes de son royaume qu'il pardonnait à ce personnage, et que, s'il voulait venir se présenter à lui, il lui ferait grands biens. Le larron ajouta foi à la publication faite de par le roi, et s'en vint vers lui. Quand le roi le vit, il lui fut à grand merveille : toutefois, il lui donna sa fille en mariage comme au plus capable des hommes, et qui avait affiné les Egyptiens, lesquels affinent toutes nations. LE VOYAGE D'OUNAMOUNOU AUX COTES DE SYRIE Le manuscrit qui nous a conservé ce conte a été trouvé vers l'automne de 1891 dans les environs du village d'El-Hibéh, presque en face deFechn, elles principaux des fragments qui en subsistent furent acquis peu après par Golénischeff. Ils comprenaient le pre- mier quart et la deuxième moitié de la première page, la seconde presque entière, et quelques lignes assez mutilées que Goléni- scliefï' attribua à la troisième page. En 1892. Henri Brugsch découvrit, dans un lot de papyrus qu'il venait d'acquérir, un morceau qui com- pléta la deuxième page. Depuis lors, aucun fragment n'a reparu, et il est à craindre que le manuscrit ne demeure incomplet pour tou- jours. Golénischelf inséra, en 1898, une traduction russe accompagnée d'une phototypie comprenant les vingt et une premières lignes, dans le Recueil de mémoires offert à M. de Rosen par ses élèves de l'Université de Saint-Pétersbourg à l'occasion de son jubilé. L'année d'après, il publia le texte transcrit en hiéroglyphes et une traduc- tion complète, fort bonne dans l'ensemble : Golénischeff, Papyrus hiératique de la collection W. Golénischeff, contenant la description du Voyage de l'Égyptien Ounou-Amon en Phénicie, dans le Recueil de Travaux, 1899, t. XXI, p. 74-104 (tirage à part, chez Bouillon, 1889, 24 p. in-4o). Le texte fut presque aussitôt repris et traduit en allemand par : W. Max Millier, Studien zur vorderasialischen Geschichte IL Die Vrheimat der Philister. Der Papyrus Golénischeff. Die Chronologie der Pliilistereimcanderung (dans les Mitteilungen der vorderasiatischen Gesellschaft, 1900, l), 1900, Berlin, in-8o, p. 14-29, puis par : LE VOYAGE d'OUNAMOUNOU AUX CÔTES DE SYRIE 187 A. Erraan, eine Reise nach Phônizien im II. Jahrhundertvor Christ, dans la Zeitschrift, 1900, t. XXXVIII, p. 1-14. Erraan reconnut que le fragment considéré par Golénischefî comme appartenant à la page III du manuscrit appartenait en réalité à la première page, et il rétablit la suite des événements plus exactement qu'on ne l'avait fait jusqu'alors. Récemment Lange a donné du texte une traduction danoise dans laquelle il a suivi l'ordre indiqué par Erman : H. 0. Lange, Wen-Amonsberetning om hans rejse tel Phônizien, dans laNordisk Tidskrift, 1902, p. ylo-;326 (tirage à part, de p. 11, in-8», sans pagination spéciale). Tous les savants qui se sont occupés de ce papyrus ont admis plus ou moins aisément que l'écrit qu'il contient est un rapport officiel adressé à Hrihorou par Ounamounou au retour de sa mis- sion en Phénicie. La tournure générale du morceau, le ton empha- tique qui y prédomine, l'importance qui y est attribuée tout du long à l'idole Amon-du-Chemin, me portent à croire que nous avons là un document du genre de celui qui nous est parvenu sur la stèle de Bakhtan. Il s'agissait sans doute de donner la vogue à une forme d'Amon qui portait ce nom, et qui devait protéger les voyageurs en pays étranger. La relation d'Ounamounou montrait comment elle avait sauvé un envoyé égyptien à Byblos et probablement aussi en Alasia. C'était une pièce du chartier officiel de cet Amon, et le rédacteur lui a imprimé les allures historiques qui sont néces- saires pour prêter de la vraisemblance aux documents de ce genre. Peut-être avait-il en mains des actes authentiques qui lui permirent de dater exactement son histoire. Si on pouvait le croire avec certitude, il en résulterait des conséquences importantes pour l'histoire desRamessides. On verrait en effet que, dès l'an V de son règne, le dernier d'entre eux n'avait plus que l'apparence du pou- voir : le grand-prêtre Hrihorou exerçait le pouvoir au Sud, Smendès l'exerçait au Nord, et d'autres princes llorissaient ailleurs . Smendès avait à côté de lui une femme que son nom de Tantamounou rattache à la famille thébaine et qui semble avoir eu des di'oits au moins égauxaux siens, puisqu'on ne le cite guèi'e sans la citer avec lui : c'était à elle peut-être qu'il dut de régner par la suite. Les renseignements que notre manuscrit nous apporte sur l'état de la côte syrienne ne sont pas moins précieux. Un siècle après Rarasès III, les Zakkala, ces alliés des Philistins qu'il avait établis entre le Carmel et l'Egypte, formaient encore une population dis- tincte qui gardait son vieux nom : un de ses princes résidait ù Dora, Ses matelots couraient en nombre la mer Syrienne et ils menaçaient des villes telles que Byblos. Ils étaient placés encore sous l'in- lluence de l'Egypte, mais ils ne relevaient plus d'elle directement, 188 LE VOYAGE DOUISAMOUNOU AUX CÔTES DE SYRIE et le prince de Dora ne se gênait pas pour faire parade dé son indé- pendance devant Ounamounou. La côte phénicienne de Tyr à Byblos demeurait elle aussi en rapports avec l'Egypte : l'égyptien y était compris communément, au moins par les personnages de haut rang, et les princes de chaque cité entretenaient des sentiments de respect presque craintif pour Pharaon. C'était un souvenir de la longue domination exercée durant quatre ou cinq siècles par les rois Thébains, mais il ne suffisait plus toujours à assurer une réception pacifique aux envoyés égyptiens. Notre conte parle des légats de Khàmoîs qui auraient été retenus prisonniers par Zikarhal, prince de Byblos, et qui, morts après dix- sept ans de captivité, auraient été enterrés au voisinage de la ville. Deux des Pharaons de la XX* dynastie portèrent ce prénom de Khàmoîs, et la momie de Tun d'eux est conservée au musée du Caire (n" H96); comme l'expédition d'Ounamounou date de Tan V du second d'entre eux, Ramsès XII, le Khàmoîs qui envoya les pauvres diables à leur perte est nécessairement le premier, Ilamsès IX ou X. Malgré tout, le nom de Thèbes exerçait encore un prestige étonnant sur ces anciens vas- saux de l'Egypte. Le prince de Byblos se défendait d'être le servi- teur de Pharaon et il niait que ses pères l'eussent été jamais. Il fouillait même ses archives pour démontrer qu'ils avaient toujours échangé leur bois contre des cadeaux de valeur égale, qu'ils ne l'avaient jamais donné pour rien. Lorsqu'il avait bien exhalé sa mauvaise humeur en discours violents, il faisait abattre des arbres au Liban pour le compte d'Amon et il les livrait en se contentant de présents très médiocres. Chacun aura remarqué la ressemblance qu'il y a entre notre récit et ce que la Bible raconte des négociations de David et de Salomon avec le roi de Tyr afin d'obtenir de ce der- nier les bois nécessaires à la charpente des palais et du temple de Jérusalem. Comme notre Zikarhal de Byblos, Hirara le Tyrien n'est pas satisfait du prix qu'il reçoit de ses fournitures ; il se plaint de la pauvreté des villages et du territoire dont Salomon lui octroie la suzeraineté, mais il les accepte et il ne se risque pas à pousser trop loin la réclamation. Au sortir de Byblos, Ounamounou est jeté en Alasia par les vents, et là il se trouve hors de l'attraction de l'Egypte. Que l'Alasia soit, comme je le crois, le massif montagneux situé à l'embouchure de rOronte, ou, comme d'autres l'ont soutenu, la grande île de Cypre, il importe peu : il n'avait jamais été soumis à l'Egypte de manière dui-able, et l'Égyptien n'était pas compris vulgairement par son peuple comme il l'était dans les cités de la Phénicie. Ounamounou y courait de nombreux dangers, auxquels la vertu secrète de l'Amon- du-Chemin l'arrachait, nous ne savons comment. Le conte s'arrête à l'instant critique et il y a peu de chances que nous retrouvions LE VOYAGE d'oUNAMOUNOU AUX CÔTES DE SYRIE 189 jamais les feuillets, qui en contenaient la lin. Je n'ai essayé ni de deviner sur quelles péripéties il s'achevait, ni de rétablir les inci- dents qui remplissaient la très longue lacune de la première paue : j'ai introduit entre les fragments quelques phrases qui les relient tant bien que mal. J'ai tenté de reproduire dans ma traduction le style traînant et diffus, parfois embarrassé du conteur, et d'expli- quer de mon mieux le sens des périodes ampoulées qu'il met dans la bouche de ses personnages On relèvera cà et là des ébauches de description assez pittoresques et des images assez heureuses : l'au- teur, quel qu'il soit, avait ce que nous appellerions fait de bonnes études et il excellait à bien présenter les histoires qu'il racontait. L'an V, le troisième mois de la moisson, le 16, ce jour- là, partit Ounamounou le doyen de la salle (1) du temple d'Amonrâ, roi des dieux, seigneur de Karnak, afin de quérir le bois pour la barque très auguste d'Amonrâ, roi des dieux, qui se trouve sur le Nil, Amonousirhaît (2). Le jour que j'arrivai à Tanis, l'endroit où sont Smen- dès et Tantamounou, je leur mis en main les rescrits d'Amonrâ, roi des dieux (3). Ils les firent lire en leur pré- sence, et ils dirent : « Qu'on agisse, qu'on agisse, selon « ce qu'a dit Amonrâ, le roi des dieux, notre maître! » Je demeurai jusqu'au quatrième mois de Shomou dans Tanis, puis Smendès et Tantamounou me dépêchèrent avec le capitaine de navire Mângabouti, et je m'embarquai sur (1) Le titre Samsou liai nous est connu surtout par les représentations des tombeaux de fempu-e memphite et du premier empire thébain, mais il se perpétua, au moins dans les temples, jusqu'à la fin delà civilisation païenne de l'Egypte. On voit les personnages qui le portent surveiller parfois les travaux de menuiserie, et cest peut-être pour cela qu'Ouna- mounou avait été choisi comme ambassadeur du dieu dans une expédi- tion qui avait trait à des acquisitions de bois. La traduction que je donne répond mot pour mot aux termes égyptiens, mais elle n'en rend pas le sens : je la garde, faute de mieux. (2) C'est le nom otliciel de la grande barque d'Amon de Rarnak (cfr. Brugsch, DicL. géographique, p. 165). ^3) Amonrà était censé régner sur Thèbes et le grand-prêtre n'était que l'exécuteur terrestre de ses ordres. Les actes officiels prenaient donc sou- vent la forme de décrets rendus par le dieu, et c'était le cas ici. 190 LE VOYAGE d'oUNAMOUNOU AUX CÔTES DE SYRIE la grande mer de Syrie le quatrième mois de ShoinoUj le 1*''. J'arrivai à Dora, ville du Zakkala, et Badil, son prince, me fit apporter dix mille pains, une amphore de vin, une cuisse de bœuf. Un homme de mon navire déserta, empor- tant un vase d'or du poids de cinq ta.bonou{i), cinq vases d'argent de vingt tabonoii, et un petit sac d'argent de onze tabonou, ce qui fait un total de cinq tabonou d'or et de trente et un tabonou d'argent. Je me levai de bon matin, j'allai à l'endroit où le prince était, je lui dis : « On « m'a volé dans ton port. Or, c'est toi le prince de ce pays, « c'est toi son inquisiteur, cherche mon argent ! Las, cet « argent, il appartient à Amonrâ, le roi des dieux, le « maître des contrées, il appartient à Smendès, il ap- <( partient à Hrihorou, mon maître, et aux autres nobles <( de l'Egypte, il est à toi, il appartient à Ouaradi, il ap- « partient à Makamarou, il appartient à Zikarbal, le « prince de Byblos (2) » . Il me dit : « A ta colère et à ta « bienveillance (3). Mais, vois, je ne sais rien de cette his- « toire que tu me dis. Si donc le voleur est de mon pays « qui est descendu dans ton navire et qui t'a volé ton ar- ec gent, je te le rembourserai de mon trésor, jusqu'à ce « qu'on trouve le voleur lui-même ; mais si le voleur qui t'a Je lui dis : « Je suis venu pour la charpente de la barque très auguste « d'Amonrâ, le roi des dieux. Ce que fit ton père, ce que <( fit le père de ton père, fais-le aussi! » Ainsi lui parlé-je. Il me dit : <( Eux, ce qu'ils firent et que tu me donnes à « faire, je le ferai. Autrefois les miens exécutèrent cette « mission, parce que Pharaon, vie, santé, force, leur fit (( amener six navires chargés de marchandises d'Egypte « qu'on déchargeait dans leurs entrepôts. Toi donc, fais- « m'en amener à moi aussi! » Il fit apporter les journaux de ses pères et il les fit lire en ma présence et on trouva qu'en tout mille tahonou d'argent (3) étaient inscrits temps pour venger sa mort. C'est à quelque discom's de ce genre, mais qui se trouvait dans les parties perdues du texte, que le prince de Byblos répond présentement. (1) Ouarakatilou est une forme dialectale du nom qui serait en hébreu Birkatel ou Berekôtel. (2; Ounamounou, pour répondre au soupi'on de Zikarbal, rappelle qu'il est bien venu sur un navire égyptien monté par un équipage égyptien et non par un équipage syrien : ce n'est pas, sous-entend-il, à des Égyptiens que des princes égyptiens auraient confié la besogne de supprimer un Égyptien. Zikarbal n'a pas de peine à le faire taire, en lui remontrant que la plupart des navires qui font le cabotage pour le compte de TÉgj'pte sont des navires syriens, qui, par conséquent, n'auraient pas de scrupule à exécuter sur un Égyptien les ordres que les princes d'Egypte leur au- raient donnés du départ. (3) La valeur ancienne transcrite en valeur moderne représente 92 kilo- grammes d'argent. LE VOYAGE d'oUNAMOUNOU AUX CÔTES DE SYRIE 19S sur son registre. Il me dit : « Si le souverain de l'Egypte Le grand prince de l'Est, Pakrourou, dit : « Ce « furent de grandes paroles, o Soupditi, dieu de l'Est (1), « les tiennes quand tu dis : « Qu'en est-il de qui est contre « mon prophète lerharerôou! » Tu ne rentreras pas à « Héliopolis sans que nous y rapportions la cuirasse avec « nous ». Les deux seigneurs s'embarquèrent sur un yacht, ils voyagèrent jusqu'à ce qu'ils arrivassent à Tanis, ils coururent au pavillon d'audience devant le roi. L'heure que le roi aperçut les princes de l'Est, Pakrourou et Pimoui, et leurs gens, son cœur en fut troublé, et il leur dit : « Que faites-vous, mes seigneurs? rs"ai-je donc pas « envoyé vers vos nomes, vers vos cités et vers vos nobles (1) Soupditi, nommé ailleurs Souptou (cfr. p. "4, note 4,, le dieu de l'Est, est le dieu de Pakrourou. Il est représenté d'ordinaire sous la forme d'un épervier accroupi et coiffé de deux plumes. 208 l'emprise de la cuirasse « hommes pour qu'ils célébrassent en l'honneur de mon « prophète lerharerôou des funérailles grandes et belles? « Qu'est-ce donc que cette conduite fâcheuse de votre « part? )) Le grand chef de l'Est, Pakrourou, dit : « Mon « seigneur grand, pouvons-nous donc retourner à Hélio- « polis sans rapporter avec nous, dans nos nomes et dans « nos cités, la cuirasse du prince lerharerôou? Ce serait « une honte pour nous dans toute TEgypte. Pouvons- « nous célébrer les fêtes qui suivent les funérailles tant que « la cuirasse est dans la forteresse de Ouzaiphrê, et que « nous ne l'avons pas rapportée à sa place première dans « Héliopolis ? » Le roi dit à son courrier : « Porte un mes- « sage à la forteresse d'Ouzaîphrê pour mander à Kamé- « nophis : « Ne tarde pas de venir à Tanis, pour une affaire « qui te concerne? » Ce message funeste on le remit aux mains d'un homme de couleur. Celui-ci ne tarda pas d'aller à Ouzaîphrê ; il mit la dépêche aux mains de Kamé- nophis, qui la lut et qui ne tarda pas de se rendre à Tanis à l'endroit où le roi était. Le roi dit : « Kaménophis, vois, « la cuirasse de l'Osiris, le roi lerharerôou, qu'elle soit « renvoyée à sa place première, qu'elle soit rapportée à « Héliopolis, dans la maison de Pimouî, aux lieux où tu l'as « prise ». L'instant que Kaménophis l'entendit, il baissa la tête et son visage s'assombrit : le roi l'interpella trois fois mais il ne répondit mot. Alors Pimouî s'avança en face du roi et il dit : « La « mèche de cheveux saine, elle absorbe le parfum (1). N'en « agis-tu pas ainsi par amour de violence, afin de te (1) Krall pense que c'est une façon de iiarler proverbiale (der Demo- tische Roman, p. 13, note 1). Si l'on suit l'idée exprimée à la fin du para- graphe précédent, il semble que Pimouî fasse allusion au silence obstiné que Kaménophis garde malgré les instances du roi : l'homme de bon sens se pénètre des bons conseils comme la chevelure saine absorbe le parfum, et il n'y a que l'homme violent ou de mauvaise foi qui se refuse de les accepter. l'emprise de la cuirasse 209 « battre avec moi devant le roi ? » Lorsque les gens de rÉgypte entendirent ces paroles, ils dirent : « Kaméno- « phis désire la guerre ! » Pimouî dit : « Par Atoumou, « le seigneur d'Héliopolis, le dieu grand, mon dieu, n'était « l'ordre donné (1) et le respect dû au roi qui te protège, <( je t'infligerais sur l'heure la mauvaise couleur ! (2) » Kaménophis dit : « Par la vie de Mendès, le dieu grand, « la lutte qui éclatera dans le nome, la guerre qui éclatera « dans la cité, soulèvera clan contre clan, fera marcher « homme contre homme, au sujet de la cuirasse, avant qu'on « l'arrache de la forteresse d'Ouzaiphrê ». Le grand chef de l'Est, Pakrourou, dit devant le roi : « Est-ce bien « beau ce que Kaménophis a fait et les paroles qu'il a « prononcées devant le roi, à l'effet de voir qui de nous « est le plus fort ? Je ferai retomber sur Kaménophis et « sur le nome de Mendès la honte de leurs paroles, celles « qu'ils ont prononcées devant le roi parlant de guerre « civile : je les rassasierai de guerre. Je m'étais retenu « pour que la bataille et la guerre ne surgissent pas en « Egypte aux jours de notre roi. Mais puisque le roi se « tourne contre moi je montrerai au roi la guerre entre « deux adversaires. Tu seras alors témoin de ce qui « arrivera. Tu verras alors la montagne s'écrouler et le « ciel se briser au-dessus de la terre et celle-ci trembler; « tu verras les taureaux de Pisoupdi, les lions de Métélis « et leur façon de combattre, le fer se tremper dans le « sang après que nous l'aurons chauffé ». Le roi dit : « Nous vaincrons, ô notre père, grand chef de l'Est, Pa- « krourou ; ne t'exalte pas et ne t'inquiète pas non plus, mais « maintenant allez chacun à vos nomes et à vos villes, (1) Le roi avait défendu jilus haut (cfr. p. 20G du présent volume) que l'on songeât à se battre de son temps. (2) Comme Fa vu Krall {der Demotische Roman, p. 14), la couleur mau- vaise, c'est la couleur de la mort, la teinte livide qui se répand sm- le corps lorsque la vie s'est éteinte. 14 210 l'emprise de la. cuirasse « et je ferai prendre la cuirasse du défunt roi lerharerôou « et vous la rapporterez en Héliopolis à l'endroit d'où « elle fut enlevée, la joie devant elle, l'amour derrière « elle. Tu es inquiet de la grande guerre qui pourrait écla- « ter, mais il n'y aura aucune guerre entre nous. Si cela « vous plaît, accordez-moi cinq jours, et, par la vie « d'Amonrâ, le maître, le roi des dieux, mon grand dieu, « après que vous serez rentrés dans vos nomes et dans vos « cités, je ferai rapporter la cuirasse à sa place première ». Le roi se tut : après cela il se leva, il s'avança, et Pimouîle petit alla devant le roi. Il dit : « Mon grand Seigneur, « par Atoumou le dieu grand, si l'on me donne la cuirasse « et si on la rapporte à Héliopolis, je ne l'enlèverai pas « de force, et à cause d'elle les lances reposeront en <( Egypte, à cause de cela. Mais, quand même le peuple du « pays Entier l'aurait prise, je marcherais au nom de mon « prophète lerharerôou, afin de rapporter sa cuirasse à ^ On la lui apporta sur le champ et on l'étendit devant lui sur une natte de roseaux neuve. Pimouî saisit de sa main une chemise faite de bvssus multicolore, et sur le devant (i) C'est le jeu même que Nénoferképhtah et Satni Khàmois jouent entre eux afin de savoir à iiui des deux le livre magique de Thôt appar- tiendra cf. plus haut, p. 118-119 . 216 l'emprise de l.v cuirasse de laquelle étaient brodées des figures en argent, tandis que douze palmes d'argent et d'or décoraient le dos. Il saisit ensuite de sa main une seconde cliemise en byssus tissu d'or, et il l'endossa. Il saisit ensuite de sa main une «otte teinte en rouge en byssus de Zalchel et ill'endossa. II saisit ensuite de sa main son corselet de cuivre et il l'endossa. Il saisit de sa main une grève d'or fondu et il l'emboîta à sa jambe, puis il saisit de sa main la seconde grève d'or et il l'emboita à sa jambe. Il attacha ensuite les courroies, puis il posa son casque sur la tète et il se rendit à l'endroit où était Kaménopliis (1). Celui-ci dit à son écuyer : « Par Mendès, mon jeune « écuyer, apporte -moi mon armure ! m On la lui apporta sur le champ, il l'endossa, et il ne tarda pas d'aller à l'en- droit où devait avoir lieu la bataille. Il dit à Pimouî : « S'il te plaît, battons-nous au cinquante-deux ! » Pimouî accepta et la bataille s'engagea, mais bientôt Kaménophis eut l'avantage (2). Quand Pimouî s'en aperçut, son cœur en fut troublé. Il fit un signe avec la main et il dit à Zinoufî, son jeune serviteur : « N'hésite pas à courir au « port, afin de voir si nos amis et nos compagnons n'arri- « vent pas avec leurs bandes ». Zinoufi se mit en branle (3), et il n'hésita pas à courir au port ; il attendit une heure, il observa pendant un temps du haut de la berge. Enfin il leva son visage et il aperçut un yacht qui venait rapide- ment, tout garni de rameurs et de timoniers, tout chargé de soldats, et il reconnut qu'il y avait des boucliers d'or sur ses bordages, qu'il y avait un haut éperon d'or à sa (1) Le texte décrivait ici tout au long la forme, le métal, le décor de chaque pièce de l'armure ; par malheur il est fort mutilé et le détail n'en peut pas être rétabli. J"ai dû me contenter d'en indiquer le sens général. (2) Ici encore le texte est trop mutilé pour qu'on puisse le rendre en entier ; j'ai dû resserrer en quelques mots le contenu probable denviron dix lignes. (3) Litt. : « Zinoufi trouva [ses jambes] >. l'emprise de la cuirasse 217 proue, qu'il y avait une image d'or à sa poupe, et que des escouades de matelots manœuvraient aux agrès ; derrière lui quarante chalands faisaient route et soixante petits bateaux avec leurs* rameurs. Le fleuve était trop étroit pour ce qu'il y avait de vaisseaux, et la berge était trop étroite pour la cavalerie, pour les chariots, pour les cha- meaux, pour les fantassins. Un chef était debout dans le yacht. Zinoufi appela à voix haute et il cria bien fort, disant à ceux qui étaient dans la barque : « 0 vous qui « êtes dans la barque peinte, et toi barque qui contiens « les frères et la race de Pimouî le petit, le fils d'Ierhar- « erôou, accourez vers lui à l'ordre, car il est enserré « dans la bataille. Il n'y a ni calasiris (1), ni piétons, « ni cavaliers, ni chars avec lui. Kaménophis se bat « contre lui, et les gens de Tanis, ceux de Mondes, ceux « de Tahait, ceux de Sébennytos, ils font rage pour Ka- « ménophis, leur dieu, avec leurs bandes, leurs frères, « leurs alliés, leurs soldats tous réunis ». Sur l'heure que les gens du yacht l'entendirent, un calasiris se leva sur la proue, disant : « Cours et répète à Pimoui ce message « que les gens d'Héliopolis ont mis sur tes lèvres, qu'ils a apportent leur secours à Pimouî et à son clan contre « Kaménophis ». Zinoufi revint pour porter la nouvelle. Il tourna ses pas vers l'endroit où était Pimouî, et il le trouva engagé contre Kaménophis : son cheval avait été tué et gisait à terre. Zinoufi s'écria : « Combats, mon dieu Pimouî, « tes frères, les enfants d'Ierharerôou, accourent vers « toi ! » Lorsque Kaménophis vit que Zinoufi revenait, il com- manda aux gens de Tanis, à ceux de Mendès, à ceux de Tahaît, à ceux de Sébennytos, de redoubler d'efforts (1) C'est le nom même qu'Hérodote (II, clxiv-clxvi) donnait à lune des catégories d'hommes parmi lesquels l'armée égyptienne se recrutait. 218 l'emprise de la cuirasse contre Pimouî (1). Zinoufi, le jeune écuyer, trouva Pi- mouî le cœur troublé, le visage inondé de larmes, à cause de son cheval, disant : « T'ont-ils donc tué, ma bonne « bête ? » Quand il entendit Zinoufi, il releva son visage et il aperçut une barque garnie de rameurs et de timoniers, chargée de soldats et de matelots qui chantaient au vent et qui accouraient à la bataille. Il cria d'une voix haute à son petit écuyer Zinoufi : « Frère, qui sont ces gens-là? » « — C'est le clan d'Ierharerôou, qui accourt à l'aide de « Pimouî le petit, le fils d'Ierharerôou ». Pétékhonsou, le frère de Pimouî, qui était à leur tête, défia Anoukhhorou, le fils du roi, et ils s'armèrent pour un combat singulier (2). Lors un messager ne tarda pas d'aller au lieu où le roi Pétoubastis était pour lui raconter ce qui s'était passé entre Pétékhonsou et Anoukhhorou, l'enfant du roi. Lorsque Sa Majesté l'apprit, elle devint furieuse : « Qu'est-ce que « cette mauvaise action ? voici-t-il pas que malgré mes « ordres, Anoukhhorou, l'enfant du roi, se bat avec le tau- ce reau dangereux des gens de l'Est ! Par Amonrâ, le « roi des dieux, mon dieu grand, ordonnez à tous, aux « gens de Pisabti comme à ceux d'Athribis, aux bandes du « nome de Mendès, aux bandes de Sébennytos qui sont « en lutte à propos du clan des hauts personnages, princes, « fils du prophète lerharerôou, que leur lance se tienne « en repos jusqu'à ce que leurs alliés arrivent {3\ Qu'ils « fassent les préparatifs pour la lice, pour le cercle du (l)Une fois de plus je suis obligé de condenser en quelques mots le sens de plusieurs lignes à moitié détruites. (2) Jai résumé dans cette seule phrase tout un long passage mutilé de vingt-sept lignes qui contenait le défi de Pétékhonsou, la réponse d' Anoukhhorou et les préparatifs du combat. Les deux phrases qui précèdent représentent six lignes mutilées du texte original. (3) Ici encore le texte est trop mal conservé pour qu'on puisse le tra- duire ; jai essaj'é de rendre le sens général du morceau plutôt que d'en donner la teneur exacte. l'emprise de l\ cuirasse 219 « champ clos où s accomplira le défi du prince Pétékhon- « sou, mais qu'on ne laisse pas celui-ci jouter avec <( Anouklîhorou, l'infant ro3-al, mon fils, et qu'on ne laisse « pas jouer les lances avant que toutes les bandes n'aient « débarqué ». On érigea donc une estrade devant le roi pour le cercle du champ clos, où se tinrent les bandes du sceptre et celles du bouclier (1) afin de barrer le chemin. Le roi se précipita à l'endroit où Pétékhonsou était, il aperçut la galère de Pétékhonsou et Pétékhonsou lui-même qui en- dossait une cuirasse de fer solide. Le roi se précipita en avant et il dit : « 0 toi, n'est-ce pas un spectacle lamen- « table, ô mon fils chef des milices, Pétékhonsou ? N'en- « gage pas la guerre, ne combats pas jusqu'à ce que tes « frères soient arrivés; n'allonge pas la lance jusqu'à ce « que ton clan soit venu ! » Pétékhonsou vit que le roi Pétoubastis lançait un ordre auquel il ne fallait pas'contre- venir, et, par le roi des dieux il jura de ne pas se battre ce jour-là. Le roi fit inscrire sur une stèle de pierre l'ordre donné au prince Pétékhonsou. Or, après que tout cela fut arrivé, le yacht du grand chef de l'Est, Pakrourou, aborda au lac de la Gazelle. Il arriva que les transports de Pétékhonsou et des gens d'Athribis poussèrent plus bas, et qu'on assigna un appon- tement à leurs transports. On attribua unappontement aux transports d'Anoukhhorou. On attribua un appontement aux transports des gens d'Héliopoliset aux transports des gens de Sais. On attribua un appontement aux transports de Minnemaî. On attribua un appontement aux transports de Phrâmoonî, le fils de Zinoufi et aux bandes de Pimankh- rè. On attribua un appontement au chef.... arrekhouf, le fils d'Ierharerôou, et aux bandes du nome de Sais. On attribua un apontement au yacht du chef Loulou, le fils d'Ierhar- (1) En d'autres termes, les troupes de Pharaon, sa garde royale. 220 l'emprise de la cuirasse erôou, et aux bandes du nome de Busiris, On attribua un appontement au yacht deOuilouhmi, le fils d'Anoukhhorou, et aux bandes de Méitoum. On attribua un débarcadère à Ouohsounefgamoul, fils d'Ierharerôou. On attribua un appontement au yacht de Pimouî le petit, au poing vigou- reux, et aux autres fils du prince lerharerôou, ainsi qu'aux frères du chef des soldats Pétékhonsou, et à ceux du clan du prophète lerharerùou. Qui voit l'étang et ses oiseaux, le fleuve et ses poissons, il voit le lac de la Gazelle avec la faction d'Ierharerôou ! Ils mugissaient à la façon des tau- reaux, ils étaient furieux comme des lions, ils faisaient rage ainsi que des lionnes. On vint donc l'annoncer au roi que les deux factions étaient arrivées ; elles semblaient des lions pour leurs casques à crinière et des taureaux pour leurs armes. On dressa alors une estrade élevée pour le roi Pétoubastis, et on dressa une autre estrade pour le grand chef de l'Est, Pakrourou, en face de celle-là. On dressa une estrade pour Takhôs, le fils d'Anoukhhorou, et on en dressa une autre pour Pétékhonsou en face de celle- là. On dressa une estrade pour Ouilouhmi, le commandant des soldats de Méitoum, et on en dressa une autre pour le fils royal Anoukhhorou, le fils du roi Pétoubastis, en face de celle-là. On dressa une estrade pour Psintahe..., le fils de Nimrôti, le prince de Takelliô et de Hanofir..., et on en dressa une autre pour Phrâmoonî, le fils de Zinoufi, le prince de Pimankhrê, en face de celle-là. On dressa une estrade pour Anoukhhorou, le fils de Hourbîsa,le prince de Taômé, et on en dressa une autre pour Pétékhonsou de Mendès en face de celle-là. On dressa une estrade pour Hapounkhis, le fils de Phrâmoonî, le prince de Pzîse, et on en dressa une autre pour Soukhotpou, le fils de Tafnakhti, le chef des bandes d'Athribis, en face de celle-là. Les bandes des quatre nomes étaient rangées derrière l'emprise de la cuirasse 221 Kaménophis, et les bandes du nome d'Héliopolis derrière Pimouîj le petit. Le roi dit : « 0 grand chef de l'Est, Pakrourou : je « vois qu'il n'y a personne qui puisse donner un prétexte « pour empêcher qu'ils n'en viennent tous aux mains, « nome contre nome et chaque ville contre sa voisine ». Le grand chef de l'Est se précipita, il endossa une cotte lamée de bon fer et de bronze coulé. Il ceignit une épée de combat qui avait une lame de fer, et il passa à sa ceinture son poignard occidental, qui était tout doré de sa poignée à sa pointe affilée. Il saisit une lance de bois d'Arabie dont un tiers sur la longueur était garni d'or et dont un tiers était de fer, et il prit à la main un bouclier d'or. Le grand chef de l'Est Pakrourou se tint au milieu des bandes de l'Egypte, entre le sceptre et le bouclier, et il interpella à haute voix ses chèvetaines disant : « Toi, chef « des soldats, Kaménophis lève le signe du défi à la « bataille contre le chef des soldats, Pimouî le petit, le « fils d'Ierharerôou, avec qui marchent les sept mille « soldats qui étaient dans le camp du fils divin, du « prince lerharerôou et du nome d'Héliopolis, afin de se « mesurer avec les bandes nombreuses du nome de « Mendès ! Toi, chef des soldats, Pétékhonsou, lève le « signe du défi à la bataille contre Anoukhhorou, l'infant « royal, le fils du roi Pétoubastis ! Vous, Psitouêris, fils de « Pakrourou, Phrâmoonî fils d' Anoukhhorou, Pétékhonsou, « fils de Bocchoris, levez le signe du défi, et que les « bandes de Pisapti lèvent le signe du défi à la bataille « contre les bandes du nome de Sébennytos I Que Phrâ- « moonî, fils de Zinoufî, le chef des bandes de Pimankhrê, « lève le signe du défi à la bataille contre les bandes du « nome de Tanis ! Que Soukhotpou, le fils de Zinoufi, le a chef des bandes du nome d'Athribis, lève le signe du 222 l'emprise de l\ cuirasse « défi, ainsi qu'Anoukhhorou,le fils de Hourbîsa, le prince « de Tiôme, le chef des troupeaux de Sokhît ! » Il les appareilla homme contre homme, pour augmenter leur prouesse, et grande était leur ardeur meurtrière ! Or, après cela, il arriva que le grand chef de l'Est, Pakrourou, se détourna au milieu de la mêlée, et qu'il aperçut un calasiris de si haute taille qu'il semblait être debout sur le brancard d'une litière en bois solide. Il pas- sait son armure et tout son appareil de guerre, et il avait quarante hoplites avec lui qui étaient hauts plus que qua- rante rames de navires longues de quatre coudées, et quatre mille soldats sur la route derrière lui qui passaient leur armure ainsi que leur appareil de guerre, et quatre mille autres soldats étaient derrière lui déjà tout armés. Il leva la main devant le grand chef de l'Est, Pakrourou, disant : « Sois-moi favorable, ô Baal, grand dieu, mon dieu ! « Qu'as-tu donc à ne pas me donner le signal du com- « bat à moi qui suis parmi mes frères, les fils du prince « lerharerôou, mon père ». Le prince de l'Est, Pakrourou, considéra ce calasiris mais il ne sut reconnaître son visage. Le prince de l'Est, Pakrourou, lui dit : « Lequel « es-tu des hommes de notre faction ? » Le calasiris lui dit : « En vérité, mon père, prince de l'Est, Pakrourou, je « suis Montoubaal, le fils d'Ierharerôou, qui avait été « envoyé contre le pays de Khoîris (1). Par ta prouesse, « mon père, prince de l'Est, Pakrourou, j'étais comme un « homme qui ne peut dormir dans ma chambre, quand je « songeai un songe. Un chanteur des paroles divines se « tenait près de moi et me disait : « Montoubaal, fils « d'Ierharerôou, mon fils, hâte-toi, ne peux-tu pas te (1) C'est leKharou des textes plus anciens (voir p. 94, note 4, du présent volume). La vocalisation Rhoîri nous est donnée pour l'époque saite et grcc(iue par la transcription grecque Pkhoîris du nom de Pekharouî, le Syrien. l'emprise de la. cuirasse 223 « hâter? Ne tarde pas plus longtemps en Egj'^pte, car « j'irai avectoi au lac de la Gazelle, à cause de la bataille « et de la guerre que mène le nome de Mendès et le clan « de Harnakhouiti, le fils de Smendès, contre tes frères « qui sont dans ton clan, à cause de la cuirasse qu'on a « emportée dans la forteresse mendésienne. O mon père, « prince de l'Est, Pakrourou, qu'on m'assigne une place « pour la bataille ; car si on ne me la donne, que deviendrai- « je, mon père, prince de l'Est, Pakrourou ? » Le prince de l'Est, Pakrourou, lui dit : « Salut à toi, salut à toi, « Montoubaal ! Tu arrives avec tes bandes lorsque tout « est déjà disposé; toutefois, puisque tu me demandes un « ordre, voici l'ordre que je te donne. Reste sur ton yacht « et n'envoie aucun de tes gens à la bataille, car je ne te « donnerai pas le signal du combat avant que les bandes « des nomes n'attaquent nos vaisseaux : alors ne les « laisse pas faire rage sur le fleuve ! » Montoubaal lui dit : « 0 mon père, prince de l'Est, Pakrourou, je resterai sur « mon yacht ! » Pakrourou lui montra le poste où il devait se placer et il monta sur son estrade pour suivre les péri- péties de la bataille (1), Les deux factions se battirent donc depuis la quatrième heure du matin jusqu'à la neuvième heure du soir, sans que les bandes cessassent de frapper l'une sur l'autre. Enfin Anoukhhorou, fils de Hourbisa, le prince deTiômé, plia sous l'effort des bandes de Sébennytos et elles cou- rurent vers le fleuve. Or, Montoubaal était au fleuve sur son yacht ; il entendit la forte plainte qui s'élevait des bandes et la plainte des chevaux, et on lui dit : « Ce sont « les bandes du nome de Sébennytos qui ont le dessus sur « tes frères ». Il dit : « Prends pitié, ô Baal, le dieu grand, « mon dieu, si j'arrive seulement à la neuvième heure et (1) Ces deux phrases représentent le sens probable de quinze lignes de texte trop mutilées pour qu'on puisse les traduire de façon suivie. 224 l'emprise de la. cuirasse « si j'ai attendu, le cœur ému, sans prendre part à la « bataille et à la guerre ! » Il endossa sa cotte et il saisit ses armes de guerre, et il s'élança à l'encontre des bandes du nome de Sébennytos, de ceux de Mendès et de la forte- resse mendésienne, de Tahaît, les partisans de Kamé- nopliis. Il répandit le carnage et la ruine parmi eux, telle Sokhît en son heure de fureur, lorsque sa colère s'enflamme comme un feu d'épines sèches. Les bandes se dispersèrent devant lui, et l'on répandit la ruine parmi elles, le carnage parmi elles ; on ne se lassa pas de semer la mort parmi elles. On le rapporta au roi Pétoubastis et il ouvrit la bouche pour un grand cri, il se jeta à bas de son estrade élevée. Le roi dit : « Grand chef de l'Est, Pakrourou, « calme les soldats. On m'a rapporté que Montoubaal, le « fils d'Ierharerôou, répand la ruine et la destruction « parmi les bandes des quatre nomes. Qu'il cesse d'anéan- « tir nos bandes ! » Le grand chef de TEst dit : a Plaise « le roi se rendre avec moi à l'endroit où Montoubaal est ; « je ferai qu'il cesse d'égorger les bandes de l'Égj^pte ! » Pakrourou endossa sa cotte, il monta dans une litière avec le roi Pétoubastis. On transmit à Montoubaal, le fils d'Ierharerôou, l'ordre suivant : « Le grand chef de l'Est, « Pakrourou, a dit : « Mon fils Montoubaal, retire-toi de « la lice du combat. Est-ce beau de répandre la ruine et « la destruction parmi tes frères, les guerriers d'Egypte? » Montoubaal dit : « Est-ce beau ce que ces gens-là ont « fait de saisir la cuirasse de mon père lerharerôou, et de « l'emporter dans la forteresse de Mendès, par ruse? « Ne pourrons-nous pas obtenir qu'ils nous la rendent ? » Le roi dit : « Retiens ta main, ô mon fils Montoubaal, (( et sur l'heure ce que tu as demandé se produira. Je « ferai rapporter la cuirasse à Héliopolis au lieu où elle (( se trouvait auparavant, et la joie marchera devant elle, « la jubilation derrière elle ! » Montoubaal fit donner le l'emprise de la cuirasse 225 signal du repos dans son armée. On conduisit les rivaux hors de la lice et ils furent comme qui ne combat pas. Ils revinrent donc, le roi et Pakrourou avec Mon- toubaal, au lieu même du combat à l'endroit où Pimouî était, et ils le trouvèrent engagé avec Kaménophis. Pimouî se tenait devant son adversaire à demi renversé sous son bouclier : il lui donna un coup de pied, il le fit tomber à terre et il leva sa main et son épée sur lui, comme pour le tuer. Montoubaal dit : « Non, mon frère « Pimouî, ne pousse pas ta main jusqu'au point de nous « venger de ces gens-là, car l'homme n'est pas comme « une plante parasite qui, lorsqu'on la coupe, elle re- « pousse, Pakrourou, mon père, et le roi Pétoubastis ont « commandé que la guerre ne devienne pas réelle : qu'on « fasse tout ce que le roi a dit au sujet de la cuirasse, et « qu'on la leur reprenne en leur maison, mais que Kamé- « nophis quitte la lice et qu'il rentre à sa maison confor- « mément aux règles dn cinquante-deux ». Et il arriva ensuite que le chef des troupes Pétékhonsou engagea Anoukhhorou, l'infant royal, et qu'il lui poussa une botte à la façon des baladins. Pétékhonsou sauta derrière lui d'un bond et il administra à Anoukhhorou, l'infant royal, une botte plus dure que la pierre, plus brûlante que le feu, plus légère qu'un souffle d'haleine, plus rapide que le vent : Anoukhhorou n'en put saisir ni l'exécution, ni la pa- rade. On mena Pétékhonsou devant lui, tandis qu'il se tenait à demi courbé sous son bouclier, et Pétékhonsou le jeta à terre, il leva son bras, il brandit sa harpe, et une plainte forte ainsi qu'une lamentation profonde s'élevèrent parmi les bandes de rÉgypte, au sujet d' Anoukhhorou, l'in- fant royal. La nouvelle n'en demeura pas cachée à l'en- droit où était le roi, à savoir : « Pétékhonsou a renversé « Anoukhhorou, ton fils, à terre, et il lève son bras et sa « harpe sur lui pour l'anéantir ». Le roi y alla en grande 15 226 l'emprise de la. cuirasse anxiété. Il dit : a Sois pitoyable, Amoiirâ, seigneur roi « des dieux, le dieu grand, mon dieu! J'ai agi de mon « mieux, et je me suis employé à ce qu'il n'y eût bataille « ni guerre réelles, mais ils ne m'ont pas écouté ! » Lors- qu'il eut dit ces choses, il se hâta et il saisit le bras de Pétékhonsou. Le roi dit : « Mon fds Pétékhonsou, con- « serve-lui la vie, détourne ton bras de lui, de peur, si « tu le tuais, que ne vînt Fheure de ma vengeance sur « vous, et que votre bataille ne dégénérât en guerre vio- « lente par toute l'Egypte! » Le grand chef de l'Est, Pakrourou, dit : « Qu'Anoukhhorou s'en aille sain et sauf à « cause du roi son père, car sa vie (1) est quelque chose « de grand». Il s'en alla donc hors delà lice, Anoukhhorou, l'infant royal. Le roi dit : « Par Amonrâ, le roi des dieux, « le dieu grand, mon dieu, le sceptre est tombé des mains « du chef de Mendès, Kaménophis. Anoukhhorou, mon fils, « Pétékhonsou l'a vaincu, ainsi que les bandes des quatre « nomes qui étaient les plus solides de l'Egypte ; il a vaincu « celles qui répandaient la ruine et la destruction! » (2) Or il arriva que Mînnemai s'avança sur le fleuve avec ses quarante sergents d'armes, ses neuf mille Éthiopiens de ^léroé, avec ses magiciens avec ses neuf cents chiens de Khazirou (3), et les bandes du nome de Thèbes mar- chaient derrière lui, et le fleuve était trop étroit pour les gens des yachts et la berge trop étroite pour la cavalerie. Quand il arriva au lac de la Gazelle, on assigna un apon- tement au taureau des milices, Minnemaî,lefils d'Ierhare- rôou, le prince de ceux d'Éléphantine, auprès du yacht de (1) Le texte dit, à l'égyptienne, sa respiration, son souffle. (2) Le discours du roi est trop criblé de lacunes pour qu'on puisse le traduire exactement. J'ai résumé en quelques mots le sens qui m'a paru ressortir des lambeaux de phrases conservés. (3) On peut se demander si ce sont des chiens de guerre, tels que ceux que les Grecs d'Asie emmenaient avec eux à la bataille dans leurs guerres contre les Cimmériens ; cf. Maspero, les Empires, p. -129, note 1. l'emprise de la cuirasse 227 Takhôs, le chef des soldats du nome de Mendès, et près de sa galère de combat, et il arriva que la cuirasse du prince lerharerôou se trouvait sur cette galère. Minnemaî s'écria : « Par Khnoumou (I), le seigneur, le dieu grand! Accorde- « moi, ô dieu, ce pourquoi je t'ai invoqué, de voir la cuirasse « de mon père, l'Osiris lerharerôou, afin que je devienne « rinstrument de sa reprise ! » Minnemaî endossa sa cotte et ses armes de guerre et les bandes qui étaient avec lui le suivirent. Il alla à la galère de Takhôs, le fils d'Anoukh- horou, et il y rencontra neuf mille soldats qui gardaient la cuirasse du fils d'Osiris, lerharerôou. Minnemaî se pré- cipita au milieu d'eux et il répandit le carnage parmi eux, puis il installa trente-quatre sergents d'armes sur la pas- serelle de la galère pour empêcher qu'homme au monde en sortit, et il se rua contre les soldats qui gardaient la cuirasse, Takhôs s'arma et il tua cinquante-quatre hommes, mais plia enfin et il se retira sur son yacht, où Minnemaî le suivit, avec ses Ethiopiens et ses chiens de Khazirou. Les enfants d'Ierharerôou se précipitèrent à sa suite et ils saisirent la cuirasse d'Ierharerôou (2). Après cela, ils apportèrent à Héliopolis la cuirasse du prince lerharerôou et ils la déposèrent à l'endroit où elle était auparavant. Et les enfants du prince lerharerôou se réjouirent grandement, ainsi que les bandes du nome d' Héliopolis, et ils allèrent devant le roi et ils dirent : (1) J"ai indiqué déjà le rOle de Rhnoumou, p. 11, note 4 et p. 38, note 4; comme il était le dieu d'Éléphantine, c'est par lui que jure Minnemaî, qui est prince d'Éléphantine. Il est bon de noter du reste que, tout le long de ce conte, l'auteur a pris soin de mettre dans la bouche de chacun de ses héros le juron local qui convient au fief qu'il gouverne : Kaménophis, prince de Mendès, jure par le bouc de Mendès (cfr. p. 20o; ; Pimouî, prince dlléliopolis, jure par le dieu d'Héliopolis, Atoumou (cfr. p. 206) ; Pétoubastis, qui règne à Tanis, jure par Amonrù. le grand dieu de Tani.s (cfr. p. 210) ; Montoubaal qui vient de Syrie, jure par Baal (p. 222;. (2) Les trois dernières phrases comprennent la substance d'au moins vingt-cinq lignes du texte qui sont trop endommagées pour qu'on puisse les rétablir entièrement. 228 l'emprise de la cuirasse « Notre grand maître, fais écrire l'histoire de la grande « guerre qui fut en Egypte au sujet de la cuirasse, ainsi « que les noms des guerriers qui la menèrent, afin que « la postérité sache quelle guerre il y eut à ce sujet en « Egypte, dans les nomes et dans les villes, puis fais-la « graver sur une stèle de pierre dans le temple d'Hélio- « polis ». Et le roi Pétoubastis fît ce qu'ils avaient dit. FRAGMENTS Les contes qui précèdent suffisent à donnerau grand public l'idée de ce qu'était la littérature romanesque des Égyptiens. J'aurais pu sans inconvénient m'arrêter après V Emprise de la Cuirasse : au- cun de mes lecteurs n'aurait réclamé la publication des fragments qui suivent. J'ai cru pourtant qu'il y avait quelque intérêt à ne pas négliger ces tristes débris : si la curiosité ne voit rien à y prendre, la science trouvera peut-être son compte à ne pas les ignorer com- plètement. En premier lieu, le nombre seul des fragments prouve combien le genre auquel ils appartiennent était en faveur aux bords du Nil : il fournit un argument de plus à l'appui de l'hypothèse qui place en Egypte l'origine d'une partie de nos contes populaires. Puis, quel- ques-uns d'entre eux ne sont pas tellement mutilés qu'on ne puisse y découvrir aucun fait intéressant. Sans doute, douze ou quinze lignes de texte ne seront jamais agréables à lire pour un simple cu- rieux ; un savant de profession y relèvera peut-être tel ou tel détail qui lui permettra de reconnaître un incident connu d'ailleurs, ou une version hiéroglyphique d'un récit qu'on possédait déjà chez des peuples dilTérents. Le bénéfice sera double : les égyptologues y gagneront de pouvoir reconstituer, au moins dans l'ensemble, cer- taines œuvres qui leur seraient restées incompréhensibles sans cela; les autres auront la satisfaction de constater, aux temps reculés de l'histoire, l'existence d'un conte dont ils n'avaient que des rédac- tions de beaucoup postérieures. J'ai donc rassemblé dans les pages qui suivent les restes de six contes d'époques diverses : 1° Le fragment d'une histoire fantastique antérieure à la dix- huitième dynastie; 230 AVERTISSEMENT 2° La querelle d'Apôpi et de Saqnounrî ; 3° Plusieurs morceaux d'une histoire de revenant; 4° L'histoire d'un matelot ; 5° Un petit fragment grec relatif au roi Nectanébo II ; 6° Les restes de la version copte du roman d'Alexandre. Je regrette de n'avoir pu y joindre ni le roman du Musée du Caire, ni le premier conte de Saint-Pétersbourg ; le manuscrit du Caire est mutilé à n'en tirer rien de suivi et le texte de Saint- Pétersbourg est encore inédit. Peut-être réussirai-je à combler cette lacune, s'il m'est donné d'entreprendre une quatrième édition de ce petit livre. FRAGMENT d'un conte fantastique antérieur a la xviii^ dynastie Le papyrus de Berlin n° 3 renferme les débris de deux ouvrages : un dialogue philosophique entre un Égyptien et son âme (1 j, et un conte fantastique. Le conte commençait à la ligne 156 et remplissait les trente-six dernières lignes du manuscrit actuel (1. lo()-191). Arrivé à cet endroit, le copiste, ou fut in- terrompu dans son travail, ou perdit patience : la transcription, arrêtée brusquement à la fin d'une ligne, n'a jamais été ter- minée. Les onze premières lignes ont été effacées dans l'anti- quité et le conte n'a plus de commencement. Il a été publié pour la première fois par Maspero, h'tudes éiii/ptiennes, t. I, p. 73 sqq. Puis traduit de nouveau par Erman, Aus den Papyrus der Kuniglichen Museen, 1899, p. 29-30. Or voici, comme je descendais au marais qui touche à cette grotte, j'y vis une femme qui n'avait point l'appa- (1) Le texte dans Lcpsius, Denkmdler, Abth. VI, pi. 112, 1. liJG-191. Erman, après en avoir donné une courte anah'se dans son yEaupten, p. 393-3'J4, la publié, transcrit et traduit dans un mémoire spécial, intitulé Gesprach eines Lebenmiidens mit seiner Seele et qui fut publié dans les Abhandlunf/en der Berliner Akademie, 189G, p. 66 sff([. : il en a redonné une nouvelle analyse et de longs fragments dans Aus den Pa- pyrus der Kôn'n/lichen Museen, 1899, p. 54-59 et dans son Aiyijptische Chreslomalhie, l!i04. p. 33-35 et 16*-n*. ^32 FRAGMENT d'uN CONTE FANTASTIQUE rence mortelle : mes cheveux se hérissèrent quand j'aperçus ses tresses et l'on ne peut dépeindre son teint. Je ne pus faire ce qu'elle me disait, tant sa terreur pénétra mes ■membres. Je vous dis : a O bœufs, passons à gué ! Oh ! que les « veaux soient transportés et que le menu bétail repose à « l'entrée du marais, les bergers chacun derrière son « troupeau ! Jetons-nous à Teau, tandis que les bœufs « passent à gué par bandes, mettant à l'arrière ceux des « bergers qui s'entendent aux choses magiques pour « réciter un charme sur l'eau, en ces termes : « Mon « double exulte ! » 0 bergers, ô hommes, que nul ne s'é- « carte de cet Ouady, cette année où le dieu Nil a déjà « décrété ses décrets concernant la terre, et l'on ne peut « plus distinguer l'Ouad}' du lit du fleuve ». « Reste tranquille dans l'intérieur de la maison, tandis « que les troupeaux restent en leur place! Allons, que ta « peur se perde et que ta terreur passe jusqu'à ce que soit « passée la fureur de la déesse Ousirit et la terreur de la « Dame des deux pays ! » Le lendemain, à l'aube, on fit comme il avait dit, et <;ette déesse le rencontra quand il se trouva en face de rOuady ; elle vint à lui, dénudée de ses vêtements, les cheveux épars... Le conte dont ce fragment révèle l'existence a été écrit avant la XVIII*' dynastie, peut-être à la XII' si, comme c'est le cas pour le dialogue contenu aux premières lignes du manuscrit, le texte que nous en avons aujourd'hui est une copie exécutée d'après un manuscrit plus ancien. Le paysage et les scènes décrites sont empruntés à la nature et aux mœurs de l'Egypte. Nous sommes au bord d'une de ces nappes d'eau, moitié marais, moitié étangs, sur lesquelles les sei- gneurs de l'ancien empire aimaient à chasser les oiseaux, à poursuivre le crocodile et l'hippopotame. Deux bergers s'en- tretiennent, et l'un d'eux raconte à l'autre qu'il a rencontré FRAGMENT d'UN CONTE FANTASTIQUE 233 une créature mystérieuse qui vit dans une retraite inaccessible au milieu des eaux. On voit, dans le tombeau de Ti, les bergers conduisant leurs taureaux et leurs génisses à travers un canal. Hommes et bêtes ont de l'eau jusqu'à mi-jambe ; même un des bouviers porte sur son dos un malheureux veau que le courant aurait emporté. Un peu plus loin, d'autres bergers, montés sur des barques légères en roseaux, con- voient un second troupeau de bœufs à travers un autre canal plus profond. Deux crocodiles placés de chaque côté du tableau assistent à ce défilé, mais sans pouvoir profiter de l'occasion ; les incantations les ont rendus immobiles. Comme la légende l'explique, « la face du berger est toute puissante sur les « canaux, et ceux qui sont dans les eaux sont frappés d'aveu- « glement 1) ». Notre conte nous montre ceux des bouviers qui s'entendaient au métier marchant derrière leurs troupeaux et récitant les formules destinées à conjurer les périls du fleuve. Le papyrus magique de la collection Harris en ren- fermait plusieurs qui sont dirigées contre le crocodile et, en général, contre tous les animaux dangereux qui vivent dans l'eau (2). Elles sont trop longues et trop compliquées pour avoir servi à l'usage journalier : les charmes usuels étaient courts et faciles à retenir. Il n'est pas aisé de deviner avec certitude quel était le thème développé. Les auteurs arabes qui ont écrit sur l'Egypte sont pleins de récits merveilleux où une femme répondant à la des- cription de notre conte joue le rôle principal. « L'on dit que « l'esprit de la pyramide méridionale neparoist iamais dehors « qu'en forme d'une femme nue, belle au reste, et dont les « manières d'agir sont telles que quand elle veut donner de « l'amour à quelqu'un et lui faire perdre l'esprit, elle lui rit, « et, incontinent, il s'approche d'elle et elle l'attire à elle et « l'afTole damour, de sorte qu'il perd l'esprit sur Tlieure et « court vagabond par le pays. Plusieurs personnes l'ont veue « tournoyer autour de la pyramide sur le midy et environ « soleil couchant (3) ». La nymphe de notre conte est nue et (1) Maspero, Éludes Êf/i/pliennes, t. 11, p. 106-110. (2) Chabas, Le Papyrus magique Harris, Chaloa-sur-Saône, 1860, p. 20 sqq., 92 sqq. (3) L'Egypte de Mvktadi fils dv Gapiiipiie, ou il est traité des Pyramides, du débordement du Nil, et des autres merueilles de cette Prouince, selon 234 FRAGMENT d'uN CONTE FANTASTIQUE son teint ne saurait se décrire ; était-il rose comme celui de la Nitocris que la tradition d'époque grecque logeait dans la Pyramide de Mykérinos ? Une autre légende, que je trouve chez les historiens arabes de TÉgypte, présente également de l'analogie avec Fépisode raconté dans notre fragment (1). Les Arabes attribuent souvent la fondation d'Alexandrie à un roi Gébire et à une reine Charobe, dont les historiens occidentaux n'ont jamais entendu parler. Tandis que Gébire s'évertuait à construire la ville, son berger menaiJ. paître au bord de la mer des troupeaux qui fournissaient de lait la cuisine royale. « Un « soir, comme il remettait ses bêtes entre les mains des « bergers qui lui obéissaient, lui, qui était beau, de bonne « mine et de belle taille, vit une belle jeune dame sortir de la « mer, qui venait vers lui, et qui, s'étant approchée de lui de « fort près, le salua. Il lui rendit le salut, et elle commença à « parler à lui avec toute la courtoisie et civilité possible, et lui « dit : «0 jeune homme, voudriez-vous lutter contre moi pour « quelque chose que je mettrai en jeu contre vous ? « — Que voudriez-vous mettre en jeu? répondit le berger. „ — Si vous me terrassez, dit la jeune dame, je serai « à vous, et vous ferez de moi ce qu'il vous plaira ; et si « je vous terrasse, j'aurai une bête de votre troupeau ». La lutte se termina par la défaite du berger. La jeune dame revint le lendemain et les jours suivants. Comment elle terrassa de nouveau le berger, comment le roi Gébire, voyant disparaître ses brebis, entreprit de lutter avec elle et la terrassa à son tour, cela n'est-il pas écrit en V Egypte de Murtadi, fils du Gaphiphe, de la traduction de M. Pierre Vattier, docteur en médecine, lecteur et professeur du roi en langue arabique? Je pense que la belle femme du conteur égyptien adressait à notre berger quelque proposition du genre de celle que la jeune dame du conteur arabe faisait au sien. Le conte du ISau- fragc nous avait déjà montré un serpent doué de la parole et les opinions et traditions des Arabes. De la traduction de M. Pierre Vat- tier, Docteur en Médecine, Lecteur et professeur du Roy en Langue Ara- bique. Svr un Manuscrit Arabe tiré de la Bibliothèiiue de feu Monseigneur le Cardinal Mazarin. A Pahis, chez Lovys Billaixe, au second pillier de la grande Salle du Palais, à la Palme, et au grand César, m.dc.lxvi. Avec Privilège du Roy. Inl2, p. 6o sqq. (1) L'Egypte de Murtadi, fils du Gaphiphe, p. 143 sqq. FRAGMENT d'uN CONTE FANTASTIQUE 235 seigneur d'une île enchantée (1) ; le fragment de Berlin nous présente une nymphe, dame d'un étang. Pour peu que le hasard favorise nos recherches, nous pouvons nous attendre à retrouver dans la littérature égyptienne tous les êtres fantas- tiques de la littérature arabe du moyen âge. (1) Cfr. plus haut, p. 87 sqq. du présent volume. LA QUERELLE D'APOPI ET DE SAQXOUNRI (xix^ dynastie) Ce récit couvre ce qui reste des premières pages du papyrus Salliern'^ i . On lui a longtemps attribué la valeur d'un docu- ment historique ; le style, les expressions employées, le fond même du sujet, tout indique un romaa où les rôles princi- paux sont tenus par des personnages empruntés aux livres d'histoire, mais dont la donnée est presque entière de l'imagi- nation populaire. Champollion vit deux fois le papyrus chez son premier pro- priétaire, M. Sallier, d'Âix en Provence, en 1828 quelques jours avant son départ pour FÉgypte, et en 1830 au retour; les notes publiées par Salvolini prouvent qu'il avait reconnu, sinon la nature même du récit, du moins la signification histo- rique des noms royaux qui s'y trouvent. Le manuscrit, acheté en 1839 par le British Muséum, fut publié en fac-similé dès 1841 dans les Select papyri (1); la notice de Hawkins, rédigée évidemment sur les indications de Birch, donne le nom de l'antagoniste d'Apôphis que Champollion n'avait pas lu, mais elle attribue le cartouche d'Apôphis au roi Phiôps de la V* dy- nastie. E. de Rougé est le premier qui ait discerné vraiment ce que contenaient les premières pages du papyrus. Dès 1847, il rendit à Saqnounrî sa place réelle sur la liste des Pharaons; en 1854, il signala la présence du nom d'Hàouàrou dans le (1) Select Papyri, t. I. pi. I sqi(. LA QUERELLE d'aPÔPI ET DE SAQNOUNRÎ 237 fragment, et il inséra dansV A thénœum Français (l) uneanalyse assez détaillée du document. La découverte fut popularisée en Allemagne par Brugsch, qui essaya d'établir le mot à mot des trois premières lignes (2), puis en Angleterre par Goodwin, qui crut pouvoir risquer une traduction complète (3). Depuis lors, le texte a été souvent étudié, par Ghabas (4), par Lushing- ton (5), par Brugsch (6), par Ebers (7). Goodwin, après mûr examen, émit timidement l'avis qu'on pourrait bien y trou- ver non pas une relation exacte, mais une version roma- nesque des faits historiques [S). C'est l'opinion à laquelle je me suis rallié et qui paraît avoir prévalu dans l'école. La transcription, la traduction et le commentaire du texte sont donnés tout au long dans mes Éludes égyptiennes (9). 11 m'a semblé que les débris subsistants permettent de réta- blir les deux premières pages presque en entier. Peut-être Fessai de restitution que je propose paraîtra-t-il hardi même aux égyptologues : on verra du moins que je ne l'ai point entre- pris à la légère. L'analyse minutieuse de mon texte m'a con- duit aux résultats que je soumets à la critique. Il arriva que la terre d'Egypte fut aux Impurs (10), et, comme il n'y avait point de seigneur v. s. f. roi ce jour- (1) Athénœum Français, 1854, p. 532. (2) Brugsch, JEgyptische Studien, II. Ein /Er/yptisches Datum uber die Hyksoszeit, p. 8-21, ia-S», Leipzig, 1854, Extrait de la Zeitschrift der Deutschen Moryenlàndiscken Gesellschaft, t. IX. (3) Goodwin, Iliei-utic Papyri, dans les Cambridge Essays, 1858, p. 243- 245. (4) Ghabas, les Pasteurs en Egy;>le, Amsterdam, 18G8, in-4°, p. 16-18. (5) Lushington, Fragment of the First Sallier Papyrus, dans les Trans- actions of the Society of Biblical Archœology, t. IV, p. 263-266, repro- duit dans les Records of the Past. l" série, t. viii, p. 1-4. (6; Brugsch, Histoire d'Egypte, in-4*, 1859, p. 78 sqq., et Geschichle JEgyptens, in-8», 1878, \). 222-226; cfr. Tanis und Avaris àtins la Zeits. fur allg. Erdkunde, nouvelle série, t. XIV, p. 81 sqq. (7) Ebers, ^Egypten und die Bûcher Moses, 1868, p. 204 sqq. (8) Bunsen, Egypfs Place, t. IV. p. 671. (9) Maspero, Études Égyptiennes, t. I, p. 195-216. (10) C'est l'une des épithètes injurieuses que le ressentiment des scribes prodiguait aux Pasteurs et aux autres peuples étrangers qui avaient oc- cupé l'Egypte ; cfr. p. 139, note 1. 238 L\ QUERELLE d'aPÔPI ET DE SAQNOUNRÎ là, il arriva donc que le roi Saqnounrî (1), v. s. f,, fut souverain v. s. f. du pays du Midi, et que le fléau des villes Râ-Apôpi, v. s. f., était chef du Nord dans Hâouâ- rou (2) ; la Terre Entière lui rendait tribut avec ses pro- duits manufacturés et le comblait aussi de toutes les bonnes choses du Tomouri (3). Voici que le roi Râ-Apôpi, V. s. f., se prit Soutekhou pour maître, et il ne servit plus aucun dieu qui était dans la Terre-Entière si ce n'est Soutekhou, et il construisit un temple en travail excellent et éternel à la porte du roi Râ-Apôpi, v. s. f., et il se leva chaque jour pour sacrifier des victimes quoti- diennes à Soutekhou, et les chefs vassaux du souverain, V. s. f., étaient là avec des guirlandes de fleurs, exacte- ment comme on faisait pour le temple de Phrâ Harma- khis. Et le roi Râ-Apôpi, v. s. f-, songea à envoyer un message pour l'annoncer au roi Saqnounrî, v. s. f., le prince de la ville du Midi (4). Et beaucoup de jours après cela, le roi Râ-Apôpi, v. s. f.,fit appeler ses grands chefs... Le texte s'interrompt ici pour ne plus reprendre qu'au début de la page 2 : au moment où il reparaît, après une lacune presque complète de cinq lignes et demie, nous trouvons des phrases qui appartiennent évidemment au message duroi Apôpi. Or, des exemples nombreux, empruntés aux textes romanes- ques comme aux textes historiques, nous apprennent qu'un message confié à un personnage est toujours répété par lui presque mot pour mot : nous pouvons donc assurer que les deux lignes mises, à la page 2, dans la bouche defenvoyé, figuraient (1) C'est la prononciation la plus prolmble du prénom que Ton transcrit ordinairement Râskenen. Trois rois d'Egypte ont porté ce prénom, deux du nom de Tiouâou, im du nom de Tiouâqen, qui régnait quelques an- nées avant Ahmosis (2^ Hiouàrou, l'Avaris de Manéthon, était la forteresse des Pasteurs en Egypte. E. de Rougé a prouvé que Hàouârou était un des noms de Tanis, le plus commun aux époques anciennes. (3) La Basse-Egypte, le Pays des canaux \ cf. p. 120, note 2. (4) La ville du Midi est Thèbes. LA QUERELLE d'aPÔPI ET DE SAQNOUNRÎ 239 déjà parmi les lignes perdues de la page 1, et de fait, le petit fragment isolé qui figure au bas du fac-similé porte des débris de signes qui répondent exactement à l'un des passages du message. Cette première version était donc mise dans la bouche des conseillers du roi; mais qui étaient ces conseillers? Etaient- ce les grands princes qu'il faisait appeler aupoint où j'ai arrêté le texte? Non, car dans les fragments conservés de la ligne 7 on lit le nom des scribes savants, et à la ligne 2 de la page 2, il est affirmé expressément qu'Âpùpi envoya à Saqnounrî le mes- sage que lui avaient dit ses scribes savants. Il convient donc d'ad- mettre qu'Apôpi, ayant consulté ses chefs civils et militaires, ils lui conseillèrent de s'adresser à ses scribes. Le discours de ceux- ci commence à la fin de la ligne 7 avec l'exclamation de ri- gueur : 0 suzerain, notre maître ! En résumé, pour toute cette première partie de la lacune, nous avons une délibération très semblable à celle qu'on rencontre plus bas à la cour de Saq- nounrî et dans le Conte des deux Frères, quand Pharaon veut savoir à qui appartient la boucle de cheveux qui parfumait son linge (1). Je reprends donc : Et beaucoup de jours après cela, le roi Râ-Apôpi, v. s. f., fît appeler ses grands chefs, aussi ses capitaines et ses généraux avisés, mais ils ne surent pas lui donner un discours bon à envoyer au roi Saqnounrî, v. s. f. , le chef du pays du Midi. Le roi Apùpi, v. f. s., fit donc appeler ses scribes magiciens. Ils lui dirent : « Suzerain, v. s. f., notre maître » (2) et ils donnèrent au roi Râ-Apôpi, v. s. f., le discours qu'il souhaitait : « Qu'un messager aille « vers le chef de la ville du Midi pour lui dire : Le roi Râ- « Apôpi, V. s. f., t'envoie dire : a Qu'on chasse sur Tétang « les hippopotames qui sont dans les canaux du pays, « afin qu'ils laissent venir à moi le sommeil, la nuit et le » jour » Voilà une portion de la lacune comblée d"une manière cer- taine, au moins quant au sens; mais il reste, au bas de la page, (1) Voir plus haut, p. 13-14 du présent volume. (2) Cette ligne devait renfermer un compliment à l'adresse du roi. 240 LA QUERELLE d'aPÔPI ET DE SAQNOLNRÎ une bonne ligne et demie, peut-être même deux lignes et plus à remplir. Ici encore, la suite du récit nous permet de rétablir le sens exact, sinon la lettre, de ce qui manque dans le texte. On voit, en effet, qu'après avoir reçu le message énoncé plus haut, le roi Saqnounrî assemble son conseil qui demeure per- plexe et ne trouve rien à répondre ; sur quoi le roi Apôpi envoie une seconde ambassade. 11 est évident que l'embarras des Thébains et leur silence étaient prévus par les scribes d'Apôpi, et que la partie de leur discours, qui nous est conservée tout au haut de la page 2, renfermait la fin du second message qu'Apôpi devait envoyer, si le premier restait sans réponse. Dans les contes analogues, où il s'agit d'une chose extraordi- naire que l'un des deux rois doit accomplir, on énonce toujours la peine à laquelle il devra se soumettre en cas d'insuccès. Il en était bien certainement de même dans notre conte, et je propose de restituer comme il suit : (c II ne saura que répondre ni en bien ni en mal ! alors '( tu lui enverras un autre message : « Le roi Râ- Apôpi, « V. s. f., t'envoie dire : « Si le chef du Midi ne peut pas ré- « pondre à mon message, qu'il ne serve d'autre dieu que « Soutekhou! Mais s'il y répond, et qu'il fasse ce que je « lui dis de faire (1), alors je ne lui prendrai rien, et je ne « m'inclinerai plus devant aucun autre dieu du pays « d'Egypte qu'Amonrâ, roi des dieux ! » Et beaucoup de jours après cela, le roi Râ-Apôpi, v. s. f., envoya au prince du pays du Sud le message que ses scribes magiciens lui avaient donné; et le messager du roi Râ-Apôpi, v. s. f., arriva chez le prince du pays du Sud. Celui-ci dit au messager du roi Râ-Apôpi, v. s. f. : « Quel message apportes-tu au pays du Sud ? Pourquoi « as-tu accompli ce voyage 7 » Le messager lui dit : « Le « roi Râ-Apôpi, v. s. f., t'envoie dire : « Qu'on chasse sur « l'étang les hippopotames qui sont dans les canaux du « pays afin qu'ils laissent venir à moi le sommeil de jour (1) La partie conservée du texte commence en cet endroit. LA. QUERELLE d'aPÔPI ET DE SAQNOUNRÎ 241 « comme de nuit » Le chef du pays du Midi fut frappé de stupeur et il ne sut que répondre au messager du roi Râ-Apôpi, V. s. f. Le chef du pays du Midi dit donc au mes- sager « : Voici ce que ton maître, v. s. f., envoie pour... « le chef du pays du Midi les paroles qu'il m'a « envoyées... ses biens... » Le chef du pays du Midi fit donner toute sorte de bonnes choses, de la viande, du gâ- teau, des , du vin, au messager, puis il lui dit : « Retourne dire à ton maître : tout ce que tu as dit, « je l'approuve » Le messager du roi Râ-Apôpi, V. s. f., se mit à marcher vers le lieu où était son maître, V. s. f. Voici que le chef du pays du Midi fit appeler ses grands chefs, aussi ses capitaines et ses généraux avisés, et il leur répéta tout le message que lui avait envoyé le roi Râ-Apôpi, V, s. f. Voici qu'ils se turent d'une seule bouche pendant un long moment, et ils ne surent que répondre ni en bien ni en mal. Le roi Râ-Apôpi, v. s. f., envoya au chef du pays du Sud l'autre message que lui avaient donné ses scribes magiciens Il est fâcheux que le texte s'interrompe juste en cet endroit. Les trois Pharaons qui portent le nom de Saqnounrî régnaient à une époque troublée et ils avaient dû laisser des souvenirs vivaces dans l'esprit de la population thébaine. C'étaient des princes remuants et guerriers, dont le dernier avait péri de mort violente peut-être en se battant contre les Hyksôs. Il s'é- taitrasé la barbe le matin même, en « se parant pour le combat comme le dieu Montou » , ainsi que disaient les scribes égyptiens. Son courage l'entraîna trop avant dans la mêlée : il fut entouré et abattu avant que les siens eussent le temps de le dégager. Un coup de hache lui enleva une partie de la joue gauche, lui découvrit les dents, lui fendit la mâchoire, le renversa à terre étourdi ; un second coup pénétra profondément dans le crâne, une dague ou une lance courte lui creva le front vers la droite, un peu au-dessus de l'œil. Les Égyptiens reconquirentle corps 16 242 LA. QUERELLE d'aPÔPI ET DE SAQNOUNRÎ et rembaumèrent à la hâte, à demi décomposé, avant de l'en- voyer à Thèbes, au tombeau de la famille. Les traits respirent encore la rage et la fureur de la lutte ; une grande plaque blan- châtre de cervelle épandue couvre le front, les lèvres rétractées en cercle laissent apercevoir la mâchoire et la langue mordue entre les dents (1). L'auteur de notre conte avait-il mené son récit jusqu'à la fin tragique de son héros? Le scribe à qui nous devons le manuscrit Sallier n" 1 avait eu bien certainement l'intention de terminer son histoire : il en avait recopié les dernières lignes au verso d'une des pages, et il se préparait à continuer quand je ne sais quel accident vint l'interrompre. Peut-être le professeur, sous la dictée duquel il paraît avoir écrit, ne connaissait-il pas la fin lui-même. J'ai déjà indiqué, dans V Introduction, quelle était la conclusion probable : le roi Saqnounrî, après avoir hésité longtemps, réussissait à se tirer du dilemme embarrassant où son puissant rival avait prétendu l'enfermer. Sa réponse, pour s'être fait attendre, ne devait guère être moins bizarre que le message d'Apôpi, mais rien ne nous permet de conjecturer ce qu'elle était. (1 , Maspero, Z-es Momies royales d'Egypte récemment mises au jour, p. 14-13. FRAGMENTS D'UNE HISTOIRE DE REVENANT (xx'' dynastie) Ils nous ont été conservés sur quatre tessons de pot, dont un est aujourd'hui au Louvre et un autre au Musée de Vienne; les deux derniers sont au Musée Égyptien de Florence. L'Ostracon de Paris est formé de deux morceaux recollés en- semble et portant les débris de onze lignes. Il a été traduit, mais non publié, par Dévéria, Catalogue des manuscrits égyp- tiens du Musée du Louvre, Paris, 1872, p. 208, et le cartouche qu'il renferme étudié par Lincke, Ueber einem nocfi nicht erklàrten Konigsnamen auf eneim Ostracon des Louvre^ dans le Recueil de Travaux relatifs à la philologie et à Varchéologie Égyptienne et Assyrienne, 1880, t. II, p. 85-89. Cinq lignes du texte ont été publiées en fac-similé cursif par Lauth, qui lit le nom royal Rà-Hap-Amh et le place dans la IV* dynastie (Manetho und der 7 uriner Konigspapyrus , p. 187) ; enfin l'en- semble a été donné par Spiegelberg, Varia, dans le Recueil des Travaux, t. XVI, p. 31-32. Les deux fragments de Florence portent, sur le Catalogue de Migliarini, les numéros 2610 et 2617. Ils ont été photographiés en 1876 par Golénischeff, puis transcrits d'une manière incomplète par Erman dans la Zeits- chrift (1880, 3^ fasc), enfin publiés en fac-similé, transcrits et traduits par Golénischefi", Notice sur un Ostracon hiératique du Musée de Florence (avec deux planches), dans le Recueil, 1881, t. III, p. 3-7. J'ai joint au mémoire de Golénischefi" une 244 FRAGMENTS d'uNE HISTOIRE DE REVENANT note additionnelle [Recueil, t. III, p. 7) qui renferme quelques corrections. Les deux fragments de Florence ne donnent en réalité qu'un seul texte, car l'Ostracon 2017 parait n'être que la copie de l'Ostracon 2616. Enfin l'Ostracon de Vienne a été découvert, publié et traduit par E. de Bergmann, dans ses Bie- ratische und Bieralisch-Demotische Texte der Sainmlung yEfjyp- tischer Alterthûmer des Allerhôchsten Kaiserhauses, Vienne, 1886, pi. IV, p. VI. Il est brisé par le milieu et la moitié de chaque ligne a disparu. Il est impossible de deviner quelle était la donnée principale du conte. Plusieurs personnages y jouaient un rôle, un grand- prêtre d'Amon Thébain, Khonsoumhabi, troishommessansnom, et un revenant qui parle en fort bons termes de sa vie d'autre- fois. L Ostracon de Paris paraît nous avoir conservé un frag- ment du début. Le grand-prêtre Khousoumhabi semble préoc- cupé de l'idée de trouver un emplacement convenable pour son tombeau. Il envoya un de ses subordonnés à l'endroit où s'élevait le tombeau du roi de la Haute et de la Basse-Egypte, Râ- hotpou, V. s. f. (1), et avec lui des gens sous les ordres du grand-prêtre d'Amonrâ, roi des dieux, trois hommes, en tout quatre hommes : celui-ci s'embarqua avec eux, il na- vigua, il les amena à l'endroit indiqué^ auprès du tombeau du roi Râhotpou, v. s. f. Ils s'en approchèrent avec elle, ils y pénétrèrent : elle adora vingt-cinq... dans la royale... contrée, puis, ils vinrent au rivage, et ils naviguèrent vers Khonsoumhabi, le grand-prêtre d'Amonrâ, roi des dieux, et ils le trouvèrent qui chantait les louanges du dieu dans le temple de la ville d'Amon. (1) Le nom de Râhotpou a été porté par un roi obscur de la XVI* ou de la XVII» dynastie, dont le tombeau paraît avoir été situé à Tlièbes, dans le même quartier de la Nécropole où s'élevaient les pyramides des sou- verains de la XI«, de la XIII*, de la XIV« dynastie et des dynasties sui- vantes, vers Drah-Abou'l-Nefçgah. C'est probablement de ce Râhotpou qu'il est question dans notre texte. FRAGMENTS d'uNE HISTOIRE DE REVENANT 245 Il leur dit : « Réjouissons-nous, car je suis venu et j'ai « trouvé le lieu favorable pour y établir mon séjour à per- « pétuitél » Les trois hommes lui dirent d'une seule bouche : « Il est trouvé le lieu favorable pour y établir ton « séjour à perpétuité », et ils s'assirent devant elle, et elle passa un jour heureux, et son cœur se donna à la joie. Puis il leur dit : « Soyez prêts demain matin, quand le « disque solaire sortira des deux horizons ». 11 ordonna au lieutenant du temple d'Amon de loger ces gens-là, il dit à chacun d'eux ce qu'il avait à faire et il les fit revenir se coucher dans la ville le soir. Il établit... Dans les fragments de Florence, le grand-prêtre se trouve en tête-à-tête avec le revenant, et peut-être est-ce en faisant creuser le tombeau plus ancien, dont les hôtes se sont mis à causer avec lui. Au point où nous prenons le texte, une des momies semble raconter sa vie terrestre au premier prophète d'Amon. « Je grandissais et je ne voyais pas les rayons du so- ft leil, et je ne respirais pas le souffle de l'air, mais l'obs- « curité était devant moi chaque jour, et personne ne me « venait trouver ». L'esprit lui dit : « Moi, quand j'étais « encore vivant sur terre, j'étais trésorier du roi Râhotpou, « V. s. f., j'étais aussi son lieutenant d'infanterie. Puis, je « passai en avant des gens et à la suite des dieux (i), et « je mourus en l'an XIV, pendant les mois de Shomou (2) « du roi Manhapouri, v. s. f. Il me fit mes quatre enve- « loppes et mon sarcophage en albâtre ; il fit faire pour « moi tout ce qu'on fait à un homme de qualité, il me donna « des offrandes... » (1) Passer en avant des hommes et à la suite des dieux, c'est mourir. Le mort précède dans l'autre monde ceux qui restent sur terre et il va se ranger parmi ceux qui suivent Râ, Osiris, Sokaris ou quelqu'un des dieux funéraires. (2) L'année égyptienne était divisée en trois saisons de quatre mois chacune : celle de Shomou était la saison des moissons. 246 FRAGMENTS d'uNE HISTOIRE DE REVENANT Tout ce qui suit est fort obscur. Le mort semble se plaindre de quelque accident qui lui serait arrivé à lui-même ou à son tombeau, mais je ne vois pas bien quel est le sujet de son mé- contentement. Peut-être désirait-il simplement, comme Néno- ferképhlah dans le conte de Satni-Khàmoîs, avoir à demeure auprès de lui sa femme, ses enfants, ou quelqu'une des per- sonnes qu'il avait aimées. Son discours fini, le visiteur prend la parole à son tour. Le premier prophète d'Amonrâ, roi des dieux, Khon- soumhabi, lui dit : « Ah ! donne-moi un conseil excellent « sur ce qu'il convient que je fasse, et je le ferai faire pour « toi, ou du moins accorde qu'on me donne cinq hommes « et cinq esclaves, en tout dix personnes, pour m'apporter « de l'eau, et alors je donnerai du grain chaque jour, et « cela m'enrichira, et on m'apportera une libation d'eau « chaque jour ». L'esprit Nouîtbousokhnou (1) lui dit : « Qu'est-ce donc que tu as fait? Si on ne laisse pas le bois « au soleil, il ne restera pas desséché; ce n'est pas la « pierre vieillie qu'on fait venir... » Le prophète d'Amon semble, comme on voit, demander un service à l'esprit ; l'esprit de son côté ne paraît pas disposé à le lui accorder, malgré les promesses que e vivant lui fait. La conversation se prolongeait sur le même thème assez long- temps et je crois en trouver la suite sur l'Ostracon de Vienne. Khonsoumhabi désirait savoir à quelle famille appartenait l'un de ses interlocuteurs, et celui-ci satisfaisait amplement cette curiosité bien naturelle. L'esprit lui dit : « X... est le nom de mon père, X... le « nom du père de mon père, et X... le nom de ma mère ». Le grand-prêtre Khonsoumhabi lui dit : « Mais alors je « te connais bien. Cette maison éternelle où tu es, c'est (1) Ce nom signifie la demeure ne l'enferme point : peut-ôtre, au lieu d être le nom du mort, est-ce un terme générique servant à désigner les revenants. FRAGMENTS d'UME HISTOIRE DE REVENANT 247 « moi qui te l'ai fait faire ; c'est moi qui t'ai fait ense- « velir, au jour où tu as rejoint la terre, c'est moi qui « t'ai fait faire tout ce qu'on doit faire à quiconque est « de haut rang. Mais moi, voici que je suis dans la « misère, un mauvais vent d'hiver a soufflé la faim « sur le pays, et je ne suis plus heureux, mon cœur « ne déborde pas (de joie) comme le Nil... » Ainsi dit Khonsoumhabi, et après cela Khonsoumhabi resta là, en pleurs, pendant longtemps, sans manger, sans boire, sans... Le texte est criblé de tant de lacunes que je ne me flatte pas de l'avoir bien interprété partout. Il aurait été complet que la difficulté aurait été à peine moins grande. Je ne sais si la mode était chez tous les revenants égyptiens de rendre leur langage obscur à plaisir : celui-ci ne paraît pas s'être préoccupé d'être clair. Son discours est interrompu brusquement au milieu d'une phrase, et, à moins que Golénischeff" ne découvre quelque autre tesson dans un musée, je ne vois guère de chances que nous en connaissions jamais la fin, non plus que la fin de l'histoire. HISTOIRE D'UN MATELOT (ÉPOQUE PTOLÉMAÏQUe) Ce fragment est extrait du grand papyrus démotique de la Biblio- thèque nationale. Ce document, rapporté en Finance, au commence- ment du xix^ siècle par un des membres de l'expédition d'Egypte, était demeuré, jusqu'en 1873, perdu dans une liasse de papiers de famille. Offert par la librairie Maisonneuve à la Bibliothèque natio- nale de Paris, il fut acquis, sur mes instances, moyennant la faible somme de mille francs. Il est écrit sur les deux faces et il renferme plusieurs compositions d'un caractère particulier, prophéties messianiques, dialogues à demi religieux, apologues. Le seul fragment qui ait sa place biea nettement marquée dans ce recueil est celui dont je donne la tra- duction dans les pages suivantes. Le mérite d'en avoir découvert et publié le texte revient à M. Eugène Révillout, conservateur-adjoint au Musée égyptien du Louvre : Premier extrait de la Chronique Démotique de Paris : le roi Amasi et les Mercenaires, selon les données d'Hérodote et les renseignements de la Chronique dcins la Revue égyptologique , t. I, p. 49-82, et planche II, in-40, Paris, 1880, E. Leroux. Une vingtaine d'années plus tard, M. Révillout a donné de ce texte une traduction plus complète : E. Révillout, Hérodote et les Oracles Égyptiens, dans la Revue Égyp- tologique, t. IX, 1900, p. 2-3. Le roi Amasis eut, paraît-il, le privilège d'inspirer les conteurs égyptiens. Sa basse origine, la causticité de son esprit, la hardiesse de sa politique à l'égard des Grecs soulevèrent contre lui la haine tenace des uns si elles lui valurent l'admiration passionnée des autres . HISTOIRE d'un matelot 249 Hérodote recueillit sur son compte les renseignements les plus con- tradictoires et r/i«/o/rc(/i<-Wafe/o^ nous rend, dans la forme originale, une des anecdoctes qu'on racontait de lui. L'auteur prétend que le roi Amasis, s'étant enivré un soir, se réveilla, la tête lourde, le len- demain matin, et, ne se sentant pas disposé à traiter d'affaires sérieuses, demanda à ses courtisans si aucun d'eux ne connaissait quelque histoire amusante. Un des assistants saisit cette occasion de raconter les aventures d'un matelot. Le récit est trop tôt inter- rompu pour qu'on puisse juger de la tournure qu'il prenait. On peut supposer à la rigueur que le narrateur en tirait une morale appli- cable au l'oi lui-même : toutefois il me paraît assez vraisemblable que l'épisode du début n'était qu'un prétexte à histoire. Sans parler du passage du livre d Esther où Assuérus, ne pouvant dormir, se fait lire les annales de son règne, le premier roman égyjjtien de Saint- Pétersbourg commence à peu près de la même manière : le roi Sanofrouî assemble son conseil et lui demande une histoire (1). On me permettra donc de ne pas attacher à ce récit plus d'importance que je n'en ai accordée aux récits de Sinouhît ou de Thoutii. Il arriva un jour, au temps du roi Ahmasi, que le roi dit à ses grands : « 11 me plaît boire du brandevin « d'Egypte ! » Ils dirent : «Xotre grand maître, c'est dur de « boire du brandevin d'Egypte ». Il leur dit : « Est-ce que « vous trouveriez à reprendre à ce que je dis (2)? » Ils di- rent : « Notre grand maître, ce qui plaît au roi, qu'il « le fasse ». Le roi dit: « Qu'on porte du brandevin « d'Egypte sur le lac ! » Ils agirent selon l'ordre du roi. Le roi se lava avec ses enfants, et il n'y eut vin du monde avec eux, si ce n'est le brandevin d'Egypte ; le roi se dé- lecta avec ses enfants, il but du vin en très grande quan- tité, à cause de l'avidité que marquait le roi pour le bran- devin d'Egypte, puis le roi s'endormit sur le lac, le soir de ce jour-là, car il avait fait apporter un lit de repos sous une treille, au bord du lac. Le matin arrivé, le roi ne put se lever à cause de la (1; Voir plus haut, p. 23 de ce volume. (2) Litt. : «Est-ce que cela a mauvaise odeur ce que je vous dis? » 250 HISTOIRE d'un matelot grandeur de Tivresse dans laquelle il était plongé. Passée une heure sans qu'il pût se lever encore, les courtisans proférèrent une plainte disant : « Est-il possible que, s'il « arrive au roi de s'enivrer autant qu'homme au monde, « homme au monde ne puisse plus entrer vers le roi pour « une affaire (1) ? » Les courtisans entrèrent donc au lieu où le roi était et ils dirent : « Notre grand maître, quel « est le désir qui possède le roi ? » Le roi dit : « Il me « plaît m'enivrer beaucoup... N'y a-t-il personne parmi « vous qui puisse me conter une histoire, afin que je puisse « me tenir éveillé par là ? » Or, il y avait un Frère roysil (2) parmi les courtisans dont le nom était Péoun (3), et qui connaissait beaucoup d'histoires. 11 s'avança devant le roi, il dit : « Notre grand maître, est-ce que le roi ignore « l'aventure qui arriva à un jeune pilote à qui l'on donnait « nom... ? » Il arriva au temps du roi Psamitikou (4) qu'il y eut un pilote marié : un autre pilote à qui on donnait nom..., se prit d'amour pour la femme du premier, à qui on donnait nom Taônkh... (5), et elle l'aimait et il l'aimait. Il arriva qu'un jour le roi le fît entrer... ce jour-là. Passée la fête, un grand désir le prit... que lui avait donné le roi; il dit: « », et on le fit entrer en présence du roi. 11 arriva à sa maison, il se lava avec sa femme, il ne (1,1 Litt : « Est-ce chose qui peut arriver celle-là, s'il arrive que le roi « fasse ivresse d'homme tout du monde, que ne fasse pas homme tout du « monde entrée pour atlaire vers le roi? » (2) La lecture est douteuse. Le titre de Frère roijal, assez rare en Egypte, mar([uait un degré élevé de la hiérarchie nobiliaire. {3} La lecture du nom est incertaine. J'ai pris, parmi les signes connus, celui dont la figure se rapproche le plus de la forme donnée par le fac- similé de M. Revillout. (4) Le nom remplit la fin d'une ligne et est fort mutilé : j'ai cru recon- naître un P dans le premier signe, tel qu'il est sUr le fac-similé, et cette lecture m'a suggéré le nom de Psamitikou. (5) Litt. : « Prit amour d'elle-même on lui disait Taônkh (?) son nom, « un autre pilote était à lui nom... » HISTOIRE d'un matelot 251 put boire comme à l'ordinaire ; arriva l'heure de se coucher tous les deux, il ne put la connaître, par l'excès de la dou- leur où il se trouvait. Elle lui dit : « Que t'est-il arrivé « sur le fleuve?... » Lapublication d'un fac-similé exact nous permettrapeat-étre un jour de traduire complètement les dernières lignes. J'essaie- rai, en attendant, de commenter le petit épisode du début, ce- lui qui servait de cadre à l'histoire du Matelot. Le roi Ahmasi, l'Âmasis des Grecs, veut boire une sorte de li- queur que le texte nomme toujours /lolobi d'Egypte, sans doute par opposition aux liqueurs d'origine étrangère que le com- merce importait en grandes quantités. M. Révillout conjecture que le Kolohi dC Egypte pourrait bien être le vin âpre du Fayoum ou de Maréa (1). On pourrait penser que le Kolohi n'était pas fabriqué avec du raisin, auquel cas il y aurait lieu de le comparer à l'espèce de bière que les Grecs nommaient Koumi (2). Je suis assez porté à croire que ce breuvage, si dur à boire et dont l'ivresse rend le roi incapable de travail, n'était pas un vin naturel. Peut-être doit-on y reconnaître un vin sin- gulier dont parle Pline (3) et dont le nom grec ekbolas pour- rait être une assonance lointaine du terme égyptien kolohi. Peut- être encore désignait-on de la sorte des vins si chargés d'alcool qu'on pouvait les enllammer comme nous faisons l'eau-de- vie : c'est cette seconde hypothèse que j'ai admise et qui m'a décidé à choisir le terme inexact de brandevin pour rendre kolohi (4). La scène se passe sur un lac, mais je ne crois point qu'il s'agisse ici du lac Maréotis (5) ni d'aucun des lacs naturels du Delta. Le terme shi, lac, est appliqué perpétuellement, dans les écrits égyptiens, aux pièces d'eau artificielles dont les riches (1) Revue éfj'jptologique, t. I, p. 05, note 1; dans son .irticle du t. X, p. 2, il se décide pour le vin du Fayoum. (2) Dioscoride, De la matière médicale, t. II, ch. 109 et 110. (3) Pline, //. A'., xiv, 18. (4) M. GrolFa émis l'opinion que le kolobi était un vin cuit de qualité supérieure [Note sur le mot katoui du Papyrus Égypto-Araméen du Lou- vre, dans le Journal asiatique, Vlll* s., t. XI, p. 30o-306;. (5) Révillout, op. l., p. 65, note 2. 252 HISTOIRE d'un matelot particuliers aimaient à orner leur jardin (1). On souhaite sou- vent au mort, comme suprême faveur, qu'il puisse se promener en paix sur les rives de la pièce d'eau qu'il s'est creusée dans son jardin, et l'on n'a point besoin d'être demeuré longtemps en Egypte pour comprendre l'opportunité d'un souhait pareil. Les peintures des tombeaux thébains nous montrent le défunt assis au bord de son étang; plusieurs tableaux prouvent d'ailleurs que ces étangs étaient parfois placés dans le voisinage immé- diat de vignes et d'arbres fruitiers. L'une des histoires magiques que le conte de Chéops renferme nous a enseigné que les palais royaux avaient leur shi, tout comme les maisons de simples par- ticuliers 2). Ils étaient ordinairement de dimensions très res- treintes : celui de Sanofrouî était pourtant bordé de campagnes fleuries et il présentait assez de surface pour suffire aux évolu- tions dune barque montée par vingt femmes et par un pilote. L'auteur du récit démotique ne fait donc que rappeler un petit fait de vie courante, lorsqu'il nous dépeint Ahmasi buvant du vin sur le lac de sa villa ou de son palais et passant la nuit sous une treille au bord de l'eau (3). Un passage de Plutarque. où l'on raconte que Psammétique futlepremier àboire du vin (4), semble montrer qu' Ahmasi n'était pas le seul à qui l'on prêtât des habitudes de ce genre. Peut-être avait-on raconté de Psam- métique les mêmes histoires d'ivresse qu'on attribue ici à l'un de ses successeurs : l'auteur à qui Plutarque empruntait son renseignement aurait connu le Conte du Matelot ou un conte de cette espèce, dans lequel Psammétique I" tenait le person- nage du Pharaon ivrogne. Les récits d'Hérodote nous prouvent du moins qu'Amasis était, à l'époque persane, celui des rois saïtes à qui l'on prêtait le rôle le plus ignoble : c'était la con- séquence naturelle de la haine que lui portaient la classe sacerdotale et les partisans de la vieille famille saïte. Ces bruits avaient-ils quelque fondement dans la réalité, et les contes recueillis par Hérodote n'étaient-ils que lexagération maligne d'une faiblesse du prince? Les scribes égyptiens de- venaient éloquents lorsqu'ils discouraient sur l'ivresse et ils (1) Cfr. sur le lac, ce qui est dit p. 129, note 2. (2) Voir plus haut, p. 64 sqq. (3) Wilkinson, A popular Account of the Anlienl Egyplians, t. I, p. 25, 38, 42. (4) Plutarque, de Iside et Osiride, § 6. HISTOIRE d'un matelot 253 mettaient volontiers leurs élèves et leurs subordonnés en garde contre les maisons d'aimées et les hôtels où Ton boit de la bière (1). L'ivresse n'en était pas moins un vice fréquent chez les gens de condition élevée, même chez les femmes ; les pein- tres qui décoraient les tombeaux thébains n'hésitaient pas à en noter les effets avec fidélité. Si donc rien ne s'oppose à ce qu'un Pharaon comme Ahmasi ait eu du goût pour le vin, rien non plus, sur les monuments connus, ne nous autorise à affir- mer qu'il ait péché par ivrognerie. Je me permettrai, jusqu'à nouvel ordre, de considérer les données que le conte démo- tique et les contes recueillis par Hérodote nous fournissent sur son caractère comme toutaussi peu authentiques que celles que les histoires de Sésostris ou de Chéops nous fournissent sur le caractère de Khoufoui et de Ramsès II. (1) Papyj'us Anaslasi ii" IV, pi. XI, I. S S([(i., et Papyrus de Boidaq, t. I, pi. XVIl, 1. 6-11; cfr. Chabas, UÈgyptolorjie, t. I,p. 101 sqq. HISTOIRE DU BON TOUR QUE LE SCULPTEUR PÉTISIS JOUA AU ROI NECTONABO (ÉPOQUE PTOLÉMAIQLE) Le papyrus grec qui nous a conservé ce conte faisait primitive- ment partie de la collection Anastasi. Acquis par le musée de Leyde en 1829, il y fut découvert et analysé par : Reuvens, Lettres à M. Letronne s«/' les Papyrus bilingues et grecs et sur quelques autres monuments gréco-égyptiens du Musée d'antiquités- de Leyde, Leyde, 1830, in-4°, p. 76-79. Il fut ensuite publié entièrement, traduit et commenté par : Leemans, Papyri Orxci Musœi antiquari x>ublici Lugduni Batavi, Lugduni Batavorum, cidiocccxxxviii, p. 122-129. Il n'a jamais été étudié depuis lors. La forme des caractèi-es et la contexture du papyrus ont déterminé M. Leemans à placer la rédaction du morceau dans la se conde moitié du deuxième siècle avant notre ère. La partie conservée se compose de cinq colonnes de longueur inégale. La première, fort étroite, comptait douze lignes; il eu reste quelques mots qui permettent de rétablir par conjecture le titre du conte. La seconde et la quatrième comptaient vingt et une lignes chacune, la troisième vingt-quatre. La cinquième ne contient que quatre lignes, après lesquelles le récit s'interrompt brusquement au milieu d'une phrase, comme la Que- relle d'Apôpi et de Saqnounrîan Papyrus Sallier no i . Le scribe s'est amusé à dessiner un bonhomme contrefait au-dessous de l'écriture et il a laissé son histoire inachevée. HISTOIRE DU B0>" TOUR 255 Le sculpteur Pétisis nous est inconnu. Le roi Nectanébo, dont le nom est vocalisr ici Nectonabo, était célèbre chez les Grecs de l'époque alexandrine, comme magicien et comme astrologue : il était donc tout imliqué pourle rôle de rêveur que lui prête le conte. L'ouvi'age démotique d'oîij'ai extrait ÏHistoire du inatelot renierme de longues imprécations dirigées contre lui. Le roman d'Alexandre- écrit longtemps après par le pseudo-Callisthène, prétend qu'il fut père du conquérant Alexandre, aux lieu et place de Philippe le Ma- cédonien. Le conte de Leyde, rédigé deux cents ans environ après sa mort, est, jusqu'à présent, le premier connu des récits plus ou moins romanesques qui ont couru sur son compte dans l'antiquité et pen- dant la durée du Moyen Age. L'an XVI, dans la nuit du 21 au 22 Pharmouthi, on rap- porte que le roi Nectonabo, qui se trouvait alors à Mem- phis, après avoir fait un sacrifice et prié les dieux de lui montrer l'avenir, eut un songe de Dieu (1). Il lui sembla que le bateau de papyrus appelé Rhôps (2) en ég3^ptien abordait à Memphis : il y avait sur ce bateau un grand trône, et sur le trône était assise la glorieuse, la bien- faisante, la distributrice bienfaisante des fruits de la terre, la reine des dieux, Isis, et tous les dieux de l'Egypte se tenaient debout autour d'elle, à droite et à gauche (3). L'un d'eux s'avança au milieu de l'assemblée, celui dont la hauteur est estimée de vingt coudées, celui qu'on nomme Onouris en égyptien (4), Ares en grec, et, se prosternant, il parla ainsi : « Viens à moi, déesse, toi qui as le plus de « puissance parmi les dieux, toi qui commandes à tout (1) C'est-à-dire envoyé par les dieux pour lui montrer l'avenir. (2) L'équivalent hiéroglyphique do ce mot n'a jias encore été retrouvé certainement dans les textes : serait-ce remes vocalisé rôms'f (3) C'est la description exacte de certaines scènes assez fréquentes dans les temples d'éporpie ptolémaïque et romaine. (4) L'orthographe adoptée aujourd'hui pour ce nom est Anhour ou Anhouri. Anhouri est une des nombreuses variantes du dieu soleil ; il était adoré, entre autres, dans le nome Thinite et à Scbennytos. On le re- présente de forme humaine, la tétc surmoalée dune couronne de hautes plumes et perçant de la pique un ennemi terrassé. 256 HISTOIRE DU BON TOUR « ce qui est dans l'univers, toi qui préserves tous les « dieux, ô Isis, et écoute-moi dans ta miséricorde. Ainsi « que tu l'as réglé, j'ai gardé le pays sans faillir, et, « jusqu'à présent, le roi Nectonabo a tout fait en ma « faveur; mais Samaous, entre les mains de qui tu as « constitué l'autorité, a négligé mon temple et s'estmontré « contraire à mes ordres. Je suis hors de mon propre « temple, et les travaux du sanctuaire sont à moitié ina- « chevés par la méchanceté du gouverneur ». La reine des dieux, ayant ouï ce qui vient d'être dit, ne répondit rien. Le songe dissipé, le roi s'éveilla et il ordonna en hâte qu'on envoyât à Sebennytos, dans l'intérieur des terres, mander le grand-prêtre et le prophète d'Onouris. Quand ils furent arrivés au palais, le roi leur demanda : « Quels « sont les travaux qui restent à faire dans le sanctuaire « appelé Phersô (1)?» Us lui dirent : « Tout est terminé, « sauf la gravure des textes hiéroglyphiques sur les murs « de pierre ». Le roi ordonna en hâte qu'on écrivît aux principaux temples de l'Egypte pour mander les sculpteurs sacrés. Quand ils furent arrivés, selon l'ordre qu'ils avaient reçu, le roi leur demanda : « Qui est parmi vous « le plus habile, celui qui pourra terminer promptement « les travaux qui restent à exécuter dans le sanctuaire « appelé Phersô ? » Gela dit, un homme de la ville d'A- phrodite, du nome Aphroditopolite, se leva et dit qu'il pourrait terminer tous les travaux en cent jours (2). Le (1) L'équivalent hiéroglyphique de ce nom n'a pas encore été retrouvé dans les textes. (2) La reine Hashopsouîtou se vante d'avoir fait extraire de la carrière, près d'Assouan, transporter à Thèbes, sculpter, polir, ériger, le tout en sept mois, les deux grands obélisques de granit rose dont l'un est encore debout à l'entrée du sanctuaire du temple de Karnak. La rapidité avec laquelle on exécutait des travaux de ce genre était une marque d'habi- leté ou de pouvoir dont on aimait à se vanter. L'auteur de notre conte est donc dans la tradition purement égyptienne lorsqu'il nous représente son architecte fixant un délai très bref à l'accoaiplissement des travaux. HISTOIRE DU BON TOUR 257 roi interrogea de même tous les autres, et ils affirmèrent que Pétisis disait vrai, et qu'il n'y avait pas dans le pays entier un homme qui l'approchât en ingéniosité. C'est pourquoi le roi lui adjugea les travaux en question et ensemble de grandes sommes et lui recommanda d'être à l'ouvage sous peu de jours, car il avait à terminer l'entre- prise selon la volonté du dieu. Pétisis, après avoir reçu beaucoup d'argent, se rendit à Sébennytos afin de se divertir avant de se mettre à l'œuvre. Or, comme il se promenait avec le roi dans la partie méridionale du temple, selon.,., le 5 d'Athyr, il vit une fille, la plus belle des quatorze qui étaient au ser- vice... Le récit s'arrête au moment même où l'aetion s'engage. La rencontre faite par Pétisis et par le roi dans la partie méri- dionale du temple rappelle immédiatement à l'esprit celle que Satni avait faite sur le parvis du temple de Phtah (1). On peut en conclure, si l'on veut, que Fauteur avait introduit dans son roman une héroïne du genre de Tbouboui. Peut-être l'action reposait-elle entière sur l'engagement un peu fanfaron que l'architecte avait pris de terminer les travaux de Phersô en cent jours. Le dieu Onouris, mécontent de voir Pétisis débu- ter parle plaisir dans une œuvre sainte, ou simplement dési- reux de lui indiger une leçon, lui envoyait une fille d'origine surnaturelle qui lui faisait perdre tout son temps et tout son argent. Peut-être encore est-ce un rival qui, jaloux de ne pas avoir obtenu l'entreprise des travaux, tend un piège à Pétisis et le détourne de son devoir par les séductions d'une jeune fille attachée au temple. Si Ton n'accepte pas l'une ou l'autre de ces hypothèses, on peut être amené à croire que Pétisis abusait de la confiance qu'on lui témoignait pour tromper le roi : peut-être se ménageait-il, à l'exemple du maître maçon qui figure dans l'histoire de Rhampsinite, les moyens de parvenir secrètement, quand bon lui semblerait, (1) Voir p. 120 sqq. du présent -volume. 17 258 HISTOIRE DU BON TOUR au trésor du temple (i). Il y a place pour bien des conjectures. Le plus sûr est de ne s'arrêter à aucune d'elles et d'avouer que rien, dans les parties conservées, ne nous permet de déter- miner avec une certitude suffisante quelles étaient les péri- péties de l'action ou le dénoûment. (1) Voir p. 181 du présent volume. FRAGMENTS DE LA VERSION COPTE-THÉBAINE DU ROMAN d'aLEXANDRE (ÉPOQUE arabe) Les débris du roman d'Alexandre ont été découverts parmi les manuscrits du Déîr Amba Shenoudah, acquis en 1883-1887 fjourla Bibliothèque nationale de Paris. Trois feuillets en furent publiés par U. Bouriant, Fragments d'un roman d'Alexandre en dialecte thébain, dans le Journal asiatique, 1887, vni'= série, t. IX, p. 1-38, avec une planche ; tirage à part, in 8", 36 p. Puis trois autres, quehjues mois plus lard, par U. Bouriant, Fragments d'un roman d'Alexandre en dialecte thébain {Nouveau Mémoire) dans le Journal asiatique, viii<^ série, t. X, p. 340- 349; tirage à part, in-S", 12 p. Plusieurs feuillets provenant du même manuscrit se retrouvèrent bientôt après dans les différentes bibliothèques de l'Europe ; en 189i, un seul au British Muséum, qui fut publié par W. E. Cruni, Another fragment of the Slory of Alexander, dans les Proceedings de la Société d'Archéologie Biblique, 1892, t. XIV, p. 473-482 (tirage à part, in-8°, 10 p.) ; Deux à Berlin, qui furent signalés dès 1888, par L. Stern [Zeit- schrift, t. XXVI, p. 56), mais qui ne furent publiés que quinze ans plus tard, par 0. de Lemm, der Alexander-roman bei der Koptcr, ein Deilrag zur Geschichte der Alexandersage im Orient, gr. in-8°, Saint-Pétersbourg, 1903, t. XVIII 161 p. et deux planches. L'ensemble des fragments et leur disposition, la nature des épi- "260 FRAGMENTS DU ROMAN d'aLEXA>DRE sodés conservés et la constitution du texte ont été étudiés presque simultanément par 0. de Lemm dans l'ouvrage dont je viens de •citer le titre, et par R. Pietschmann, zii den Ueberbleibseln des Koptischen Alexander- buches, dans les Beitràfje zur Bilcherkunde und Philologie, Awjust Wilmanns zum 23 mârz 1903 geividmet, in-8°, Leipzig, 1903, p. 304-312, tirage à part, 12 p. Le manuscrit était écrit sur du papier de coton, mince et lisse, et mesurait environ 0 m. 18 de hauteur sur 0 m. 125 de largeur. L'écriture en est écrasée, petite, rapide ; leslettres y sont déformées, l'orthographe y est corrompue, la grammaire parfois fautive. Il me paraît difficile d'admettre que le manuscrit soit antérieur au xiv'= siècle, mais la rédaction de l'ouvrage pourrait remonter jus- •qu'au xe siècle ou au xi<= siècle après notre ère. Autant qu'on peut en juger d'après le petit nombre de fragments qui nous ont été conservés, notre roman n'est pas la reproduction pure et simple de la vie d'Alexandre du Pseudo-Caliisthènes. Ce qui reste des chapitres consacrés à l'empoisonnement d'Alexandre est tellement voisin du grec qu'on dirait une traduction. D'autre part, les fi'agments relatifs au vieillard Éléazar et à ses rap- ports avec Alexandre, au songe de Ménandre et au retour im- prévu du héros macédonien dans son camp, ne répondent pas aux -versions du Pseudo-Callisthènes publiées jusqu'à présent. Je conclus de ces observations qu'entre le moment où les rédactions que nous possédons du Pseudo-Callisthènes ont été fixées et celui où notre traduction thébaine a été entreprise, le texte du roman s'était accru d'épisodes nouveaux, propres sans doute à l'Egypte ou à la Syrie : c'est cette recension, encore inconnue, que nos fragments nous ont transmise en partie. Etait-elle en copte, en grec ou en arabe? Je crois quelexamen du texte nous permet de répondre aisément à cette question. Ce que nous avons du copte a tous les caractères d'une traduction : or, dans le récit du complot contre Alexandre, la phrase copte suit si exactement le mouvement de la phrase grecque qu'il est impossible de ne pas admettre qu'elle latranscrive. J'admettrai donc jusqu'à nouvel ordre que notre texte copte thébain a été traduit directement sur un texte grec, et, par suite, qu'on peut s'attendre à découvrir un jour une ou plusieurs versions grecques plus complètes que les versions connues actuellement. Elles auront sans doute été confinées à l'Egypte, et c'est pour cela qu'on ne trouve dans les recensions occidentales aucune trace de plusieurs épisodes que les feuillets du manuscrit copte nous ont révélés en partie. L'ordre des fragments publiés ci-joint est celui que leur a donné 0. de Lemm, et ma traduction a été faite sur le texte qu'il a établi FRAGMENTS DU ROMAN d'aLEXANDRE 2Gt Les premiers feuillets conservés ont trait à une aventure qui n'est racontée dans aucune des versions orientales ou occiden- tales que je connais jusqu'à présent. Alexandre s'est déguisé en messager, comme le jour où il alla chez la reine d'Ethio- pie 1^1), et il s'est rendu dans une ville où règne un de ses en- nemis, probablement le roi des Lamites ;2;. Là, après avoir exposé laflaire qui l'amène, il rencontre un vieillard perse (3) du nom d'Éléazar, qui l'emmène avec lui et lui apprend que le- roi ne renvoie jamais les messagers des souverains étrangers, mais qu'il les garde prisonniers jusqu'à leur mort. Les messa- gers sont là qui se pressent pour voir le nouveau venu : au mo- ment où le récit commence, Alexandre vient de leur être pré- senté et Éléazar achève de l'informer du sort qui l'attend. Il dit à Alexandre : « Demande à chacun de ceux-ci :. « depuis combien de temps es-tu en ce lieu ? » Le premier d'entre eux dit : « Ecoute-moi, mon frère. Je suis du « pays de Thrace, et voici quarante ans que je suis venu « en cet endroit, car on m'avait envoyé avec des lettres « en ce pays ». Le second dit : « Quant à moi, mon frère,. « voici vingt-deux ans que j'ai accomplis depuis que je « suis venu du pays des Lektoumenos (4) » . Le troisième lui dit : « Voici soixante-six ans que je suis venu en ce lieu,. « car on m'avait envoyé avec des lettres de mon seigneur « le roi... es. Maintenant donc, console-toi ! » Eléazar (1) Dans le Pseudo-Callisthènes (II, 14', il s'était déguisé en Hermès pour se rendre à la cour de Darius. (2) C'est Ihypothèse très vraisemblable de Lemm [der Alexandervo- man, p. 20). i3) Selon l'hypothèse très vraisemblable de Lemm [der Alexanderro- man, p. 22-23), le mot vieillard du copte n'est ijue la traduction litté- rale du mot qui se trouvait dans l'original grec, nsî'jjîj; : Éléazar était en réalité l'ambassadeur des Perses auprès du roi des Lamites. (4) Si nous n'avons pas ici un mot inventé de toutes pièces, il faut du moins admettre <|ue le copiste copte a singulièrement défiguré le nom du. peuple qu il trouvait dans cet endroit de l'original grec. Lektoumenos, prononcé Lekdoumenos, renferme tous les éléments du grec Lakedaemo- nios. Je pense qu'il s'agit ici d'un envoyé Lacédémonien. ^62 FRAGMENTS DU ROMAN d'aLEXANDRE dit à Alexandre : « J'ai entendu que c'est le fils « du roi qui est roi aujourd'hui. Quant à toi, mon frère, « tu ne reverras plus ton maître, ton roi, à jamais ». Alexandre pleura amèrement, tous ceux qui le voyaient s'en admirèrent et quelques-uns de la foule dirent : « Il « ne fait que d'arriver tout droit et son cœur est encore « chaud en lui ! » Eléazar, le vieillard perse, il se saisit d'Alexandre, il l'emmena à sa maison. Les messagers le suivirent et ils s'assirent; chacun parla de son paj-s et ils se lamentèrent sur leur famille, et ils pleurèrent sur Alexandre qui pleurait... Monseigneur... Eléazar dit... Je ne saurais définir exactement ce qui se passe ensuite. Dans le gros, on peut dire qu'Alexandre réussit à prendre la ville des Lamites et à délivrer les prisonniers qui sy trouvaient. Un des feuillets conservés nous apprend ce qu'il fit à cette occasion : Il prit le commandement des troupes ; il les envoya avec des hommes qu'on crucifia, tandis qu'on enchaînait les femmes par groupes. Alexandre commanda à ses troupes de se tenir à la porte de la ville et de ne laisser sortir personne. Or, quand l'aube fut venue, le vieillard Eléazar fit porter un vêtement royal, et tous les mes- sagers qui étaient là, il les chargea de la sorte, d'or, d'argent, de pierres précieuses de choix qu'on avait trouvées dans le palais en question, de sardoines, de to- pazes, de jaspe, d'onyx, d'agathe, d'ambre, de chysolithe, de chrysoprase, d'améthyste ; — or, cette pierre qui est l'améthyste, c'est celle avec laquelle on essaie l'or. Puis on dépouilla les Lamites (1), et ils sortirent de la ville, (1) Les Lamites sont mentionnés dans le martyre de saint Jean de Pha- nizoît (Amélineau, Un Document copte du XIII' siècle, Marlijre de Jean de Pkanidjoit, p. 20, 52, 05) oùle mot estune abréviation pour /s/ami/ès, Musul- man (Lemm, der Alexanderroman, p. 41). Ici on doit y reconnaître une airéviation i'Élamitès, comme Bouriant l'avait vu et comme Lemm la FRAGMENTS DU ROMAN d'aLEXANDRE 263 et il établit lôdaô pour la gouverner (1). Alexandre dit : « ... Le discours d'Alexandre manque. Il n'était pas long, mais la perte en est d'autant plus fâcheuse qu'il terminait l'épisode. Au verso du feuillet, nous sommes déjà engagés dans une aventure nouvelle dont le héros est un certain Antipater. Cet Antipaler paraît avoir été le fils d'un des messagers qui se trouvaient chez les Lamites, et ce messager lui-même était roi d'une ville sur laquelle Antipater régnait présentement. Le père, délivré par Alexandre et se doutant bien que sa longue captivité l'avait fait oublier, ne voulut pas rentrer ouvertement dans ses États. Il prit les vêtements d'un mendiant, et il dit : « J'éprou- « verai tous les notables (2) qui sont dans la ville et je saurai « ce qu'ils font ». Il entra donc dans la ville et il s'y assit en face la maison du roi. Le roi ne l'avait jamais vu, il savait seulement que son père était depuis soixante-dix-sept ans avec les Lamites. Il n'interpella donc pas le vieillard^ car il ne savait pas qu'il était son fils, et d'autre part le vieillard ne savait pas que c'était son père, l'homme qui était là enve- loppé dans un manteau. Mais, voici, une femme l'interpella et lui dit : « Antipater, pourquoi ne vas-tu pas chercher ton « père ? Car j'ai entendu dire des Lamites qu'Alexandre « est leur maître et qu'il a renvoyé tous les messagers ». Le jeune homme dit : « Mon père est mort, et certes de- (lémontré der Alexander roman, p. 38-42.) La résidence d'été des rois de Perse, Suse, étant en Élam, il n'y a rien d'étonnant que le nom des Élei- mites ait joué un rôle important dans les traditions populaires sur la vie d'Alexandre. (1) Le nom lôdaê n'est pas certain. Si on doit réellement le lire en cet endroit, le voisinage d'Éléazar nous permettrait d'y reconnaître un nom ladoué, identique à celui du grand-prêtre de Jérusalem que la légende met en rapport direct avec Alexandre. (2) Le texte porte ici le mot apa, avec la prononciation amba, qui est appliquée en copte aux religieux. C'est une preuve à joindre à celles rpie nous avons déjà de l'origine égyptienne et chrétienne de cet épisode. 264 FRAGMENTS DU ROMAN d'aLEXANDRE « puis plus de quarante ans... Car mon père partit avant « que je ne fusse au monde et ma mère m'a raconté l'his- « toire de mon père... » Les trois feuillets suivants nous transportent en Gédrosie. Alexandre est tombé, nous ne savons par quelle aventure, aux mains du roi de la contrée, et celui-ci l'a condamné à être pré- cipité dans le Chaos (1), dans le gouffre où Ton jetait les cri- minels. Un de ses conseillers, Antilochos, a essayé vainement de l'en détourner : chargé de Texécution de la sentence, il négocie avec Alexandre et il cherche un moyen de le sauver. Il semble résulter des premières lignes du fragment, qu'au moment d'entrer dans la prison, il avait entendu Alexandre qui se lamentait sur son sort et qui s'écriait : « Que ne ferais-je « pas pour qui me délivrerait ? » Lorsqu' Antilochos l'entendit, il entra vers Alexandre sur l'heure et il lui dit : « Si je dis au roi de te relâcher, « que me feras-tu ? » Alexandre lui dit : « Te verrai-je « une fois que je vais libre par ma ville ? S'il en est ainsi, « la moitié de mon royaume prends-la de moi dès aujour- « d'hui ! » Antilochos lui donna de Tencre et du papier et il écrivit ce qui suit : « Par le trône de ma royauté et par « mon salut personnel, si tu me délivres, tout ce que tu « me demanderas, je te le donnerai ». Antilochos envoya donc en hâte au gardien du Chaos et il lui dit : « Prends « de moi trois quintaux d'or, à une condition que je te « vais dire. Alexandre, le roi a commandé de le jeter dans « le Chaos, mais, quand on te l'amènera, cache-le dans ta « cachette et jette une pierre de sa taille dans le Chaos, « que nous l'entendions, nous et ceux qui sont avec nous. « Si tu agis ainsi, tu vivras et tu trouveras grâce devant « moi, et quand cet homme viendra vers toi, tu trouveras (1) Le texte porte tantôt C/iaos, tantôt Chaosm. C'est une mauvaise lec- ture du traducteur copte : l'original grec portait évidemment Khastna, un gouffre, qui est devenu nom propre sous la plume d'un scribe ignorant. FRAGMENTS DU ROMAN d'aLEXANDRE 265 « beaucoup de corbeilles et il te donnera de nombreux « présents ». Ils passèrent leur parole et Antilochos rentra chez lui. Lorsque l'aube fut venue, Antilochos chargea Alexandre de liens. Alexandre suivit Antilochos jusqu'à ce qu'il arrivât au bord du Chaos et qu'il le vit de ses yeux. Alexandre, dont le pouvoir avait cessé et que sa force avait abandonné, leva ses yeux au ciel et il parla à ceux qui le tenaient : « Permettez, mes frères, que je voie le soleil ! » Alexandre pleura, disant : « O soleil qui donnes la lumière, « te verrai-je de nouveau à l'heure du matin ? » On le fit entrer et Antilochos lui dit : « Prends du vin et du « pain et mange avant que tu voies le Chaos ! » Alexandre dit : « Si c'est la dernière nourriture que je dois manger, « je ne la mangerai pas ! » Mais Antilochos lui parla à voix basse, lui disant : « Mange et bois ! Ton âme, je la « délivrerai, car je suis déjà convenu de ce moyen : lors- « qu'on saisira la pierre et qu'on la jettera, crie d'une « voix forte, si bien que ce soit toi que nous entendions ». Antilochos sortit avec dix soldats, Antilochos dit : « Sor- « tons pour que nos yeux ne voient pas sa misère ! » On saisit la pierre, Alexandre cria d'une voix forte, Antilochos dit en pleurant à ceux qui étaient avec lui : « 0 la misère du « roi Alexandre et la pauvreté des grandeurs de ce monde ! » Or Alexandre, le gardien du Chaos le reconduisit à la ville.., La lacune qui sépare ce fragment du fragment suivant ne peut pas être bien considérable. Le gardien du Chaos, après avoir reconduit Alexandre à la ville, l'enferme dans une ca- chette ainsi qu'il était convenu : cependant Antilochos court de son côté rendre compte de sa mission au roi, et le bruit se répand partout qu'Alexandre est mort. L'effet produit par la nouvelle est tel que le roi lui-même en est effrayé et qu'il re- grette d'avoir fait périr le héros. 266 FRAGMENTS DU ROMAN d'aLEXANDRE «... Alexandre est mort dans le Chaos ». Tous ceux qui l'entendirent s'écrièrent ; en les entendant, le roi s'affligea et il gémit avec la reine et avec Antilochos, et il dit : « Je « me repens d'avoir précipité ce grand roi dans le « Chaos, et je crains que son armée ne marche contre « nous ». Antilochos lui dit : « Je me suis épuisé à te sup- « plier : « Laisse-le partir !» et tu ne t'es pas laissé per- ce suader de m'écouter et tu n'as pas incliné ton visage « vers moi )>. Le roi dit : « Que n'as-tu trouvé un moyen « de le renvoyer ? » Or, pendant la nuit, on con- duisit Alexandre à la maison d' Antilochos, et on le reçut et on le descendit dans un trou et on lui fournit tout le nécessaire. La nouvelle se répandit dans tout le pays : « Alexandre est mort », et tous ceux qui l'entendirent devinrent tous figés comme des pierres à cause de ce qui était arrivé. Après cela, Ménandre vit un songe de cette sorte et il aperçut une vision de cette manière : il voyait un lion chargé de fers que l'on jetait dans une fosse. Et voici qu'un homme lui parla : « Ménandre, pourquoi ne des- « cends-tu pas avec ce lion, puisque sa pourpre est « tombée ? Lève-toi maintenant et saisis-le par l'encolure « de sa pourpre ». En hâte il se leva et il adressa la parole à Selpharios ainsi qu'à Diatrophê, disant : « Vous dormez ? » Ils dirent : « Qu'y a-t-il donc, ô le premier des philo- « sophes (1), Ménandre ? » Il dit en pleurant : « Le rêve « que j'ai vu s'accomplira contre les ennemis d'Alexandre, « car la vision de ceux qui le haïssent est passée devant « moi en un songe, et j'ai été pétrifié de douleur ». Mé- nandre leur dit : « Le lion que j'ai vu, c'est le roi ». Tan- (1) C'est ainsi (jue j'ai restitué le texte, par analogie avec les titres byzantins, protospathaire, protostrator, protovcstarque, protonoso- come, protonotaire. M. de Lenim préfère rétablir le titre prôtopkilos, le premier ami {der Alexanderroman, p. 68-69, 132-133), ce qui n'est pas moins vraisemblable, ra.vGMENTS DU ROMAN d'alexandre 267 dis qu'ils échangeaient ces paroles jusqu'au matin, voici, un messager vint vers Selpharios, Ménandreet Diatrophè, criant et pleurant, et il leur dit : « Qui entendra ces paroles « que j'ai entendues et se taira ? c'est une terreur de les « dire, c'est une infamie de les prononcer ». Ménandre dit : « Quel est ce discours, mon fils? Je sais déjà ce qui est « arrivé au roi Alexandre ». Le messager leur dit : « Des « hommes dignes de mort ont porté la main sur mon- « seigneur le roi, en Gédrosie, et ils l'ont tué ». Ménandre prit son vêtement de pourpre et il le déchira ; Selpharios et Diatrophè déchirèrent leur chlamyde, ils gémirent et ils se conduisirent tout comme si la terre tremblait. Dia- trophè dit : « J'irai et je rapporterai des nouvelles de « mon Seigneur ». Il prit avec lui un khiliarque (i) et trois soldats, et ils allèrent en Gédrosie, ils entendirent la nou- velle, ils surent tout ce qui était arrivé et ils revinrent au camp, et ils en informèrent Ménandre, et ils le répétèrent avec gémissements et pleurs, disant : « ... Les trois personnages mis en scène ne figurent pas d'or- dinaire parmi les compagnons d'Alexandre. Deux d'entre eux, Selpliarios et Diatrophè, — celui-ci un homme, malgré la tournure féminine de son nom, — sont complètement in- connus. Ménandre me paraît être le poète comique Ménandre, à qui les maximes morales tirées de ses comédies avaient valu une grande réputation dans le monde chrétien : le titre qu'U porte, premier des philosophes ou premier des amis, nous montre que la tradition lui assignait un haut rang parmi cette troupe de savants et d'écrivains qui avaient accompagné Alexandre en Orient. Il paraît, enelïet, exercer une autorité considérable sur ceux qui l'entourent, car c'est lui qui prend, de concert avec Selpharios, les mesures que les circonstances ont rendues né- cessaires : dans deux ou trois pages, aujourd'hui perdues, il annonçait aux troupes la nouvelle de la mort d'Alexandre, il (1) Un mot mutilé où je crois reconnaître le terme de khiliarque, qui désigne un commandant de mille hommes. 268 FRAGMENTS DU ROMA^ d'aLEXANDRE ordonnait le deuil et il venait mettre le siège devant la ville où le crime avait été commis pour en tirer vengeance. Cependant, Antilochos, profitant des remords du roi, lui apprenait qu'A- lexandre vivait encore, et l'aventure se terminait par une con- vention grâce à laquelle le Macédonien recouvrait la liberté, à la condition d'oublier l'injure qu'il avait reçue. Sachant que sonarmée le croyait mort, il voulait éprouver la fidélité de ses lieutenants et il se déguisait. Lorsque le soir fut venu, Alexandre prit un équipage de simple soldat et il sortit pour se rendre aux camps. Or Selpharios avait prescrit dans sa proclamation que per- sonne ne but du vin ou se revêtit d'habits précieux pen- dant les quarante jours de deuil en l'honneur du roi Alexandre. Alexandre donc vint et il aperçut Agricolaos, le roi des Perses, étendu sur son lit, qui parlait à ses gens : a Debout maintenant, les hommes qui ont du cœur, « mangez et buvez, car un joug est tombé de vous, cet « Alexandre qu'on vient de tuer. Qu'est-ce donc qu'il y a « en vos cœurs ? Je ne permettrai pas que vous restiez « ainsi esclaves de la Macédoine et de l'Egypte (1) ». Alexandre dit à part soi : « Non certes, il ne sera pas « aujourd'hui que tu manges et que tu boives, excellent « homme et qui es si content de toi-même ! » Il se leva donc et il leur dit : « Pourquoi ne mangez-vous ni ne « buvez-vous ? Car le voilà mort celui qui vous faisait « mourir dans les guerres ; maintenant qu'on l'a fait « mourir lui-même, réjouissez-vous, soyez remplis d'allé- « gresse ! » Ils lui dirent : « Tu es fou ! » et lorsqu'ils lui eurent dit cela, ils commencèrent à lui jeter des pierres, Alexandre se tint caché jusqu'au miUeu de la nuit, puis il alla à la maison d'Antilochos, il monta sur Chiron (2) et il (1) 11 ne faut pas oublier que, dans la donnée du roman, Alexandre est le fils de Nectanébo, c'est-à-dire dun roi d'Egypte : lui obéir, c'est donc obéir à l'Egypte comme à la Macédoine. (2) C'est bien du centaure Chiron qu'il s'agit ici, car Alexandre dira FRAGMENTS DU ROMAN d'aLEXANDRE 269 se rendit à l'endroit où était Ménandre, car ses yeux étaient lourds de sommeil, 11 dit à Ménandre, à Selpharios et à Diatrophê : « C'est vous ma force ! » Ménandre dit : « Mon père, qu'y a-t-il ? C'est donc une invention que « j'avais entendue à ton sujet ! » Quand ils se turent, il reprit la parole : « Je suis bien Alexandre, celui qu'ont « tué ceux de Gédrosie, mais Antilochos m'a rendu la « vie : Chiron, dis-leur ce qui m'est arrivé ! » Quand l'aube se fit, il s'assit sur le trône de sa royauté. Alexandre sur l'heure fit crier par le héraut, disant : « Le roi « Alexandre est arrivé ». Et, sur l'heure, la multitude vint. Agricolaos vint lui-même et il dit : « Nous avons « vu ta face et nous vivons ! » Le roi Alexandre lui dit : « Tu t'es donc éveillé de ton ivresse de hier soir, quand « tu disais : « Il a été retiré de nous le joug d'Alexandre, « mangez, buvez ! » Le roi ordonna sur l'heure de lui trancher la tête avec l'épée ; le roi dit : « Prends mainte- « nant du vinaigre au lieu du vin que tu avais bu jusqu'à « en être ivre. » Puis le roi Alexandre dit « : Amenez-moi « les ilarques » (1), et on les lui amena... Selpharios est le héros du fragment suivant, mais je ne vois rien chez le Pseudo-Callisthènes qui ressemble à ce qu'on lit dans le texte copte. Vaincu dans une première expédition contre les Perses et sur le point de repartir en guerre, il dicte son testament : « Us s'en iront... ils entendront le nom de... Jéréraie... « ta santé... le roi, voici ce que tu feras : Celui qui t'ap- plus loin : a Chiron, raconte-leur ce qui mest arrivé »; cette piirase ne peut s'adresser qu'à un personnage doué de voix humaine, comme l'était le centaure. La substitution de Chiron à Rucéphale est à elle seule un indice de mauvaise époi|uc : une telle confusion na pu se produire ([u'en un temps et dans un pays où la tradition antique était déjà fort elfacée. (1) J'avais pris le mot Alarichos employé dans le texte pour un nom d'homme. Lemm [der Alexanderroman, p. 8(jy y a reconnu le titre ilar- que des commandants de la cavalerie macédonienne. 270 FRAGMENTS DU ROMAN d'aLEXANDRE « portera ma lettre, fais-lui grâce et délivre-le, si bien « qu'il s'en aille avec tout ce qui est sien. Je salue..., le « général ; je salue .Jérémie et Dracontios, je salue Ser- « gios et Philéa. Mon fils, qui posera ta bouche sur ma « bouche, tes yeux sur mes yeux, mes mains sur ta che- « velure ? Les oiseaux du ciel qui volent, ils emplissent « leur bec des fruits des champs et ils les apportent au « bec de leurs petits ; et ceux-ci, les oiselets, ils se ré- « jouissent de la présence de leurs parents à cause de la « récolte que ceux-ci ont faite pour eux, et ils battent « leurs petites ailes, et c'est ainsi que les petits oiseaux « manifestent leur apprivoisement. Toi-même, Philéa, « mon fils à moi, rappelle-toi l'heure où je sortis de... « En un rêve, il a vu la ruine de notre Seigneur Alexan- « dre... que se repose un instant Alexandre, notre roi ; « songe... mon pouvoir pour toi. J'ai combattu... Okianos, « et je l'ai renversé, mais je n'ai pu triompher de la vail- « lance des Perses, ils ont été les plus puissants et ils « m'ont vaincu. Moi, Selpharios, j'ai écrit ceci de ma « propre main ; quand tu seras grand, regarde-le et (( prends-en connaissance, et lis-le et récite-le avec des « pleurs et des gémissements. J'ai écrit les lignes de mon « testament avec les pleurs de mes yeux pour encre, car « les endroits où je buvais sont devenus des solitudes et « les endroits où je me rafraîchissais sont devenus des « déserts ! Je vous salue tous un à un, mes frères; portez- « vous bien, mes aimés, et vous souvenez de moi ! » Lorsqu'il eut écrit cela, il donna le papier à Alexandre, et Alexandre pleura et il détourna les yeux pour que Sel- pharios ne le vît point. Alexandre dit... L'épisode suivant rappelle un des passages les plus curieux du PseudoCallisthènes, celui où Alexandre, arrivé aux confins de la Terre des Morts, y veut pénétrer et s'enfonce dans les ténèbres qui la séparent de la terre des vivants : FRAGMENTS DU ROMAN DALEXANDRE 271 Il s'émerveilla de la beauté du jardin, duquel quatre fleuves s'échappaient, qui sont le Pisôn, le Gihon, le Tigre et l'Euphrate; ils y burent de l'eau et ils se réjouirent car elle était douce. Ensuite ils aperçurent des ténèbres pro- fondes et ils dirent : « Nous ne pouvons y pénétrer». Mé- nandre dit : « Prenons des juments poulinières, montons- « les et qu'on retienne leurs poulains, tandis que nous « nous enfoncerons dans les ténèbres ! » Ils s'émerveillè- rent, car il faisait très sombre, si bien que les gens n'aper- cevaient pas le visage de leurs camarades. Alexandre dit : « Venez avec moi, toi Ménandre ainsi que Selpharios et « Diatrophê ! » Ils enfourchèrent quatre juments poulinières, dont les poulains demeurèrent à la lumière de telle sorte que les unes entendissent la voix des autres, et ils s'en- foncèrent dans les ténèbres. Mais ils entendirent une voix qui disait : « Alexandre et Ménandre ainsi que Selpharios « et Diatrophê, tenez-vous heureux d'avoir pénétré jus- « qu'ici ! » Alexandre dit : « Je ne me tiendrai pas heu- rt reux, jusqu'à ce que je trouve ce que je cherche ». Il poussa en avant un petit et il s'arrêta avec les juments. La voix lui dit une seconde fois : « Tiens-toi pour heureux, ô « Alexandre ! » Mais Alexandre ne voulut pas s'arrêter. Il regarda sous les pieds des chevaux et il aperçut des lu- mières. Alexandre dit : « Prenons ces lumières, car ce « sont des pierres précieuses ». Selpharios allongea sa main et il en prit quatre, Ménandre trois, Selpharios deux: quant à Alexandre il allongea sa main gauche et il la rem- plit, et il prit trois pierres de la main droite, et sur l'heure sa main gauche devint telle que sa main droite, et lors- qu'il alla à la guerre, depuis cette heure il combattit avec ses deux mains. Alexandre sentit un parfum violent, mais la voix frappa les oreilles d'Alexandre pour la troisième fois : <( Tiens-toi pour content, ù Alexandre ! Lorsqu'un « cheval se presse trop pour courir, il bute et tombe! » Et 272 FRAGMENTS DU ROMAN d'aLEXANDRE la voix parla de nouveau : « Je te le demande, que veux- « tu? » Alexandre dit : « Donne-moi la puissance sur la « terre entière et que mes ennemis se soumettent à moi! » La voix lui dit : « Parce que tu n'as pas demandé une vie « longue, mais seulement la puissance sur la terre entière, « voici, la terre entière tu la verras de tes yeux et tu seras « son maître ; mais quand le matin répandra sa lumière. « alors... La voix annonçait probablement une mort immédiate, mais Alexandre réussissait par ruse ou par prière à obtenir une pro- longation de vie, de laquelle il profitait pour aller visiter les Brachmanes dans leur pays. Un feuillet nous avait conservé la description de leur costume et de leurs mœurs, mais toutes les lignes en sont mutilées à tel point qu'on ne peut plus en tirer un texte suivi. On voit seulement qu'il y était question du pays des Homérites, de Kalanos dont le nom est déformé en Kalynas, de l'Inde, des lits de feuilles sur lesquels les Gymnosophistes se couchaient, de leur nudité, sans que le lien soit évident entre toutes ces notions éparses. Le dernier des fragments que nous possédons appartenait à la fin de l'ouvrage. Il racontait, dans des termes qui rappellent beaucoup ceux que le Pseudo-Callisthènes emploie, les intri- gues qui précédèrent la mort d'Alexandre, et la manière dont Antipater aurait procédé pour préparer et pour faire verser le poison dont le héros serait mort. Il calma la rage d'Olympias et sa rancune contre Anti- pater, en envoyant Kratéros en Macédoine etenThessalie. Lorsqu'Antipater sut la colère d'Alexandre, — carill'ap. prit par des hommes qui avaient été licenciés du service militaire, — Antipater complota de tuer Alexandre, afin de ne pas être soumis à de grandes tortures ; car il avait appris et il savait ce qu'Alexandre méditait contre lui, à cause de sa superbe et de ses intrigues. Or, Alexandre fit venir la troupe des archers, qui était très considérable, à Babylone.Ily avait parmi eux un fils d' Antipater, nommé FRAGMENTS DU ROMAN d'aLEXVNDRE 273 Joulios qui servait Alexandre. Antipater prépara une potion mortelle dont aucun vase ni de bronze, ni de terre, ne peut supporter la force, mais tous se brisaient dès qu'elle les touchait. Lors donc qu'il l'eut préparée, il la mit dans un récipient de fer et il la donna à Gasandre, son lils, qu'il envoya comme page à Alexandre ; celui-ci devait s'entre- tenir avec son frère Joulios d'un entretien secret sur la façon de servir le poison à Alexandre. Quand Gasandre vint à Babylone, il trouva Alexandre occupé à faire un sacrifice et à recevoir ceux qui venaient à lui. 11 parla à Joulios, son frère, car celui-ci était le premier échanson d'Alexandre. Or, il était arrivé, peu de jours auparavant, qu'Alexandre avait frappé le serviteur J oulios d'un bâton sur la tète, tandis qu'il était assis, pour un motif qui prove- nait d'un manque de soin : c'est pourquoi le jeune homme était furieux et se déclara volontiers prêt à commettre le crime. Il prit avecluiMésios le Thessalien, l'ami d'Alexan- dre, et un de ses juges qu'il avait puni pour prévarication, et ils convinrent entre eux de faire boire le poison à Alexandre. GHAPITRE XXXIII SUR CEUX QUI FIRENT BOIRE LA POTION DE MORT A ALEXANDRE Qui regarde une table qui ne lui appartient pas, son existence n'est pas une vie. Le début de ce chapitre n'appartient pas au roman : c'est, comme Lemm (1) l'a reconnu, une simple épigraphe empruntée à l'un des livres de l'Ancien Testament, celui de Jésus, fils de (l) 0. de Lemm, der Alexanderroman, p. 129-131. 18 274 FRAGMENTS DU ROMAN d'aLEXANDRE Sirach (1). Il ne reste rien du récit même. Ici s'arrête ce que j'avais à dire sur la version thébaine du roman d'Alexandre : on peut espérer encore que des fragments nouveaux viendront enrichir notre collection et qu'ils nous permettront un jour de reconnaître plus exactement quels liens la rattachent aux ver- sions connues jusqu'à présent. Ce qui, pour le moment, lui prête une valeur particulière, c'est qu'elle est, avec les débris dn Boman de Cambyse que M. Schiifer a découverts récemment, le seul témoignage qui nous reste de l'existence réelle de ces manuscrits coptes dont les écrivains arabes nous parlent si souvent, et auxquels ils disent avoir emprunté leur histoire fabuleuse de l'Egypte antique. (1) Jésus, fils de Sirach, xi, 29. TABLE DES MATIÈRES Introduction v CONTES COMPLETS Le Conte des deux Frères 1 Le Roi Khoufouî et les Magiciens 21 Histoire d'un Saunier 44 Les Aventures de Sinouhît 55 Le Naufragé 84 Comment Thoulii prit la ville de Joppé 93 L'Aventure de Sàtni-Khûmoîs avec les momies 100 L'Histoire véridique de Sâtni-Khâmoîs et de son fils Sénosiris. 130 Comment Sâlni-Khâmoîs triompha des Assyriens " 156 La Fille du prince de Bakhtan et l'Esprit possesseur 159 Le Prince prédestiné 168 Le Conte de Rhampsinite 180 Le Voyage d'Ounamounou aux côtes de Syrie 186 L'Emprise de la Cuirasse 202 FRAGMENTS Avertissement 229 Fragment d'un Conte fantastique antérieur à la XVI II« dy- nastie 231 276 TABLE DES MATIÈRES La Querelle d'Apôpi et de Saqnounrî 236 Fragments d'une Histoire de Revenant 243 Histoire d'un Matelot 248 Histoire du bon tour que le sculpteur Pétisis joua au roi Nectonabo 254 Fragments de la version copte-thébaine du Roman d'Alexandre. 259 EMILE COLIN ET C'* — IMPRIMERIE DK LAGXY w^r i •f» : fW^'i^ i^ y \i ^^'-^jP^^' -rs^.. ^ ^ n&arz^^ ^^s«.« »7iri?S?^^ ":^^s^o<^<^ m^k 3^BHhé^^^^^^^^b ^