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HISTOIRE
DE LA
FLORIDE FRANÇAISE
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Éloge du comte Daru (épuisé). Montpellier, 1868.
Rapports de l'Amérique et de l'ancien continent avant Christophe Colomb. Paris, 1869. E. Thorin. 1 vol. in -8°.
De Franciœ commercio regnantibus Karolinis. Paris, 1869. E. Thorin. 1 vol. in-8°.
La mer des Sargasses. Paris, 1872. Delagrave.
Eudoxe de Cyzique et le périple de l'Afrique dans l'antiquité. Besan- con, 1873. Dodivers. 1 vol. in-8°.
La découverte du Brésil par Jean Cousin. Paris, 1874. G. Baillière. Le territoire d'Alaska. Id.
Le chevalier de Villegagnon. Id.
Vile et les voijages de Saint-Brandan. Paris, d875. Id.
Les Républiques Italiennes à la fin du XVIIIe siècle. Id.
Histoire ancienne des peuples de l'Orient. Paris, 1875. Lemerre.
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TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT. — MESNIL (EURE]
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HISTOIRE
DE LA
FLORIDE FRANÇAISE
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PAUL GAFFAREL
ANCIEN ÉLÈVE DE L ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES LETTRES DE DIJON
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PARIS
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IMPRIMEURS DE L'iNSTITUT, RUE JACOB, 56
1875
Tous droits réservés
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A MON MAITRE
M. GEFFROY
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MEMBRE DE L'iNSTITUT
PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS ANCIEN MAITRE DE CONFÉRENCES A L'ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE
HOMMAGE RECONNAISSANT
PAUL GAFFAREL
PREFACE.
Les divers partis qui nous divisent s'étonnent de ce que la France n'exerce plus en Europe son influence d'autrefois, et ils aiment à rejeter les uns sur les autres la responsabilité de cette décadence. Ils semblent ne pas soupçonner que cette décadence tient en grande partie à la ruine de notre empire colonial. Jadis nous possédions dans l'Amérique du Nord les bassins de Saint- Laurent et du Mississipi. Saint-Domingue, la reine des Antilles, nous appartenait. La Guyane était à nous. Trente-cinq millions d'Hindous re- connaissaient notre suprématie. Au Sénégal et en Guinée, à Madagascar, à Bourbon, à l'île de France flottait notre pavillon. De ce magnifique domaine il ne nous reste plus que d'impuissants débris. Non-seulement nous n'occupons plus le premier rang parmi les nations qui possèdent des colonies, mais encore nous sommes presque le dernier des peuples qui colonisent (i). Nous n'avons pas à rechercher ici les causes multiples
(i) Petit de Jueleville, Discours Couverture à la faculté des let- tres de Nancy, 1872.
IV PREFACE.
de ces désastres : on doit les imputer à la déplo- rable politique suivie à l'égard des colonies par les gouvernements qui se sont succédé en France, et aussi à la coupable indifférence de la nation pour ces lointaines entreprises. Nous dé- sirerions seulement faire remarquer qu'on s'est trop longtemps mépris sur le rôle et l'impor- tance des colonies dans notre histoire générale. Certains économistes prétendent, il est vrai, que la colonie la plus florissante est toujours une charge et souvent un danger pour la métro- pole; ils approuvent Voltaire (i) suppliant le ministre de Chauvelin de débarrasser la France du Canada; ils n'ont que des éloges pourBona- parte vendant la Louisiane aux Etats-Unis; ils rappellent avec amertume que les colons, deve- nus riches et puissants, grâce aux sacrifices ré- pétés de la métropole, ne cherchent qu'à rompre violemment les liens de reconnaissance qui la rattachent à elle. Ils répètent volontiers le mot de Montesquieu (2) : « Les princes ne doivent point songer à peupler de grands pays par des colonies... L'effet ordinaire des colonies est d'affaiblir le pays d'où on les tire, sans peupler ceux ou on les envoie. »
(1) Voltaire, Lettre au marquis de Chauvelin, 3 octobre 1760.
(2) Montesqieu, Lettres persanes, XXII.
PREFACE.
L'opinion contraire serait pourtant la vraie : En effet, depuis que la France a cessé de colo- niser, l'équilibre de la population entre les peu- ples européens a été détruit à son détriment. L'Angleterre a peuplé l'Amérique du Nord et l'Australie; elle a envoyé aux Indes et en Afri- que des milliers d émigrants, et pourtant sa po- pulation a triplé, depuis un siècle, et cent qua- tre-vingt millions d'Asiatiques lui obéissent. La Russie s'est étendue silencieusement sur la moi- tié de l'Asie, de l'Oural à la mer de Behring, et de l'Océan glacial au plateau central, et le czar commande à quatre-vingt millions de sujets. La Hollande, si petite en Europe, règne sur vingt millions de Malaisiens, et sa population aug- mente tous les jours. Le Portugal a peuplé le Brésil, et l'Espagne l'Amérique centrale et mé- ridionale : pourtant le nombre des Portugais et des Espagnols a triplé depuis cent ans. On ne comptait à cette époque que quinze à dix-huit millions d'Allemands. Ils forment aujourd'hui un groupe de quarante millions d'hommes, et ils émigrent en masse aux Etats-Unis. La France seule reste stationnaire. Or il est évident qu'en politique, tout comme sur un champ de bataille, la supériorité numérique assure la prépondé- rance, si même elle n'est pas l'élément unique de la puissance.
VJ PRÉFACE.
Il est donc nécessaire de rétablir cet équi- libre, et nous ne le rétablirons qu'en colonisant de nouveau.
Recommencer tout de suite la grande œuvre de la colonisation ; semer autour de la France des Frances nouvelles, qui resteraient unies à la métropole par la communauté du langage, des mœurs, des traditions et des intérêts; dépenser au dehors l'exubérance de forces et la fièvre d'activité qui nous dévorent au dedans ; profiter de l'occasion inespérée que nous présente en ce moment la fortune pour écouler en Algérie, eu Cochinclîine, les déshérités et les déclassés; c'est là peut-être la suprême ressource et la con- dition de notre régénération future. Plaise à Dieu que ceux de nos concitoyens, auxquels les malheurs et les angoisses de l'heure présente n'ont pas encore enlevé tout espoir, ouvrent enfin les yeux à l'évidence! Plaise à Dieu que, retour- nant le mot fatal qui nous a valu tant de décep- tions : Périssent les colonies plutôt rjuun prin- cipe/ » ils s'écrient de préférence : « Périssent toutes les utopies et tous les prétendus principes plutôt cju une seule colonie! »
S'il nous était donné, dans notre modeste sphère, de rendre quelque service, ce serait en appelant l'attention sur l'histoire trop ou- bliée de nos vieilles colonies. Cette histoire est
PRÉFACE. vij
souvent glorieuse et toujours féconde en ensei- gnements utiles. Le récit des fautes et des mala- dresses qui compromirent le succès de nos co- lons en préviendrait peut-être le retour. L'expé- rience du passé nous mettrait en garde contre les erreurs de l'avenir. En apprenant comment nous avons su conquérir, mais non garder, nous trouverions sans doute le secret d'organiser et de conserver. Nous n'avons pas eu d'autres pen- sées en écrivant cette histoire de nos établisse- ments floridiens au seizième siècle.
A MON MAITRE
M. GEFFROY
MEMBRE DE L'iNSTITUT
PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS
ANCIEN MAITRE DE CONFÉRENCES A L'ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE
HOMMAGE RECONNAISSANT
PAUL GAFFAREL
PREFACE.
Les divers partis qui nous divisent s'étonnent de ce que la France n'exerce plus en Europe son influence d'autrefois, et ils aiment à rejeter les uns sur les autres la responsabilité de cette décadence. Ils semblent ne pas soupçonner que cette décadence tient en grande partie à la ruine de notre empire colonial. Jadis nous possédions dans l'Amérique du Nord les bassins de Saint- Laurent et du Mississipi. Saint-Domingue, la reine des Antilles, nous appartenait. La Guyane était à nous. Trente-cinq millions d'Hindous re- connaissaient notre suprématie. Au Sénégal et en Guinée, à Madagascar, à Bourbon, à l'île de France flottait notre pavillon. De ce magnifique domaine il ne nous reste plus que d'impuissants débris. Non-seulement nous n'occupons plus le premier rang parmi les nations qui possèdent des colonies, mais encore nous sommes presque le dernier des peuples qui colonisent (i). Nous n'avons pas à rechercher ici les causes multiples
(i) Petit de Julleville, Discours d'ouverture à la faculté des let- tres de Nancy, 1872.
IV PRÉFACE.
de ces désastres : on doit les imputer à la déplo- rable politique suivie à l'égard des colonies par les gouvernements qui se sont succédé en France^ et aussi à la coupable indifférence de la nation pour ces lointaines entreprises. Nous dé- sirerions seulement faire remarquer qu'on s'est trop longtemps mépris sur le rôle et l'impor- tance des colonies dans notre histoire générale. Certains économistes prétendent, il est vrai, que la colonie la plus florissante est toujours une charge et souvent un danger pour la métro- pole; ils approuvent Voltaire (i) suppliant le ministre de Chauvelin de débarrasser la France du Canada; ils n'ont que des éloges pour Bona- parte vendant la Louisiane aux Etats-Unis; ils rappellent avec amertume que les colons, deve- nus riches et puissants, grâce aux sacrifices ré- pétés de la métropole, ne cherchent qu'à rompre violemment les liens de reconnaissance qui la rattachent à elle. Ils répètent volontiers le mot de Montesquieu (2) : ce Les princes ne doivent point songer à peupler de grands pays par des colonies... L'effet ordinaire des colonies est d'affaiblir le pays d'où on les tire, sans peupler ceux où on les envoie. »
(1) Voltaire, Lettre au marquis de Chauvelin, 3 octobre 1760.
(2) Montesqieu, Lettres persanes, XXT.I.
PREFACE.
L'opinion contraire serait pourtant la vraie : En effet, depuis que la France a cessé de colo- niser, l'équilibre de la population entre les peu- ples européens a été détruit à son détriment. L'Angleterre a peuplé l'Amérique du Nord et l'Australie; elle a envoyé aux Indes et en Afri- que des milliers d'émigrants, et pourtant sa po- pulation a triplé, depuis un siècle, et cent qua- tre-vingt millions d'Asiatiques lui obéissent. La Russie s'est étendue silencieusement sur la moi- tié de l'Asie, de l'Oural à la mer de Behring, et de l'Océan glacial au plateau central, et le czar commande à quatre-vingt millions de sujets. La Hollande, si petite en Europe, règne sur vingt millions de Malaisiens, et sa population aug- mente tous les jours. Le Portugal a peuplé le Brésil, et l'Espagne l'Amérique centrale et mé- ridionale : pourtant le nombre des Portugais et des Espagnols a triplé depuis cent ans. On ne comptait à cette époque que quinze à dix-huit millions d'Allemands. Us forment aujourd'hui un groupe de quarante millions d'hommes, et ils émigrent en masse aux Etats-Unis. La France seule reste stationnaire. Or il est évident qu'en politique, tout comme sur un champ de bataille, la supériorité numérique assure la prépondé- rance, si même elle n'est pas l'élément unique de la puissance.
VJ PREFACE.
Il est donc nécessaire de rétablir cet équi- libre, et nous ne le rétablirons qu'en colonisant de nouveau.
Recommencer tout de suite la grande œuvre de la colonisation; semer autour de la France des Frances nouvelles, qui resteraient unies à la métropole par la communauté du langage, des mœurs, des traditions et des intérêts; dépenser au dehors l'exubérance de forces et la fièvre d'activité qui nous dévorent au dedans; profiter de l'occasion inespérée que nous présente en ce moment la fortune pour écouler en Algérie, en Cochinchine, les déshérités et les déclassés; c'est là peut-être la suprême ressource et la con- dition de notre régénération future. Plaise à Dieu que ceux de nos concitoyens, auxquels les malheurs et les angoisses de l'heure présente n'ont pas encore enlevé tout espoir, ouvrent enfin les yeux à l'évidence! Plaise à Dieu que, retour- nant le mot fatal qui nous a valu tant de décep- tions : Périssent les colonies plutôt rjuun prin- cipe! » ils s'écrient de préférence : « Périssent toutes les utopies et tous les prétendus principes plutôt qu une seule colonie! » •
S'il nous était donné, dans notre modeste sphère, de rendre quelque service, ce serait i en appelant l'attention sur l'histoire trop ou-
bliée de nos vieilles colonies. Cette histoire est
PREFACE. VI j
souvent glorieuse et toujours féconde en ensei- gnements utiles. Le récit des fautes et des mala- dresses qui compromirent le succès de nos co- lons en préviendrait peut-être le retour. L'expé- rience du passé nous mettrait en garde contre ]es erreurs de l'avenir-. En apprenant comment nous avons su conquérir, mais non garder, nous trouverions sans doute le secret d'organiser et de conserver. JNous n'avons pas eu d'autres pen- sées en écrivant cette histoire de nos établisse- ments floridiens au seizième siècle.
PREMIÈRE PARTIE
LA
FLORIDE FRANÇAISE
LA
FLORIDE FRANÇAISE
PREMIÈRE EXPÉDITION
(18 FÉVRIER 1562 — AVRIL 1563)
LA DÉCOUVERTE
CHAPITRE PREMIER
LES PROJETS DE COLIGNY
Au milieu du seizième siècle, lorsque Catherine de Médicrs fut investie de la régence au nom du second de ses fils, Charles IX, les envieux et les adversaires de la France considéraient sa situation comme dé- sespérée. A l'intérieur la régente était mal ohéie, mal conseillée. Les grands, sous couleur de bien public , ne cherchaient qu'à ruiner l'autorité royale ; et, quand ils ne se rencontraient point sur des champs de batailles fratricides, de prétendus raffinés du point d'honneur versaient pour de futiles motifs un sang qu'ils auraient
du ménager pour la défense de la patrie. Aux hor-
i.
* CHAPITRE I.
reurs de la guerre civile allaient se joindre les abomina- tions de la guerre religieuse. Depuis la conjuration d'Àuiboise , protestants et catholiques étaient séparés comme par un fossé de sang. Quant au peuple, ti- raillé entre ses anciennes croyances et les doctrines récentes, il flottait irrésolu; mais on abusait de son ignorance et de ses hésitations pour l'exploiter et le malmener. Un poète contemporain (i) l'écrivait, avec emphase peut-être, mais avec une énergie convaincue :
Tout à l'abandon va sans ordre et sans loy ; L'artisan par ce monstre a laissé sa boutique , Le pasteur ses brebis, Padvocat sa practique , Sa nef le marinier, son trafiq le marchant , Et parluy le preud'homme est devenu meschant, L'esrolier se desbauche, et, de sa faulx tortue, Le laboureur façonne une dague pointue, Une pique guerrière il fait de son râteau Et l'acier de son coutre il change en un couteau. Morte est l'authorité ; chacun vit en sa guise : Au vice desréglé la licence est permise.
A l'extérieur, plus encore peut-être qu'à l'inférieur, la décadence française semblait profonde. Nos ar- mées n'existaient pour ainsi dire plus. À l'excep- tion de quelques corps privilégiés , il n'y avait plus que des bandes au service personnel de leurs of- ficiers. La marine avait perdu son éclat du temps de François Ier. Nous n'avions plus d'alliances. Pourtant nous aurions eu besoin de soldats, de matelots et d'al- liés : car les deux principes contradictoires qui se par-
(i) Rosakd, Discours des misères du temps, édit. i6'23, t. II, p. i335.
LES PROJETS DE COLKiNY. 5
tagent, aujourd'hui encore, le monde moderne, l'es- prit d'examen et l'esprit d'autorité , étaient à la veille d'entrer en lutte, et la France allait leur servir de champ de bataille. Les étrangers, écrit un contempo- rain, frétillaient d'entrer en France. En effet l'Angle- terre se préparait à profiter de nos dissensions pour ruiner notre commerce, et accaparer à son profit la colonisation de l'Amérique du nord. L'Espagne et l'Autriche, unies par des liens de famille, nous entou- raient comme d'un cercle d'ennemis , et dominaient par la terreur dans les Pays-Bas et en Italie , contrées jadis soumises à notre influence. Nous n'avions pour ami que le Turc. Mais on osait à peine avouer cette amitié.
Déchirée à l'intérieur, affaiblie et menacée à l'ex- térieur, telle était vers i56o la situation de notre in- fortunée patrie.
Un homme pourtant se rencontra qui voulut ar- rêter cette décadence. Gaspard de Coligny, seigneur de Châtillon-sur-Loing, colonel général de l'infanterie française, puis amiral de France et de Bretagne, était un grand patriote. Depuis le jour où, pour la première fois, coula son sang pour la défense du pays, jusqu'à l'heure de sa mort, il ne cessa de songer à la grandeur de la France. La guerre civile l'attristait, la guerre re- ligieuse le désolait, mais la guerre avec l'étranger le transportait d'aise ; non pas seulement parce qu'il y trouvait l'occasion d'acquérir de nouveaux titres à la reconnaissance de son souverain et de son pays, mais
O . CHAPITRE I.
surtout parce que le sang de ses concitoyens élait au moins versé pour une noble cause ( i ) . Brantôme raconte qu'il se trouva un jour, dans une des antichambres du Louvre , avec Coligny et Strozzi. On venait d'ap- prendre la prise de Mons et de Valenciennes sur les Espagnols. L'amiral tressaillait de joie. « Or Dieu soit loué, disait-il, avant qu'il soit longtemps nous aurons chassé l'Espagnol des Pays-Bas , et en aurons faict nostre roy maistre, ou nous y mourrons tous et moy mesme le premier, et n'y plaindrai point ma vie, si je la perdz pour ce bon subject. »
Coligny en effet détestait de tout cœur les Espa- gnols, qui excitaient Catherine de Médicis aux persé- cutions religieuses, et semblaient avoir pour maxime la ruine de la France. À ses yeux les Espagnols étaient tout ensemble des ennemis de sa religion et de sa pa- trie. Aussi poursuivit-il pendant toute sa vie la grande idée de détruire ou tout au moins d'affaiblir la puis- sance espaguole, à la fois pour acquérir la liberté religieuse, et pour rendre à son pays la liberté po- litique et par suite la prépondérance en Europe. Trop heureuse la France, si elle avait eu pour la servir alors quelques citoyens aussi vigoureusement trempés, quelques intelligences aussi vives et aussi nettes ! Afin d'éviter à sa patrie la fureur des guerres civiles et religieuses , et pour détourner contre l'é- tranger les passions vivaces et l'ardeur belliqueuse
(i) Brantôme, édit, Lalanne. Capit. Franc, t. IV, p. 295.
LES PROJETS DE COLIGNY.
qui fermentaient en elle , Coligny, dans ses vastes et patriotiques desseins, ne s'arrêtait pas à l'Europe. L'Amérique était alors espagnole j aucun autre peuple ne disputait encore au successeur de Charles Quint la possession de ces immenses contrées, car les Portugais n'occupaient que les côtes du Brésil, et , d'ailleurs ils seront bientôt les sujets immédiats de Philippe II. Les Hollandais l'étaient encore. Les An- glais et les Français s'étaient contentés de quelques voyages de découverte , et n'avaient pas fondé d'é- tablissement sérieux. L'Espagne dominait donc eu maîtresse absolue. Nul autre drapeau que le sien ne flottait sur les mers américaines; les indigènes ne connaissaient et ne respectaient qu'elle. Affronter un pareil colosse pouvait paraître de la folie ou tout au moins de la présomption. Coligny l'osa pourtant. Peu de personnes encore soupçonnaient en Europe ce que le prodigieux entassement des victoires et des con- quêtes espagnoles avait amené d'épuisement. Il était du petit nombre des hommes d'Etat qui pensaient que cette grandeur était plus apparente que réelle, et com- mençaient à comprendre combien les fantastiques ri- chesses du nouveau monde cachaient de profondes mi- sères. Il avait déjà remarqué que les Espagnols étaient en Amérique disséminés sur des espaces trop énormes pour qu'ils fussent tous également défendus. Il avait appris que les indigènes, exploités, maltraités, mas- sacrés par leurs nouveaux maîtres, n'attendaient que l'occasion de se venger. Il essaya donc de profiter des
8 CHAPITRE 1.
diverses causes qui affaiblissaient la puissance espa- gnole en Amérique , et résolut d'attaquer l'Espagne non pas seulement en Europe, mais aussi au nouveau inonde.
Un autre motif, plus louable encore, le poussait en Amérique. Les protestants de France, longtemps per- sécutés , s'étaient enfin lassés de l'oppression qui pe- sait sur eux. Fortement organisés, soutenus par l'ar- deur qui caractérise les néophytes, bien commandés, ils étaient à la veille de commencer la guerre civile. Coligny , qui prévoyait cette explosion , aurait voulu la prévenir. Il avait songé à ouvrir à ses coreligion- naires une sorte de champ d'asile, où ils trouveraient la liberté de conscience. Dès 1 555, il avait envoyé dans la baie de Guanabara, non loin de l'emplacement de Rio de Janeiro, une expédition commandée par Durand de Villegagnon. Mais, après quelques années de séjour, le lieutenant de Coligny revint presque seul. Ses compagnons avaient péri sous la flèche des sauvages ou victimes de leurs propres fureurs. Cet essai malheureux ne découragea pas l'amiral. Nommé gouverneur de l'importante place du Havre, en rela- tions suivies avec les armateurs et négociants nor- mands, très-probablement de part avec eux dans leurs risques et bénéfices , il annonça hautement l'intention d'ouvrir au commerce français de nouveaux débou- chés. Ses projets étaient tellement connus, qu'ils éveil- laient les soupçons des puissances voisines. L'Espa- gne tremblait pour le Pérou et son ambassadeur à
LES PROJETS DE COLIGNY. 9
Paris (i), écrivait, dès le 28 octobre i56o, au cardi- nal de Lorraine pour avoir à cet endroit des informa- tions précises. Les Portugais étaient moins rassurés encore ; car ils craignaient une nouvelle expédition au Brésil. Les Anglais eux-mêmes étaient inquiets, et épiaient déjà avec jalousie les progrès de notre renais- sance maritime. Mais les trois peuples se trompaient ; car c'était dans une région encore inconnue, la Floride, que Coligny avait formé le dessein de fonder une colo- nie française : et, en effet, dès i56i, il invita tous les volontaires, protestants ou non, à se réunir au Havre, et annonça que bientôt une expédition partirait de ce port pour aller en Floride.
On appelle de nos jours Floride un des États qui constituent l'Union américaine. La Floride est une vaste péninsule jetée entre le golfe du Mexique et l'At- lantique. Elle est terminée au sud par le cap Sable ou Agi. Le canal de la Floride la sépare de Cuba, et le canal de Bahama de l'archipel des Lucayes. Au nord et à l'est elle est bornée par les Etats de Géorgie et d'Ala- bama.Sa superficie est de 15,467,000 hectares, un peu plus du quart de la France. Mais, au seizième siècle, le nom de Floride s'appliquait à un espace bien autre- ment considérable. La côte actuelle des États-Unis, tant sur l'Atlantique que sur le golfe du Mexique, était désignée sous ce nom, et, pour peu qu'on s'enfonçât dans l'intérieur des terres, on était toujours en Floride.
(ijTessier, P Amiral Coligny , p. \j.
10 CHAPITRE I.
La cote avait été entrevue par Verazzano , navigateur italien au service de la France, mais elle avait été ainsi nommée par l'Espagnol Ponce de Léon, qui la décou- vrit le jour des Rameaux ou de Pâques fleuries i5i2 (Pasqua Florida). D'après une autre étymologie , plus poétique encore (i) « Toute la terre voysine de ces pays-là est tellement chargée d'arbres et de fleurs, et la mer semblablement que , quelque profonde que elle soit, se diroit-on que c'est un pré le plus beau et ver- doyant que l'on voye ici durant le printemps. Et l'ayans veue estre telle tant les nostres qu'autres d'Eu- rope, l'appelèrent Floride. »
C'était et c'est encore un pays magnifique. Nos chroniqueurs du seizième siècle en ont tracé des descriptions poétiques. Ils ressentaient, au specta- cle de cette nature pittoresque, les émotions char- mantes que nous éprouvons tous en contemplant pour la première fois des beautés inattendues (2). « Les champs, écrit l'un d'eux, sans estre aucunement exer- cez, produisent assez de quoy pour soutenir la vie de ceux qui le peupleroient. Il sembloit que pour en faire un pais des plus riches et fertiles du monde, n'estoit requis que diligence et industrie, veu la bonté de la terre : estant assez souvent frappée des rayons de son haut soleil reçoit en elle force chaleur, tempérée tou-
(1) Thetet, Cosmographie universelle , t. II.
(2) La Popelinière, Histoire des trois mondes, p. 3o. Il cite et am- plifie, dans ce passage ,! l'ouvrage de Nicolas le Challeux, Brief dis- cours, etc.
LES PROJETS DE COLIGNY. 11
tefois, non-seulement de la fraîcheur de la nuict et de la rosée du ciel, mais aussi des gracieuses pluies en abondance, dont le gazon en vient fertile , voire de telle sorte que l'herbe forte y croist en hauteur es- Iran ge. »
Les Floridiens, établis dans cette région favorisée du ciel , étaient séparés en tribus nombreuses, Nat- chez, Seminoles, Apalaches , Chactas, etc. Toujours en guerre les uns contre les autres, ils n'avaient pas su fonder de puissants empires comme les Aztèques du Mexique ou les Incas du Pérou. Pourtant, vers le milieu du seizième siècle , ils avaient reconnu la né- cessité de s'unir contre] les envahisseurs étrangers. Tout en conservant leur autonomie locale, quelques caciques s'étaient confédérés, et reconnaissaient la suprématie , nous disions volontiers l'hégémonie de l'un d'entre eux , car les Espagnols leur avaient déjà fait sentir le poids de leur domination. Une tradition singulière s'était en effet répandue parmi les conqué- rants du nouveau monde. Ils croyaient trouver en Floride une fontaine merveilleuse qui rendait la santé et la jeunesse à tous ceux qui buvaient de ses eaux , et aussi des mines inépuisables. Mais ni la source qui devait les rajeunir, ni l'or qui devait les enrichir, n'existaient. Comme pour se venger de leur déception, ils organisèrent dans le pays (i) une véritable ter- reur, et détruisirent systématiquement les indigènes.
(i) Garcilvso de la Vega, Histoire de ht Floride. Tracl. Richelet, 1670.
1*2 CHAPITRE I.
Mais ceux-ci finirent par triompher de leur petit nombre, et se vengèrent par d'affreux massacres de la tyrannie de leurs envahisseurs. La Floride était donc abandonnée depuis quelque temps par les Espa- gnols, lorsque Coligny se décida à y envoyer une co- lonie française (i).
La politique de l'amiral lui conseillait ces expédi- tions, mais son génie ne les animait pas : elles furent toutes malheureuses. Néanmoins, comme étude de mœurs locales et comme peinture de caractères origi- naux, elles présentent un vif intérêt. Nous avons essayé d'en rassembler ici les fragments épars, et, en étudiant ce sujet peu connu, de remettre en honneur un épisode intéressant de notre histoire nationale, et de préparer quelques matériaux pour le futur historien de la co- lonisation française au seizième siècle.
(i) Néanmoins le vice-roi de Mexico, en 1 558 , avait ordonné un voyage de découvertes sur les côtes, ainsi que l'atteste une lettre de Guido de las Bazarès , commandant de l'expédition , à don Luiz de Velasco (ier février), et une lettre de L. de Velasco à Phlippe II (2/» septembre) : les deux lettres ont été insérées dans Ternaux-Compans, Collection de documents inédits sur T Amérique, Ie série, t. X , p. i43-i57-if)3.
LES DECOUVERTES DE JEAN RIBAUT. 13
CHAPITRE IL
LES DÉCOUVERTES DE JEAN RIBAUT.
Coligny choisit, pour commander l'expédition, un gentilhomme fort apprécié pour sa bravoure , son audace et ses mérites. Il se nommait Jean Ribaut. Il appartenait à la religion réformée. Plusieurs fois déjà il avait été chargé de missions délicates (i). En i55o, on l'avait envoyé en Ecosse , pour y surveiller les in- térêts de la France, et il s'était tiré à son honneur de cette difficile négociation. Il avait, comme tous ses contemporains, reçu cette forte éducation du sei- zième siècle , qui , tout en laissant une large part aux exercices corporels, développait aussi les facultés de l'esprit. Plein de feu , susceptible même d'enthou- siasme, il exerçait un grand ascendant sur ses subor- donnés. Peut-être pouvait-on lui reprocher une cer- taine obstination et un peu de vanité. Mais cette obs- tination deviendrait sans doute de la fermeté, et cette vanité de la confiance en soi-même. A tous égards Coligny avait donc fait un excellent choix.
Ribaut partit du Havre le 18 février i562. Sa flot- tille se composait de deux ramberges ou roberges ,
(i) John Ribaut is despatched from this court vith charge to repaii to the admirai and from this to receive further direction for his going into Scotland. — Trokrrtorton to Cecil 9 ocr. t55o , cité par Tessiek, ouv. cit. , p. 58.
14 CHAPITRE II.
gros J3at eaux sans élégance, mauvais marcheurs mais solides. Les trois-mâls hollandais, avec leurs coques massives et arrondies, leur ressemblent encore. Ribaut amenait avec lui bon nombre de soldats et d'ouvriers , presque tous calvinistes , et quelques gentilshommes attirés par l'espoir de fonder une colonie dans une terre encore vierge et surtout d'échapper aux persé- cutions religieuses , en trouvant au nouveau monde la liberté de conscience. Le plus inlelligent de ces vo- lontaires , qui joignait à des connaissances nautiques toutes spéciales des sentiments d'austérité et de patrio- tisme fort rares à cette époque, était René de Lau- donnière. On connaît encore les noms de Nicolas Mal- Ion, Fiquinville, Sale et Albert ou Aubert de la Pierria, dont le dernier était destiné à de tragiques aventures; du sergent Lacaille qui déjà , sans doute, avait voyagé dans ces parages , car il connaissait la langue des in- digènes. Citons encore Nicolas Barré ou Barrois, qui avait fait partie de l'expédition de Villegagnon au Brésil, le tambour Guernache, les soldats Lachère ou Lachéry , Aymon , Rouffi et Martin Atinas, de Dieppe. Ce sont les seuls dont les noms soient parvenus jus- qu'à nous.
Ribaut ne voulait pas que les Espagnols fussent ren- seignés sur le point exact du débarquement. Il eut donc soin de ne pas s'exposer à quelque rencontre avec un navire espagnol, et prit une direction peu fréquentée, l'est-nord-est , c'est-à-dire qu'il évita les Canaries et les Acores, et coupa le courant du Gulf-Stream au
LES DÉCOUVERTES DE JEAN RIBAUT. 15
lieu de se laisser entraîner par ses eaux. Il faut au- jourd'hui aux bateaux à vapeur une dizaine de journées pour aller d'Europe en Amérique : ce fut seulement après deux mois de navigation que Ribaut arriva sur une côte très-plate, déjà observée quelques années auparavant par Verazzano , et découvrit un cap , qu'il nomma le cap Français (i). C'était la cote actuelle des États-Unis, et le cap Français répond sans doute à la pointe qui s'étend au nord de la ville de Saint- Augustin.
Si Ribaut avait pris la direction du sud, il aurait découvert la Floride proprement dile, mais alors il se serait rapproché des Espagnols, qu'il voulait éviter;] il suivit donc la côte dans la direction du nord, et découvrit bientôt un fleuve magnifique, dont il remonta quelque temps les rives. Les om- brages touffus, la splendeur du ciel, la magnificence de la végétation le décidèrent à prendre terre. Son premier soin fut d'occuper le pays au nom du roi de France. C'était un usage de l'époque, une vieille tra- dition du moyen âge à laquelle se conformaient scru- puleusement tous les navigateurs. En vertu de l'axiome de droit que le premier occupant est le maîlre , ils s'emparaient de la terre. Mais, pour sym- boliser par un témoignage matériel cette prise de pos- session, les usages variaient. Ainsi les Norlhmans allumaient un feu dont les rayons, aussi loin qu'ils se
(i) Lemoyne , collection de dessins insérée dans l'ouvrage des frères de Bry, planche I.
16 CHAPITRE II.
répandaient (i) , limitaient leurs nouveaux domaines , tandis que leurs compagnons , une hache à la main , marquaient leur passage par des signes sur les arbres et les rochers. Les Espagnols se jetaient à l'eau , l'épée à la main, et retendaient aux quatre points cardinaux. Ribaut fit ériger une pierre, où les armes de France étaient gravées : la Floride était désormais terre française.
Les Floridiens ne tardèrent pas à entrer en rela- tions avec les Français. Un premier mouvement de frayeur les avait jetés dans les forêts. Mais la cu- riosité remporta bientôt sur la peur. Ils se rappro- chèrent, se contentèrent d'abord de voir, puis , peu à peu familiarisés avec la figure et les manières des étrangers, ils se décidèrent à les aborder. Ribaut avait donné l'ordre de les traiter avec douceur. C'était une bonne tactique; car les Européens en général , et les Espagnols en particulier, traitaient ces malheureux avec une morgue insultante et parfois avec une barbarie sans nom. Ribaut espérait que les Floridiens se répéteraient entre eux le bon accueil qu'ils avaient reçu , et que ce contraste avec la con- duite des navigateurs qui l'avaient précédé lui con- cilierait l'affection des indigènes. Il espérait aussi pou- voir se procurer de la sorte les vivres dont il avait besoin. En effet, les Indiens se pressaient autour des Français, et leur apportaient des grains, du poisson ,
(i) Geifroy, Islande avant le christianisme, p. if>.
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du gibier et des fruits. Ribaut ne les renvoyait jamais qu'avec de petits présents; bracelets d'étain argenté, serpes , couteaux , miroirs , et recevait en échange de magnifiques aigrettes de plumes, des paniers ar- tistement tressés ou des peaux de divers animaux sauvages. Bientôt ils devinrent très-familiers. On les voyait (i) se jeter à la nage , et entourer les navires pour proposer leurs vivres. Dès qu'un matelot faisail mine de débarquer, ils allaient à sa rencontre , et le portaient sur leurs épaules.
Ribaut était entré dans cette rivière le premier mai i562. Il la nomma Rivière de May. Elle paraît correspondre à la Rivière Saint-Jean ou San-Matheo. Ribaut se décida à la remonter quelques jours. Le bruit de son arrivée s'était déjà répandu. Partout il reçut un accueil empressé. Les caciques couraient à sa rencontre , et le suppliaient d'honorer leurs villages de sa présence. Ribaut cédait parfois à leur prière, et il admirait les inépuisables richesses de la région , mais bientôt les eaux diminuèrent , et ses navires ne purent plus avancer. Il revint alors sur ses pas , des- cendit le fleuve , et poursuivit le cours de ses décou- vertes.
Ribaut longea de nouveau la côte dans la direction du nord, et , en soixante lieues, trouva neuf rivières. Jl leur donna des noms français, Seine, Somme, Loire, Charente, Garonne, Gironde, Belle et Grande.
(i) Leaioyjve , planche II.
FLORIDE.
18 CHAPITRE II.
Ces noms ont aujourd'hui disparu. Ils ne furent même jamais en usage, puisque de Thon (i) remar- quait qu'on ne les retrouvait déjà plus de son temps, mais on aime à voir ces Français se souvenir de la France , et en perpétuer le souvenir par des dénomi- nations empruntées à la patrie absente. Par excep- tion ils nommèrent un de ces fleuves le Jourdain , car ils étaient protestants , nourris par conséquent de la lecture de la Bible, et , après avoir payé tribut à la patrie , ils voulaient affirmer leurs convictions (2).
Il est difficile, pour ne pas dire impossible, de dé- terminer la concordance des fleuves alors entrevus par les Français , et des divers cours d'eau qui arro- sent la cote actuelle de la Géorgie ou des deux Ca- rolines. Ribaut peut en avoir oublié quelques-uns, ou , tout au contraire , avoir attaché de l'importance à quelque mince tributaire de l'Océan. Nous avons essayé, dans une des caries qui accompagnent cet ouvrage, d'établir la concordance des fleuves améri- cains et des cours d'eau découverts par les Français. Mais nous n'avons énoncé que des hypothèses, que nous ont semblé justifier l'étude des textes , et l'appli-
(1) De Thou , Histoire universelle , édit. 1734, Uv.' XLIV, p. 484»
(2) Ne pas oublier pourtant que Luc Vasquez d'Ayllon , un des con- quérants espagnols de la Floride , avait déjà donné ce nom de Jourdain a l'un des fleuves du pays. Peut-être nos compatriotes avaient-ils sim- plement voulu rappeler cette première découverte. Voir Hernando d'Escat.ante, Mémoire sur la Floride, ses cotes et ses habitants , dans la collection Ternaux-Ccmpans, 2e série, t. X, p. 9-43.
LES DÉCOUVERTES DE JEAN RIBAUT. 19
cation de ces textes à la topographie actuelle du pays : aussi acceptons-nous d'avance toutes les rectifications. Les Français arrivèrent enfin à un beau fleuve (i). « La profondité y est telle , nommément quand la mer commence à fluer dedans, que les plus grands vaisseaux , voire les carraques de Venise , y pourroient entrer. » Ils jetèrent l'ancre, et appelèrent Port-Royal le point du débarquement. Le (2) site était admirable- ment choisi, ombragé par des chênes, des cèdres et des lentisques (3) « de si suave odeur que cela seul rendoit le lieu désirable. Et cheminans à travers les ramées , ils ne voioient autre chose que poules d'Inde s'envoler par les forêts , et perdrix grises et rouges. » La pêche était si abondante que deux traits de seine nourrissaient pour un jour tout l'équipage. Les Fran- çais remontèrent la rivière (4) , large de trois lieues à son embouchure, et entrèrent dans le pays. Ils furent en général bien reçus. Les Floridiens les accompa- gnaient, et leur faisaient pour ainsi dire les honneurs de leur territoire. Ribaut acceptait leurs hommages, et ne manquait point de déposer ça et là des bornes aux armes de la France, non point tant pour assurer
(1) L.vudonnièbe , Histoire notable de la Floride, etc. , p. 11.
(2) Lemoyjve, planche V.
(3) Laudonnière, p. il.
(4) Laet, Description des Indes occidentales^ t. IX, p. 117. « La ri- vière estoit pleine de toute sorte de poisson, et principalement d'une sorte que les Normands nomment sallicoques, de la grandeur des es- crevisses. »
2.
20 CHAPITRE II.
sa domination sur les indigènes , que pour prévenir toute protestation espagnole ou toute usurpation eu- ropéenne.
Les Floridiens jouissaient alors dune paix pro- fonde : leur condition était certainement préférable à celle des peuples européens du seizième siècle. Ceux de nos historiens , qui décrivirent leurs mœurs , Lescarbot, Basanier ou de Laët , ne tarissent pas en éloges enthousiastes sur le bonheur de ces tribus sauvages. Le ciel clément de la Floride leur donnait en abondance, et presque sans travail , tout ce dont ils avaient besoin. Leurs forêts regorgeaient de gibiers. Leurs fleuves foisonnaient de poissons. Ils trouvaient même dans leurs rochers ou dans les lits de leurs cours d'eau des pierres et des métaux précieux. Aussi les Floridiens aimaient-ils leur pays avec passion, et, pour le défendre, sacrifiaient gaiement leur vie (i). Dans les guerres qu'ils avaient soutenues contre les Espagnols, ils s'étaient signalés par de véritables traits d'héroïsme. Bien que maltraités par les Européens , ils reconnaissaient leur supériorité , et , comme toutes les peuplades primitives , s'atta- chaient aux pas des étrangers, et écoutaient leurs paroles, ou tachaient de copier leurs usages avec un espect superstitieux.
Ribaut , charmé de l'accueil et des prévenances des Floridiens , émerveillé par les splendides paysages
(i) Gabcil.vso de la Vega; Histoire de la Floride, passim.
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qui se déroulaient à ses yeux , résolut de fonder à Port-Royal un établissement durable. Il réunit ses hommes et leur exposa son désir. Laudonnière , son principal lieutenant , a recueilli son discours , mé- lange singulier de sentiments élevés et de citations pédantesques. 11 commença par leur rappeler en ternies énergiques la mission commune (i) : « Je croy que nul de vous n'ignore de combien noslre entreprise est de grande conséquence , et combien aussi elle est agréable à nostre jeune roy... et pour ceste cause j'ay bien voulu vous proposer devant les yeux la mémoire éternelle qu'à bon et juste titre méritent ceux, les- quels oublians et leurs parents et leur patrie, ont osé entreprendre chose de telle importance. » Puis il les encourage dans leurs résolutions , et leur fait remar- quer qu'il n'est pas besoin d'appartenir à la noblesse pour rendre service à son pays : un souffle calviniste anime cette partie de son discours. On sent s'agiter confusément l'esprit des temps nouveaux , encore retenu par plusieurs siècles de respect envers les puis- sances établies. Mais il se croit obligé de prouver ses assertions : on jurerait qu'il a peur de sa hardiesse, et qu'il s'abrite derrière les noms de Pertinax , d'Aga- thocles et de Rustem pacha. Il termine par un appel énergique : « Je vous supplie doncques tous d'y ad- viser, et librement me déclarer vos volontés : proles- tant si bien imprimer vos noms aux oreilles du roy et
(i) Laudonnièkk, p. 35-36.
22 CHAPITRE II.
des princes, que voslre renommée à l'advenir reluira inextinguible par le meilleur de noslre France. »
Les soldats répondirent à leur capitaine en style moins fleuri , mais non moins énergique « qu'un plus grand heur ne leur pourroit avenir, que de faire chose qui deust réussir au consentement du rov et à l'accroissement de leur honneur. »
Ribaut choisit avec habileté l'emplacement de la colonie projetée. Près de (i) l'embouchure du fleuve étaient deux petites îles séparées par un bras de la rivière assez profond pour donner accès a des vais- seaux d'un moyen tonnage. Les hords de ces îles étaient de facile défense. C'est là que Ribaut résolut de s'établir, mais non sans avoir consulté le goût des futurs colons : l'emplacement était heureux. Le bras de rivière qui séparait les deux îlots était si pittores- que, si agréablement ombragé qu'on l'appela Che- nonceaux , et personne n'ignore combien Chenon- ceaux sur le Cher mérite sa réputation. L'un des îlots fut nommé Libourne par les Gascons de l'ex- pédition, et l'autre Charlesfort par Ribaut. C'est à Charlesfort que Laudonnière. et Salles tracèrent le plan d'une forteresse suffisante pour contenir les vingt-huit (2) hommes, qui se décidèrent à rester en Floride. Cette forteresse n'avait que 160 pieds ou 52 mètres 80 centimètres de longueur, et i3o pieds
(1) Lemoyne, planche VI.
(2) Vingt-six, d'après Lvet.
LES DÉCOUVERTES DE JEAN RIBAUT. 23
ou 3q mètres Go centimètres de large : elle était néanmoins suffisante pour abriter la petite garnison , et pour protéger les abords de l'île. Aussi bien Ri- baut, en établissant ses hommes dans une île, se conformait aux règles de la prudence. Depuis les Phéniciens d'Hannon ou les Gaditans d'Eudoxe de Cyzique, qui s'établirent sur les îles de la côte d'Afri- que , jusqu'aux Northmans du moyen âge qui cam- paient de préférence dans les îles situées à l'embou- chure des fleuves, et à tous les Européens, Espagnols, Anglais ou Français qui se sont fortement can- tonnés dans quelque île voisine de la côte , Saint- Jean d'Ulloa, Salsette ou Gorée , avant d'entamer le Mexique, l'Hindoustan ou le Sénégal, c'est une me- sure de précaution que prendront toujours les premiers colons qui débarqueront dans un pays inconnu. La raison en est simple : dans une île on se ravitaille sans peine, on peut surveiller les abords et prévenir une attaque : enfin il est facile de débarquer où l'on veut, et au besoin de partir.
On n'est pas d'accord sur l'emplacement de Char- lesfort : on a désigné soit une des îles que l'Edisto , rivière de la Caroline méridionale , forme à son em- bouchure, soit Archers'creek , près de Beaufort, dans cette même Caroline. Mais Charlesfort ne fut jamais qu'un fortin en terre , à peine indiqué par quelques grossiers épaulements. Quelques années après le dé- part des Français, il ne devait plus rester ni vestige de leur habitation , ni preuve matérielle de leur se-
24 CHAPITRE II.
jour. Mous ne chercherons donc pas à éclaircir une question qui ne peut être éclaircie, et dont la solution, d'ailleurs, n'importe que médiocrement à l'intérêt de cette histoire.
Le moment de la séparation était arrivé. Ribaut laissait derrière lui une France en miniature sur les rives de ce fleuve inconnu. Mais le drapeau fran- çais déployait ses fleurs de lis au sommet de la cita- delle; des noms français, imposés aux localités, rappe- laient la patrie absente. Enfin on avait promis à ces exilés volontaires de ne jamais les oublier : aussi de part et d'autre se séparait-on avec émotion. Ribaut, avant de partir, réunit tous ses hommes, et leur pré- senta celui qu'il avait choisi pour le remplacer, et auquel il déléguait sa toute-puissance. « Capitaine Albert (i), dit-il, j'ay à vous prier en présence de tous que vous ayez à vous acquitter si sagement de voslre devoir, et si modestement gouverner la petite troupe que je vous laisse que jamais je n'aye occasion que de
vous louer et vous, compagnons, je vous supplie
aussi recognoistre le capitaine Albert, comme si c'es- toit moy-mesme qui demeurast, lui rendans obéissance que le vray soldat doit faire à son chef et capitaine , vivans en fraternité les uns avec les autres sans aucune dissension, et, ce faisant, Dieu vous assistera et bénira vos entreprises. » L'émotion était générale ; mais un cri de vive la France! vive le roi! retentit, les épées
(i) LvUDONNlÈRE, p. 38.
LKS DÉCOUVERTES DE JEAN RIBAUT. 25
sortirent du fourreau, un sentiment commun fit tres- saillir toutes ces moustaches grises, et on se sépara. Combien peu devaient se revoir !
Laissons pour un instant à Charlesfort le capitaine Albert et sa petite garnison , et attachons-nous aux pas de Ribaut.
L'intrépide explorateur désirait continuer ses dé- couvertes. Il remonta la cote dans la direction du nord, et trouva bientôt un fleuve dont les rives se distinguaient à pieine d'avec les cotes de la mer. La navigation devint pénible et les deux lourdes ram- berges menaçaient à chaque instant des'engraver. Ri- baut longeait alors les rivages de la Caroline actuelle, ces côtes basses, véritables lagunes, qui furent si dan- gereuses dans la guerre de sécession américaine. Fal- lait-il poursuivre sa route vers le nord? mais on s'ex- posait à des dangers inconnus. Rebrousserait-on che- min dans la direction du sud? mais on se trouvait alors dans des parages déjà explorés; de plus on en- trait dans des mers fréquentées par les Espagnols, et dont ces tyrans de l'océan prétendaient avoir la do- mination exclusive. Découvertes probables, mais dan- gers certains dans la direction du nord , concurrence redoutable et hostilités dans la direction du sud, que faire? On ouvrit un troisième avis, celui de terminer l'expédition, puisqu'elle avait été féconde en résultats, et qu'on avait, en six semaines, découvert plus de pays que les Espagnols en soixante et dix ans. De plus il fallait rendre compte au roi et à l'amiral de ces non-
26 CHAPITRE II.
velles conquêtes. Enfin on avait promis au capitaine Albert de lui envoyer des secours, et ces secours on ne les trouverait qu'en France.
Ribaut hésita quelque temps. Il lui répugnait de renoncer à une entreprise qui s'annonçait si bien : mais on entrait dans des mers tout à fait inconnues, et dont la navigation paraissait dangereuse; les vivres commençaient à manquer; il fallait revenir en France pour ramener de nouveaux colons, et ouvrir à ses co- religionnaires persécutés une patrie nouvelle. De plus l'amour-propre était intéressé à raconter les mer- veilles dont on avait été témoin. Ribaut se décida donc au départ, et retourna en France; il débarqua, sans encombre, le 20 juillet i562, cinq mois seule- ment après son départ de Dieppe.
On était alors en pleine] guerre civile. Au massacre de Vassy (ier mars i562) , et à l'ordre donné « à tous ceux diffamés pour estre de la nouvelle religion, » de vider Paris en vingt-quatre heures , les protestants avaient répondu en prenant les armes. Le prince de Condé s'était mis à la tête d'une véritable ligue de seigneurs remuants et ambitieux. L'unité nationale était menacée. Près de deux cents villes étaient déjà tombées au pouvoir des rebelles, et, sous prétexte de secourir l'un ou l'autre parti, Elisabeth d'Angleterre et Philippe d'Espagne entretenaient nos discordes in- térieures. Le moment était mal choisi pour s'occuper de possessions lointaines. Alors que la guerre civile mettait en feu toutes nos provinces, on ne pouvait
LES DÉCOUVERTES DE JEAN RIDAIT. 27
guère songer à ces nouvelles colonies, dont on con- naissait à peine le nom. Dans l'affreux tumulte de cette guerre fratricide, nous perdons la trace de Ri- baut. Il est probable cependant qu'il rejoignit Coli- gny, et lui parla de la Floride. Mais l'amiral ne lui prêta qu'une médiocre attention. Il luttait pour sa propre existence. Que lui importaient quelques mal- beureux abandonnés dans une île inconnue du conti- nent américain? « De vérité, un contemporain (i) le remarque ingénuement, ce fust manque de foy, et une inhumanité, » mais, en temps de crise, on sait ce que vaut une existence humaine!
Ribautprit sans doute une part active à la guerre (2), car, à la conclusion de la paix, il n'osa pas rentrer à Dieppe, et passa en Angleterre avec quelques protes- tants, compromis comme lui par l'exaltation de leurs convictions religieuses. En Angleterre il recueillit ses souvenirs, les réunit en un volume, et les fit impri- mer en i563. Cet opuscule eut un grand retentisse- ment. Il fut aussitôt traduit en anglais, et lu avec avi- dité. Elisabeth connut la Floride , et dès lors germa dans son esprit le projet de s'emparer de celle riche proie. Ici comme toujours la France avait semé; d'au- tres pays allaient récolter !
Une aventure étrange vint tout à coup augmenter le bruit qui se faisait déjà autour de la Floride. On
(1) Lescarbot, Histoire de la nouvelle France, p. 4o- (1) Haag , France protestante, t. VIII, p. 3i3..
28 CHAPITRE II.
avait trouvé en mer, non loin des cotes anglaises, un navire informe, où quelques malheureux, cadavres ambulants, rongés par la famine et dévorés par la soif, allaient rendre le dernier soupir. C'étaient les derniers survivants de Charlesfort, les débris de l'ex- pédition française! Que s'était-il donc passé à la pe- tite colonie?
CHARLESFORÏ. 29
CHAPITRE III,
CHARLESFORT.
Albert et ses vingt-huit compagnons étaient aban- donnés à eux-mêmes. Il leur fallait, loin de la mère patrie, pourvoir à toutes les nécessités matérielles, et, en même temps, tenir haut et ferme le drapeau de la France. La tâche était difficile, mais nos compa- triotes ne furent pas à la hauteur des circonstances, et bientôt la petite colonie éprouva les plus effroyables disgrâces.
Un des traits de notre caractère national a toujours été d'exciter au premier abord, et cela dans tous les temps et dans tous les pays, une sympathie irrésistible chez les étrangers. Nos qualités seules apparaissent. Nos défauts ne sont détestés que plus tard. Nos ancêtres de Gaule plaisaient aux Grecs et aux Romains : nos ancêtres du seizième siècle furent accueillis avec bon- heur en Amérique. Leur turbulence, leur gaieté fé- brile formait un contraste frappant avec l'austérité espagnole ou la morgue anglaise. Au Canada, dans les Antilles, et dans toutes ces contrées où la venue des autres immigrants européens était considérée comme un malheur, nos compatriotes amenaient avec eux la joie et le plaisir. Les Floridiens, qui n'avaient encore apprécié que nos qualités, semblèrent prendre à tâche de faire oublier aux soldats d'Albert le départ de leurs
30 CHAPITRE III.
compagnons. On était alors aux beaux jours de l'an- née, dans ce printemps américain autrement poéti- que et séduisant que celui de nos provinces, car il n'est jamais attristé par la pluie. Albert visita succes- sivement les caciques des environs, Adusta, Mayon, Hoya, Touppa, Slalame, et fut très-bien reçu par eux. Le cacique Adusta se signala par ses prévenances. Pas une fête n'était célébrée que les Français n'y fussent in- vités « de sorte que ce bon roi Indien ne faisoit rien de singulier qu'il n'y appelast les noslres(i). » On éclian- geait des armes; on apportait des présents de fruits ou de gibier. L'abondance régnait à Cliarlesfort, et nos Français s'habituaient à cette vie grasse et molle. Une de ces fêtes mérite une mention spéciale. Les Indiens la nommaient la fèteToya. Ils commencèrent par nettoyer soigneusement un espace circulaire, au- tour duquel se rangèrent les convives, en grand cos- tume et couverts de peinture. Trois d'entre eux en- trèrent au milieu du cercle. Ils frappaient tous trois sur un tambour, et tournaient sur eux-mêmes en poussant des cris lugubres, auxquels répondait l'assemblée en- tière. Tout à coup ils s'enfuirent dans la forêt prochaine, et ne reparurent que quarante-huit heures après. [Ils étaient allés invoquer le dieu Toya, et lui avaient adressé leurs prières dans le calme et le recueillement de la solitude. Pendant leur absence tous les hommes jeûnèrent et ne sortirent pas de leurs maisons.'] Les
(i) LvtlDONNIKKE, p. f\ I .
CUARLESFORT. 31
femmes poussaient des gémissements lugubres, et elles déclaraient le bras des jeunes filles avec des coquilles aiguës. Le sang qui coulait de ces blessures , elles le répandaient en l'air en criant à plusieurs reprises, Hé Toya ! Les Français ont toujours été gouailleurs. Ces cérémonies grotesques excitaient en eux des rires inextinguibles, mais le cacique les supplia de mo- dérer leur gaieté , ou sinon il ne se cbargeait pas de contenir la fureur de ses sujets, qui n'entendaient pas raison sur ce point. Heureusement les envoyés sacrés revinrent de la forêt, portant de bonnes nouvelles, et aussitôt les Floridiens rompirent leur jeûne, avec la même avidité que les musulmans terminent leur Ra- madan, et commencèrent une interminable série de festins, de danses et de chants auxquels furent conviés nos compatriotes. Ces cérémonies étranges n'ont pas encore entièrement disparu. Plus compliquées encore, plus mystérieuses et surtout plus sanglantes, elles sont encore pratiquées de nos jours par les Mandans des Etats-Unis (i) et excitent chez les Yankees la même curiosité qu'elles inspiraient à nos Français.
Mais ce n'était pas tout que de s'abandonner ainsi aux plaisirs. Le premier, le plus impérieux de tous les devoirs était de se mettre résolument au travail et de profiter de la merveilleuse fécondité du sol pour assurer les ressources de l'avenir. Sous ce ciel admi- rable, il suffisait de confiera la terre quelques se-
(i) Tour du monde, n° 480.
32 CHAPITRE III.
menées pour qu'elle les rendît au centuple. Dans la Floride actuelle les vivres sont d'un bon marché fa- buleux. Sur le marché de Saint-Augustin (i), en 1 85 1-1862, M. Poussielgue achetait une paire de pou- lets trente ou quarante centimes : pour soixante cen- times on avait des bananes « grosses comme la tête, » qui suffisaient à la nourriture d'une famille pendant une semaine. Alors que le sol de la Flo- ride était encore vierge, avec cette humidité tem- pérée par une chaleur torride, nos Français au- raient pu sans peine trouver dans la terre qu'ils oc- cupaient des ressources pour ainsi dire inépuisables. Ils n'y songèrent pas. Imprévoyants et naïfs, ils s'ima- ginèrent que l'abondance dans laquelle ils avaient jusqu'alors vécu n'aurait pas de terme, et ils ne cher- chèrent qu'à jouir des molles délices d'une vie oisive. Mais les provisions s'épuisaient, et la mauvaise sai- son approchait. Les Floridiens- avaient bien consenti à partager leurs vivres, tant qu'il suffisait de les ra- masser pour ainsi dire autour de soi; mais, dès que les pluies commencèrent, ils s'enfermèrent chez eux, suivant leur habitude, et comme ils n'avaient gardé que ce qui était indispensable à la nourriture de leurs familles, ils n'étaient guère disposés à le partager avec desétrangers : c'étaient des grains, du milsurtout, qu'on enfouissait dans de véritables silos (2), recouverts de
(i) Tour du monde, n°455. (2) Lemoyjve, planche XX.
CHAULESFOUT. 33
feuillages, et qu'on distribuait ensuite par rations (i) ; c'étaient encore des poissons et du gibier fumé (2), surtout des quartiers de cerf (3). Ils avaient aussi des morceaux de caïman sécliésau feu, chair odorante et in- digeste que les Européens n'ont jamais aimée (4). Mais ces provisions n'étaient pas considérables. Pourtant les Français inspiraient tant de confiance, et avaient excité tant de sympathies, que les Floridiens se départirent en leur faveur de leur égoïsme traditionnel, et leur distribuèrent tout ce qu'ils purent retrancher à leur alimentation indispensable. Le cacique Adusta se si- gnala par sa prodigalité : il ne garda que les grains ri- goureusement nécessaires pour les semailles, et .les caciques voisins imitèrent sa générosité.
En Floride les semailles se font d'habitude en mars. Il est donc probable que , dès le mois de janvier 1 563 , nos Français vivaient aux dépens de leurs voisins ; mais, quand ces voisins n'eurent plus rien à leur dis- tribuer, il fallut, en attendant la moisson, courir les bois, ramasser les glands et les racines, ou bien de- mander à la chasse et à la pêche des ressources tou- jours aléatoires. Bientôt même ces ressources firent défaut, et, pour ne pas mourir de faim dans ce canton
(i)Lemoyne, pi. XXII-XXITI. ■
(2) M, pi. XXIV.
(3) Icf., pi. XXV. Ce dessin est fort original. Il représente des Indiens, vêtus de peaux de cerf, qui s'approchent à quatre pattes de cerfs bien vivants , et les percent de leurs flèches.
(4) Id., pi. XXVI.
LV FLOMDE. 3
3fc CHAPITRE m.
épuisé, ils se décidèrent, malgré leur petit nombre, à entrer en relations avec des caciques plus éloignés.
Deux de ces caciques, Covexis et Ouadé, passaient pour être plus riches, et pour posséder un sol plus fécond que leurs confrères. Nos aventuriers remonté- t rent la rivière Belle jusqu'à vingt-cinq lieues environ de Charlesfort. Ils apportaient avec eux quelques mar- chandises, précieuses à cause de leur étrangeté, et surtout ces armes européennes, dont la possession a toujours été si vivement désirée par les peuples bar- bares. Ce n'est pas à dire que les Français se soient séparés de leurs armes à feu : elles étaient nécessaires pour assurer leur prestige; mais leurs couteaux, leurs sabres, leurs haches, tous leurs instruments en un mot étaient tellement supérieurs aux grossiers instruments des Floridiens , que la seule pensée de pouvoir en acheter transportait d'aise tous les caciques. Aussi, moitié par bienveillance naturelle , moitié par con- voitise pour ces armes merveilleuses, dont ils ne con- naissaient que par ouï- dire les terribles effets, Covexis et Ouadé accueillirent les Français avec empressement. Ils leur fournirent des vivres, et leur cédèrent tout ce qui tentait leur curiosité ou leur cupidité. Nos com- patriotes avaient surtout remarqué de magnifiques tapisseries en plumes qui ornaient les murs des cases royales à la hauteur d'une pique. Les Américains étaient alors passés maîtres dans l'art de tisser avec les plumes variées des oiseaux de splendides ouvrages, véritables tableaux, mosaïques naturelles, dont leurs
CUAULESFORT. 35
descendants ont perdu le secret. Les Floridiens avaient connaissance de cet art singulier, aujourd'hui en décadence : peut-être encore s'étaient- ils procuré ces tentures par voie d'échange. Dès qu'ils s'aper- çurent que ces tapisseries, ainsi que des couvertures blanches frangées d'écarlate , excitaient l'admiration des Européens , ils s'empressèrent de les leur aban- donner, mais pour avoir des armes.
Une catastrophe imprévue attendait les Français à leur retour. Le feu prit à Charlesfort, et ils se trou- vèrent sans abri. Ce malheur fut bientôt réparé; car des baraques en bois sont vile élevées, surtout quand les matériaux sont à portée et ne coûtent rien. D'ail- leurs les Floridiens vinrent au secours de leurs hôtes. ]ls les aidèrent à reconstruire leur maison. Leurs nou- veaux amis, Covexis et Ouadé, leur envoyèrent d^au- tres provisions. Ouadé ajouta même quelques présents. C'étaient des perles , du minerai d'argent, et deux pierres de fin cristal trouvées au pied des montagnes qui s'étendaient à dix lieues de la côte. Ces montagnes correspondent sans doute aux dernières ramifica- tions des monts Àpalaches , qui viennent mourir à peu de distance des rivages océaniques, et ce fin cristal ce sont peut-être des cymophanes, cailloux transpa- rents d'un jaune vitreux (i), avec des chatoiements bleuâtres, qu'on rencontre parfois dans les ruisseaux floridiens.
(i) Tour du monde , n° 5 4 's.
36 CHAPITRE III.
Les Français avaient échappé à la famine, et ré- paré les désastres de l'incendie ; mais ils n'échappèrent pas aux querelles intestines. La discipline, en ces temps de trouhle, n'était pas assez énergique, surtout à une telle distance de la métropole. De plus il ar- rive parfois que des suhalternes , investis d'une auto- rité provisoire, sont portés à en abuser. Tel fut le cas et de nos aventuriers et de leur chef. Les soldats ne surent pas obéir, et le capitaine Albert ne sut pas les com- mander. Comme l'avoue naïvement Laudonnière (1) , « le malheur voulut que ceux qui n'avoient peu estre domtez par les eaux ny par le feu le fussent par eux- mêmes. » Un déploiement inutile de rigueur excita le mécontentement de tous. Pour le plus futile des motifs, Albert condamna à mort un de ses soldats, nommé Guernache, ancien tambour aux gardes fran- çaises, et, comme personne ne voulait remplir l'of- fice de bourreau , il le pendit lui-même. Cette sévérité exaspéra nos Français. Mais le sentiment du devoir les retint encore; peut-être comprenaient-ils la nécessité de rester unis en face de ces indigènes , au milieu des- quels ils étaient comme noyés. Peut-être encore le sentiment de l'honneur agissait-il aussi sur eux; car ils étaient volontaires et huguenots , c'est-à-dire qu'ils avaient librement accepté leur exil , et que le lien , alors tout-puissant, d'une religion nouvelle avait institué parmi eux , surtout à une telle distance de la
(i) Laudonnière, p. 53.
CHARLESFORT. 37
France, une sorte de parenté. Mais ils étaient fort irrités de l'attitude et des prétentions despotiques de leur chef, et une occasion se présenta bientôt de traduire ce mécontentement par des faits regret- tables.
Le capitaine Albert ne s'était pas contenté de mettre à mort Guernache. Il venait encore de dégrader un autre soldat, et l'avait envoyé en exil, à trois lieues de Charlesfort , dans une petite île du fleuve. Il lui avait enlevé tout moyen de correspondre avec ses compagnons , mais s'était engagé à lui envoyer des vivres tous les huit jours. Seulement c'était une fausse promesse , car il ne tint pas sa parole , et laissa mou- rir de faim ce malheureux isolé. Cet acte de froide cruauté détermina parmi les soldats un ressentiment indicible. « Comme ils voyaient ces furies s'augmenter de jour en jour, et craignant de tomber aux dangers des premiers, ils se résolurent à le faire mourir (i). » De semblables résolutions sont toujours fatales. Les mutins se jetèrent à limproviste sur leur capitaine , et le massacrèrent ; puis ils allèrent chercher le soldat exilé , qu'ils trouvèrent à demi mort de faim , et élurent pour chef l'un d'entre eux, Nicolas Barré , qui avait déjà (2) fait partie de l'expédition de Villegagnon au Brésil , car ils comprenaient la nécessité de con- centrer leurs efforts pour une action commune.
(1) Lescarbot , p. 5/j.
(2) Lescarbot, ouv. cit., liv. I, § VI.
38 CHAPITRE III.
Les derniers jours de l'année 1 563 approchaient, et aucun secours n'arrivait de la métropole. Les Français se crurent abandonnés, et ne songèrent plus qu'à re- gagner leur pays. En pareil cas des Anglais eussent agi autrement. Ils auraient cherché à tirer parli des ressources du sol, ils auraient cultivé la terre, ils au- raient noué avec les indigènes des relations plus sui- vies, et ils auraient patiemment attendu l'arrivée de leurs compatriotes. Mais nos ancêtres étaient aussi impressionnables , aussi faciles à abattre que nous le sommes encore aujourd'hui. Au lieu de s'en prendre à eux-mêmes , à leur imprévoyance , à leur indiscipline de leur malheureuse situation , ils ne surent accuser que leurs compatriotes ; ils ne comprirent pas que les malheurs dont ils souffraient assuraient la prise de possession par la France d'un continent nouveau. Ils oublièrent qu'avant de jouir il leur fallait souffrir, et qu'ils avaient besoin du baptême des épreuves pour se redresser forts et vigoureux contre la destinée.
A l'étranger, nous ne voyons que la France : nous éprouvons comme un malaise instinctif, qui nous fait aspirer au moment du retour dans la patrie. Aussi nous faut-il excuser ces malheureux , qui crurent que leurs maux ne finiraient qu'en retournant au pays natal.
Ils venaient pourtant de prendre une résolution presque désespérée. Construire un navire capable de supporter une longue traversée, et cela avec des ouvriers maladroits ou sans expérience ; char-
CIIARLËSFORT. 39
ger ce navire de vivres suffisants, clans un pays où les vivres sont si rares; lui trouver des agrès et des voiles, alors qu'on manque à peu près de tout; certes leur désir de revoir la patrie était bien intense, pour que, de gaieté de cœur, ils s'expo- sassent à tous les mécomptes d'une telle entreprise. * Mais Nicolas Barré se montra digne de sa nouvelle position , et fut admirablement secondé par ses com- pagnons. S'ils avaient dépensé le quart de celte énergie fiévreuse à cultiver le sol et à se bâtir des abris ê solides , leurs travaux n'auraient pas été inu- tiles; mais ils n'y songèrent même pas. Ils mépri- sèrent les richesses de ce sol, qui ne demandait qu'à être fécondé par les sueurs de l'homme ? et se lan- cèrent dans un labeur bien autrement ingrat. 9 Le bois ne manquait pas pour la construction du navire ; mais où étaient les ferrements pour assujettir les planches/ le goudron pour empêcher les voies d'eau, les voiles et les cordages pour sa marche? Où étaient les charpentiers et les menuisiers? Ces détails n'arrêtèrent pas nos Français, et résolument ils se mirent à l'œuvre. L'industrie humaine , surexcitée parla nécessité, accomplit parfois des prodiges. Tout récemment un Français, Raynal (i), fut jeté par la tempête, avec quatre compagnons, aux îles Auckland ; eux aussi, mais au prix d'incroyables fatigues, et par de véritables merveilles d'invention , réussirent à se
(i) Tour du monde , n. 49^-497-
kO CHAPITRE III.
construire une barque et à se sauver. Ainsi firent nos hommes. Il est vrai qu'à la première nouvelle de leur dessein , les Floridiens vinrent à leur aide. Élait-ce bonhomie, ou plutôt désir de se débarrasser de voi- sins qui commençaient à devenir gênants? On ne sait; mais ils coupèrent de grands arbres dans la forêt voi- sine , et les apportèrent au chantier. Quand la char- pente du navire fut achevée , ils apprirent aux Fran- çais à remplacer le goudron par de la résine ou de la gomme , l'étoupe par de la mousse , et leur donnèrent des cordes tressées avec des lianes. Le petit navire fut donc achevé , et lancé à la mer. Les Français remer- cièrent les Indiens de leur précieux concours , et leur abandonnèrent les instruments dont ils n'avaient plus besoin ; puis ils dirent adieu à cette terre , où ils avaient tant souffert , et mirent à la voile.
Si du moins ils avaient eu des voiles : mais ils avaient été forcés , pour en fabriquer, de sacrifier leurs chemises et leurs draps de lit. C'était vouloir tenter la destinée que de s'aventurer avec un sem- blable navire sur une mer presque inconnue. Ils n'a- vaient même pas eu la vulgaire prudence d'amasser des provisions en quantité suffisante. Ils crurent, dans leur naïve et folle confiance, que le vent les favorise- rait constamment, et qu'ils n'avaient pas besoin d'a- lourdir la marche de leur navire , en entassant des provisions à fond de cale. Leur présomption devait être bien punie!
Us n'avaient pas fait le tiers du chemin que sur-
CHARLESFORT. 41
vinrent des calmes plats. On sait que parfois , sous les tropiques, l'action des vents cesse tout à coup. La mer ressemble à de l'huile. Aucun souffle ne la ride. Les voiles pendent le long des mâts , et les matelots , réduits à l'inaction , appellent de tous leurs vœux un vent libérateur, au besoin quelque tempête qui les ar- rache à l'affreuse perspective de la famine. Nos mal- heureux compatriotes ne firent en trois semaines que vingt-cinq lieues, et leurs vivres diminuaient à vue d'œil(i). Laudonnière a raconté leurs souffrances en termes émus : « Les vivres, dit-il, vindrent à telle pe- titesse qu'ils furent contraints ne manger que chacun douze grains de mil par jour, qui sont peut estre en valeur douze pois. Encores tel heur ne leur dura que bien peu , car tout à coup les vivres défaillirent , et n'eurent pour plus asseuré recours que les souliers et les colets qu'ils mangèrent. Quant au boire, les uns usaient de l'eau de la mer, les autres de leur propre urine, et demeurèrent en telle désespérée nécessité l'espace d'un fort long temps, durant lequel une partie mourut de faim. » Pour les accabler, une voie d'eau se déclara. Epuisés par la faim, ils consumèrent leurs der- nières forces à rejeter hors du navire l'eau qui l'enva- hissait. Enfin ils parvinrent à aveugler la voie :[mais la famine , la hideuse famine , avec son cortège de si- nistres pensées, et de cruelles déceptions, se dressait toujours devant eux. Le désespoir les gagna. Ils prirent
(i) Laudonnière, p. 56-57»
42 CHAPITRE III.
la résolution de sacrifier lun d'enlre eux, el de sou- tenir par cet horrible repas leurs membres défaillants. Le sort désigna Laclière. C'était ce soldat que le capi- taine Albert avait exilé dans une île, et qui avait déjà éprouvé les horreurs de la faim. Il ne pouvait échap- per à sa destinée! Il se résigna donc, et fut immolé. Cet horrible repas permit à ses compagnons de re- prendre quelque espoir.
Enfin la terre apparut. Jamais elle ne fut saluée par de tels cris d'allégresse. C'était l'Angleterre qu'on découvrait ainsi. Une roberge anglaise les abord i , et leur prodigua les soins que réclamait leur misère. Sur cette roberge était un de leurs anciens compa- gnons, qui les reconnut et les consola. Dès lors ils étaient sauvés. Les Anglais, qui les avaient recueillis, débarquèrent sur-le-champ les plus faibles , et con- duisirent les autres à la reine Elisabeth.
Cette princesse commençait à diriger vers les colo- nies étrangères, et surtout vers l'Amérique, l'ardeur de ses sujets. Elle comprenait que le véritable théâtre de la grandeur anglaise devait être l'Océan , et déjà peut- être songeait-elle à coloniser quelque rivage améri- cain, et spécialement la Floride. De Laët (i) le dit expressément. « La royne , écrit- il , qui sembloit avoir dessein sur la Floride. » Laudonnière le reconnaît aussi (2) : « de peur que la royne d'Angleterre ne s'en-
(i) De Luît, p. 118. (•>.) Laudonnière, p. yS.
CHARLESFOKT. 43
courageast davantage prendre pied en icelle, comme desja elle avoit envie. » Ce qui nous porterait encore à le croire, c'est que Ribaut était alors fixé en Angle- terre , el qu'il venait d'y publier (i) son ouvrage sur la découverte de la Floride. Le récit de ce voyage avait appelé l'attention des Anglais sur se singulier pays. L'arrivée imprévue et dramatique des derniers colons français de la Floride excita leur curiosité. Moitié par pitié pour leurs infortunes, moitié par désir de s'instruire, Élisabetb ordonna qu'on lui ame- nât les derniers survivants de l'expédition. Elle vou- lait les interroger sur leurs aventures , et surtout s'en- quérir auprès d'eux des ricliesses du sol. On ne connaît pas le résultat de l'entrevue; mais il est pro- bable que cette princesse intelligente tira profit de leur récit , et que quelques-uns de nos compatriotes acceptèrent ses offres, et restèrent en Angleterre. Quelques mois plus tard l'un d'entre eux, Martin Atinas, servait en effet de pilote au capitaine anglais Hawkins , et le conduisait sur les côtes de Floride. Ribaut était déjà réfugié à sa cour, et , sans doute , était entré en relations avec le futur conquérant de l'Amérique anglaise, l'illustre Walter Raleigli. L'An- ç gleterre , dès cette époque , profitait déjà de nos dé- couvertes. Par un caprice du basard , une expédition , préparée en France, et conduite par des Français, se terminait en Angleterre , et ne devait profiter qu'aux Anglais !
(i) Thewhole and true discovery of terra Florida. Lond.; 1 5 6 3 , in- 12.
DEUXIEME EXPEDITION
(22 avril 1564 — 28 août 1565)
LA COLONISATION
CHAPITRE 1
FONDATION DE LA CAROLINE.
Le premier essai de colonisation tenté en Floride par les Français avait misérablement échoué; mais Coligny, et, en général, tous les chefs du parti pro- testant, avaient pour qualité maîtresse une persévé- rance à toute épreuve. Toujours vaincus, toujours déçus dans leurs espérances, ils ne renonçaient ja- mais à leurs projets. Après la paix d'Amboise qui ter- mina la première guerre de religion , Coligny aurait immédiatement repris ses projets maritimes, s'il n'a- vait eu à soutenir avec les Guise un interminable procès. On l'accusait de complicité avec Poltrot de Méré, l'assassin de François de Guise. Le procès ne fut terminé que le 5 janvier 1 564 par un arrêt du roi qui retirait l'affaire. Tout aussitôt l'amiral tourna de nouveau son activité vers la mer. « Cependant que je
i6 CHAPITRE I.
suis en ma maison, écrivait-il (i), je regarde à trouver nouveaux moyens par lesquels l'on pourra traffiquer, et faire son proffict aux pays eslranges, et j'es- père en peu de temps faire en sorte que nous ferons le plus beau traficq 'qui soit en chrestienté. » Aussi, malgré le premier échec subi en Floride, Coligny ré- solut de tenter une seconde fois la fortune, et orga- nisa une expédition nouvelle.
Ribaut était toujours en Angleterre : Coligny avait donc besoin d'un aulre chef. Il le rencontra dans la personne de René de Laudonnière, un de ses fami- liers, déjà connu (2) pour sa grande expérience des choses de la mer. Laudonnière avait fait partie de la première expédition, et Ribaut n'avait eu qu'à se louer de ses procédés et de sa capacité. Il semblait (3) taillé à l'image de son patron l'Amiral : froid, honnête, consciencieux, avant tout l'homme du devoir. Il était un peu fier. Il manquait aussi de présence d'esprit, et peut-être de fermeté. Mais ces défauts étaient ra- chetés par son dévouement à la mission acceptée et sa persévérance. Sa devise le peint : « Si Dieu m'aide, j'irai à fin. » Peu de brillant, mais du solide. Il n'ex- citait pas la sympathie, mais commandait l'estime.
(1) Pièces sur l'histoire de Fiance, t. VIII, année i865 , cité par Tes- sier, ouv. cit. , p. 87.
(2) De Bry, ouv. cit. , p. 6' : Aulœ suœ familiarcm, non tant artis militaris scientia atque usu proditum quant rerum nauticarum. — Cf. de Thou, p. 490.
(3) Son portrait a été gravé par Crispin de Passe, dit le J ieujr, i5o8, in-8° ; nous n'avons pu nous le procurer.
FONDATION DE LA CAROLINE. kl
C'était un puritain français. Coligny se mon Ira gé- néreux à son égard. Il lui donna cent mille (i), et même, d'après certains auteurs (2) , cent cinquante mille francs, l'engagea à prendre son temps pour bien choisir ses hommes , et lui confia un blanc seing avec pouvoir de conférer des grades.
Laudonnière se rendit au Havre de Grâce, dont l'A- miral était gouverneur particulier, et y donna rendez- vous à ses compagnons. Franciscopolis avait déjà perdu son nom pédantesque, et préludait à ses magnifiques destinées. Ce port était bien choisi pour servir de point de départ à une expédition en Floride. Coligny l'avait ouvert comme un asile à tous ceux de ses coreligion- naires disposés à chercher au loin fortune et liberté. Il y recevait aussi les capitaines et les matelots que n'effrayait pas la pensée de lointains voyages de dé- couvertes. Aussi Laudonnière n'eut-il pas de peine à recruter ses équipages au Havre. Car le voyage pro- jeté avait fait grand bruit. On était alors plus aven- tureux que de nos jours. Les merveilleuses conquêtes des Espagnols, exagérées par l'emphase castillane, les trésors inépuisables du nouveau monde , les courses dans la forêt vierge, les fatigues inouïes et les vo- luptés sans nom de l'Amérique transportaient dans le monde des chimères l'imagination toujours mobile de la jeunesse française. Ce n'étaient pas seulement des
(1) De Thou, ouv. cir., p. 44. [%) De Lvet, iW., p. 119.
48 CHAPITRE I.
misérables ou des déclassés qui quittaient alors la pa- trie, c'étaient des jeunes gens de bonne famille, et des bourgeois aisés. Quelques gentilshommes se joi- gnirent aussi h l'expédition : d'Ottigny et d'Erlach à titre d'officiers, de la Rocheferrière , de Marillac, de Grontaut, Normans de Pompierre et quelques autres en qualité de volontaires (i). Des vétérans, rompus aux fatigues et forts de leur expérience, firent aussi partie de la troupe. C'étaient Lacaille, un des sur- vivants de la première expédition , Pierre Gambie , J. Salé , Le Mesureur, Desfourneaux et quelques au- tres, dont nous rencontrerons les noms dans le cours de ce récit. On avait de bons pilotes, Jean Lucas, Pierre Marchant, Trenchant et les deux frères Michel et Thomas Levasseur. Les matelots avaient été choisis avec soin. Un maître apothicaire, un artificier, Hance, quelques charpentiers, Jean Deshaies, et deux Fla-
(i) On pourrait dresser ainsi le rôle de l'équipage. Capitaine : R. de Laudonnière. — Officiers : d'Ottigny, lieutenant; d'Erlach, enseigne, J.Lemoyne, dessinateur; Lacaille, sergent interprète; Michel Vasseur, capitaine du Breton; Jean Lucas, de Y Elisabeth ; Pierre Marchant, du Favcon ; Nicolas Vasseur et Trenchant, pilotes. — Volontaires : La Ro- cheferrière, de Marillac, de Grontaut, Normans de Pompierre, Seignore. — Administration et ouvriers : Jean Deshaies, maître charpentier; Hance, maître artificier, un maître apothicaire, deux charpentiers flamands; une servante. — Soldats ou matelots : Pierre Gambie , La Roquette, Le Gendre, Martin Chauveau , Bertrand, Sanferrent, Lacroix, Estiemie Gondeau, Grandpré, Nicolas Lemaistre, Doublet, Fourneaux, Estiei ne de Gênes , Jacques Salé , Le Mesureur, Barthélémy, Aymon , La Crète, Grandchemin , Pierre Debray, trois frères de Lacaille, un trompette. — Quant aux autres officiers, ouvriers ou soldats, on ignore leur nom.
FONDATION DE LA CAROLINE. 49
mands spécialement engagés pour leur adresse, don- naient à l'expédition toutes les sûretés imaginables (i). On n'avait même pas négligé le côté pittoresque. Le dessinateur Jacques Lemoyne de Mourgues avait été $ prié par Laudonnière de s'embarquer pour dessiner les types curieux ou les paysages étranges qu'il ren- contrerait. Par un hasard heureux une partie de ces dessins a été conservée avec le texte explicatif, et leur naïve exécution, leur scrupuleuse exactitude nous se- ront d'une grande ressource. Quelques étrangers, at- tirés par la réputation du capitaine, ou gagnés par l'appât des aventures, avaient demandé et obtenu la permission de se joindre aux volontaires. C'étaient un Génois ou plutôt un Genevois (2) nommé Etienne, et un aventurier corse ou italien nommé Seignore ou Signori.
Trois navires avaient été équipés au port du Havre, YÉlisabelh, le Breton, et le Faucon. Ils étaient d'un faible tonnage. Le plus grand des trois , VÉlisabeth , ne jaugeait que cent vingts tonneaux, et les deux au- tres seulement cent soixante tonneaux à eux deux. Mais l'esprit d'aventure suppléait alors à l'insuffisance des moyens matériels, et pas un des hardis compa- gnons qui prirent place sur ces trois navires ne songea un seul instant qu'il était dangereux de s'embarquer dans de semblables esquifs. Colomb n'avait-il pas
(1) De Bry, p. 6, adco ut aj (irmare possim advenisse ad Main navi- gationem suscipicndam viras in omnibus artibus egrcgie vcrsa.'as.
(2) Genocnsis.
LA FLORIDE. 4
50 CHAPITRE I.
découvert l'Amérique avec des caravelles à peine pon- tées !
Le jour du départ avait été fixé au 22 avril i564* La flottille mit à la \oile au jour dit. Le 5 mai elle relâchait à Ténerife , dans- les Canaries, le 20 à la Martinique, le 21 à la Dominique. Dans cette dernière île, Laudonnière renouvela sa provision d'eau. Ses matelots surprirent un Indien et son fils. Le père se croyait déjà mort. Jadis il était tombé entre les mains des Espagnols qui, cruels par amusement, lui avaient coupé « les (1) génitoires »; mais il fut bien traité par nos compatriotes , qui le relâchèrent presque aussitôt. Malheureusement les Français n'eurent pas toujours la même réserve. Ils se permirent à l'égard des femmes caraïbes de coupables libertés, qui coûtèrent la vie à l'un d'entre eux, nommé Marlin Chauveau.
De la Dominique la flottille se dirigea vers le con- tinent, mais en longeant les petites Antilles. Quelques jours plus tard (2), le 22 juin, elle prenait terre non loin de la rivière des Dauphins, à dix lieues au nord du cap Français , à trente lieues au sud de la rivière de May.
Il s'agissait d'abord de reconnaître le pays. Lau- donnière débarqua avec dOltigny, d'Erlach et quel- ques soldats. Les Indiens l'accueillirent avec empres- sement par les cris d' Jntipola Bonnassou, par lesquels
(1) L.UJDONNIÈRE, p. 64.
(2) Le 20, d'après Laet, le 25 d'après B.vs.vnier et de Bry.
FONDATION DE LA CAROLINE. 51
ils ont coutume de donner la bienvenue. Leur cacique ou paraousti voulait à toute force les retenir : mais Laudonnière se défiait de ces protestations d'amitié. 11 repoussa leurs offres et se rembarqua.
Une autre journée de navigation le conduisit à la rivière de May où il prit terre le 23 juin. Le cacique courut à sa rencontre. Il connaissait déjà les Français, et n'avait eu avec eux que d'excellentes relations. Il se nommait Satouriona (i). Deux de ses enfants, re- marquables par la beauté de leurs formes et leur ma- gnifique prestance, l'accompagnaient. Ils avaient re- tenu un mot français, ami, et le répétaient avec joie. Ceux de leurs sujets qui leur servaient d'escorte (2) « ne faisoient que caresser continuellement nos com- patriotes, et, par signes évidents, leur faisoient en- tendre quel contentement ils avoient de leur venue. » Après le premier moment d'effusion , le cacique con- duisit son bote à la borne aux armes de France dressée jadis par Ribaut. Cette borne (3) était encore debout, et les Indiens lui rendaient un culte superstitieux. Laudonnière la trouva couronnée de lauriers. Des paniers de miel étaient déposés à ses pieds. « Ils la baisèrent (4) lors à leur arrivée avec grand révérence, et nous supplièrent de faire le semblable : ce que
(1) Nous adoptons, une fois pour toutes, cette orthographe; maiî on trouve aussi Satouriova , Satirova , Saturiova , etc.
(2) Laudonnière , p. 69.
(3) Lemoyne , planche VIII.
(4) L.yudomïière , p. 70.
4.
52 CHAPITRE 1.
nous ne voulusmes refuser, à celte fin de plus en plus les atlirer à notre amitié. » Satouriona leur présenta ensuite un de ses fils nommé Àthore (i), « homme que j'ose dire parfait en beauté, prudence et contenance honneste, monstrant par sa modeste gravité mériter le nom qu'il porte. » On échangea quelques présents. Le cacique donna un lingot d'argent, et Laudonnière une serpe et quelques autres menus objets. Puis, comme la nuit était venue, on se sépara.
Le lendemain, 24 juin, nouvelle entrevue. Cette fois Satouriona avait revêtu son costume de céré- monie, et près de quatre-vingts Indiens se tenaient à ses côtés. Laudonnière admira beaucoup la peau qu'il avait jetée sur ses épaules. « Elle (2) estoit accoustrée en chamois, et peinte en compartiments d'estranges et diverses couleurs, mais d'un portrait si naïf et sentant si bien son antiquité, avec toutes les règles compassées au juste, qu'il n'y a si exquis peintre qui y sceust trouver à reprendre. » Le cacique, éto»né de cette admiration, voulut donner cette peau à son nouvel ami. Mais Laudonnière, dont le désintéresse- ment devait rencontrer si peu d'imitateurs en Amé- rique , refusa ; seulement, pour ne pas froisser le sauvage, que ce refus affligeait, il lui promit qu'à son retour il l'accepterait peut-être.
Trois heures de navigation en amont du fleuve
(1) Laudoanière , p. 70.
(2) Id. ,p. 70. — Tour du monde, n°, 22-24.
FONDATION DE LA CAROLINE. 53
conduisirent les Français au pied d'une montagne, près de champs ensemencés de mil, et non loin d'un bois où d'Ottigny et Lacaille s'enfoncèrent pour ta- cher de découvrir quelques Indiens. Ils trouvèrent bientôt, près d'une osera ie marécageuse, cinq Flori- diens, qui, d'abord effrayés, puis rassurés par les protestations de d'Ottigny vinrent à eux, et leur pro- posèrent de visiter leur village. D'Ottigny et Lacaille acceptèrent. Aussitôt les Indiens les prirent sur leurs épaules pour leur faire traverser le marécage, et les conduisirent à leurs parents. Les Français furent très- bien reçus. On leur prodigua les rafraîchissements; on leur permit même d'entrer dans quelques cases. Ce qui les frappa le plus, ce fut cinq générations de vieillards, dont le plus âgé « (i) ressembloit mieux à une carcasse d'homme qu'à un homme vivant : car il avait les nerfs, les veines, les artères, les os et les autres parties, apparoissantes si clairement au-dessus du cuir, qu'aisément on les eust nombrées et dis- cernées les unes des autres. » La vue de ce vieillard leur causa un vif plaisir. Si la fontaine de l'éternelle jeunesse, tant cherchée par les Espagnols, n'existait pas en Floride, au moins l'air y était-il assez pur et le sol assez généreux pour prolonger la vie bien au delà des limites ordinaires.
Pendant ce temps Laudonnière gravissait la monta-
(i) Laudonnière, p. 74. — Le fait est confirmé par la lettre au sei- gneur d'Everon, insérée dans la collection Ternaux-Compans (p. 236).
Ôï CHAPITRE I.
gne, auprès de laquelle il avait d'abord pris quelques instants de repos. Il traversait un bois de cèdres et de lauriers « de si (i) souveraine odeur que baulme ne sentiroit rien auprès. Les arbres estoient de toutes parts environnez de sepz de vigne portans des grap- pes en telle quantité que le nombre suffiroit pour rendre le lieu habitable... Quant au plaisir du lieu, la mer s'y voit tout à descouvert, et plus de six gran- des lieues environ la rivière Belle, prairies toutes re- coupées en isles et islettes, lesquelles s'entrelassent les unes aux autres; brief le lieu est si plaisant que les mélancholiques seroient contraints d'y changer leur naturel. » Comme on le voit, Laudonnière était sensible aux impressions du paysage, et ce n'était pas un sentiment que partageaient les découvreurs an- glais ou les Conquistadores espagnols d'alors. Les uns et les autres songeaient uniquement aux profits matériels de leurs voyages, et aux ressources proba- bles des pays qu'ils exploitaient, mais ils ne se pré- occupaient guère du paysage.
Lorsque Laudonnière et ses deux officiers se furent rejoints, et se furent communiqué les résultats de leurs excursions, ils descendirent la rivière, et trou- vèrent Satouriona au rendez-vous qu'ils lui avaient assigné. Le cacique força cette fois le capitaine à ac- cepter la peau qui le charmait, et celui-ci en échange lui fit cadeau de quelques menus objets; puis il lui
(i) Laudonnière, p. 76.
FONDATION DE LA CAROLINE. 55
demanda quel était le pays où on trouvait de l'argent. A cette question le cacique s'enflamme , et répond qu'on y pénétrera en remontant la rivière, à quelques journées en avant. C'est le pays des Tbimogonas, et les Thimogonas sont ses plus anciens et plus détestés ennemis. Laudonnière ne cherchait alors qu'à se faire bien venir des Indiens. Il proposa donc au cacique de l'accompagner dans sa prochaine expédition contre les Tbimogonas. A cette nouvelle Satouriona, trans- porté de joie, lui promet des vivres et des métaux précieux, et lui annonce qu'il va.se mettre en campa- gne. Laudonnière ne s'attendait pas à une mise en demeure aussi promple. Il s'engagea néanmoins à tenir sa promesse, mais en se réservant à part lui de choisir son temps et son heure.
Laudonnière, avant de se fixer sur un point quel- conque de la côte, désirait connaître le pays. Il des- cendît la vière de May jusqu'à la mer, et suivit de nouveau la côte. Il refaisait ainsi le vovase de Ribaut. On reconnut la Seine à quatre lieues de la rivière de May, et la Somme à six lieues de la Seine (25-26-27 juin). Ce fut là qu'on débarqua, Le cacique accueillit très-bien les nouveaux arrivés; il en reconnut même quelques-uns qui avaient fait partie du premier voyage. Sa femme et ses cinq filles étaient aussi remarquables par leur beauté que par la modestie de leur conte- nance. Elles donnèrent aux Français quelques lingots d'argent; quant au cacique, il fit présent à Laudon- nière de son arc et de ses flèches, ce qui, chez ces
56 CHAPITRE I.
peuples, est un signe d'alliance, et demanda que ses hôtes fissent devant lui l'essai de leurs armes. La force de pénétration des balles lui inspira des craintes sérieuses; mais il eut le talent de dissimuler, et voulut retenir sous son toit Laudonnière et ses com- pagnons. Ceux-ci, toujours prudents, refusèrent et passèrent encore la nuit sur leurs vaisseaux.
Il était temps de prendre un parti. Fallait-il, ou non, continuer longtemps encore ces voyages de dé- couverte, et, en ce cas, de quel côté se diriger. Vers le sud ? Mais on savait que le pays était maréca- geux, exposé aux inondations maritimes, et à peu près inhabitable. Vers le nord? 11 est vrai qu'on re- trouverait alors l'emplacement de Charlesfort, et qu'on serait assuré d'un mouillage excellent pour les na- vires, sans parler d'un port commode, mais une triste expérience n'avait-elle pas appris tout récemment que cette contrée était stérile ? Ne valait-il donc pas mieux rester dans le pays où l'on se trouvait, et sur- tout aux alentours de cette belle rivière de May, où le mil et les fruits poussaient en abondance, où les arbres des forêts fournissaient des bois de construc- tion, où la chasse et la pêche assuraient des ressour- ces quotidiennes, où l'on avait espoir enfin de dé- couvrir des métaux précieux? Tels furent les princi- paux objets d'une délibération solennelle (28 juin), à laquelle Laudonnière convoqua ses officiers, ainsi que les maîtres et pilotes de ses navires. Son avis préva- lut; car tous ceux qui, comme lui, avaient fait partie
FONDATION DE LA CAROLINE. 57
du premier voyage, penchaient pour la rivière de May. Il fut donc résolu qu'on s'y établirait, et aussi- tôt on vira de bord. Le voyage de retour fut rapide, car dès le lendemain, 29 juin, on jetait de nouveau l'ancre à l'embouchure du fleuve.
On trouva d'abord une crique de moyenne gran- deur, que bordait un joli bois. Mais l'emplacement ne parut pas très-commode, et on se décida à pous- ser plus avant dans l'intérieur du pays, sur le terri- toire de Satouriona. Le pays était admirable ; à travers les forées de sapin s'ébattaient des troupeaux de cerfs ; un val pittoresque, tout aussitôt nommé val Laudon- nière par les soldats, débouchait près de la haute montagne découverte une semaine auparavant. L'en- droit parut favorable pour y fonder un établissement. Les indigènes paraissaient accueillants, la région fer- tile, la température douce. De plus une petite île triangulaire, de facile défense, s'étendait dans le fleuve, et semblait appeler les colons. Laudonnière n'hésita plus : Il débarrassa ses navires de tout le ma- tériel qui les encombrait, renvoya tout de suite en France Y ElisabetJi, avec son capitaine et une partie de l'équipage, mais retint les deux autres navires.
Avant tout Laudonnière devait pourvoir à la sé- curité de ses hommes, et leur donner un abri. Le nombre des Indiens augmentait tous les jours : ils ne témoignaient aucun sentiment hostile; au contraire ils étaient empressés et confiants, mais ils ne se décidaient qu'avec peine à donner des provisions;
58 CHAPITRE I.
on eut dit qu'ils attendaient pour déclarer leur sym- pathie que la permission leur en fut donnée par le cacique Satouriona, dont ils parlaient avec em- phase, en vantant sa puissance et son courage. Ils annonçaient même sa prochaine visite. Laudon- nière comprit qu'il devait se faire respecter, et il commença la construction de son fort; ce ne fut pas sans avoir appelé sur l'entreprise les bénédictions du ciel. A l'ouest, la petite île triangulaire fut défen- due par un rempart de gazon contre une attaque sou- daine; au sud-est et au nord-ouest la rivière servait à la place de fossé : mais on eut soin d'en garantir les approches par des palissades et des fascines. A l'inté- rieur, les Français construisirent quelques (i) bara- ques en planches. Comme ils avaient entendu parler de la fureur des ouragans qui ravagent la côte, et en- lèvent toitures et maisons, ils eurent soin, pour ne pas donner prise au vent, de construire ces baraques presque à ras du sol. Ils prirent aussi la précaution de bâtir en dehors de la citadelle le four destiné à cuire leur pain. Les canons furent débarqués, et disposés de façon à battre les deux rives du fleuve. Deux des dessins de Lemoyne (2) se rapportent à la cons- truction du fort. On voit dans la première de ces planches nos compatriotes occupés à se construire un abri. Les uns creusent, les autres apportent des ler-
1) Lettre au seigneur tl'Everon, p. 237. [a) Lemoyne, planche IX.
FONDATION DE LA CAROLINE. 59
res, ceux-ci élèvent une maison en bois. Des senti- nelles observent la campagne, et rappellent qu'on est, sinon en pays ennemi, du moins dans une con- trée encore peu connue. La seconde des planches de Lemoyne représente le fort achevé, et déjà garni de ses canons (i).
Laudonnière donna à la nouvelle citadelle le nom du souverain dont il se considérait comme le man- dataire, et le drapeau fleurdelisé flotta sur les murs de la Caroline. Ce nom de Caroline désigne, encore aujourd'hui, deux des étals de l'Union Américaine. Mais ce n'est plus un souvenir de l'occupation fran- çaise, car la Caroline américaine ne correspond même pas au pays où était située la Caroline française. Le fort construit par Laudonnière était détruit depuis longtemps, et on avait presque perdu le souvenir de nos Français, lorsque le roi Charles II Stuart céda ses droits sur ce vaste territoire, en i663, à son favori, le chancelier Clarendon, qui, par reconnais- sance officielle, donna à son domaine le nom qui le désigne encore aujourd'hui (2).
(i) Lemoyae, planche X.
(2) Le rédacteur de l'article Caroline , dans l'excellent dictionnaire Dezobry-Bachelet , se laissa entraîner par l'amour-propre national, quand il écrivit que la Caroline actuelle fut ainsi nommée par Jean Ri- baut, en i5fi2, en l'honneur de Charles IX. 11 aurait dû se rappeler que Ribaut ne fonda jamais que Charles jort , et que Laudonnière fonda la Caroline en i564 et non en i562.
60 CHAPITRE II.
CHAPITRE II.
LE CACIQUE SATOURIONA.
Laudonnière, après avoir assuré un refuge à ses hommes par la construction de la Caroline, s'occupa d'étendre le cercle de ses relations, et de faire con- naissance avec les caciques de l'intérieur. Satouriona lui avait parlé à plusieurs reprises des Thimogonas et de leur souverain détesté. Il existait entre ces ca- ciques et leurs tribus une de ces haines sauvages, en- tretenues pendant plusieurs siècles par des rapines, des meurtres et des incendies réciproques, et qui d'ordinaire ne se terminent que par l'extermination de l'une ou l'autre des peuplades. Mais il était né- cessaire de connaître les Thimogonas, avant de s'en- gager définitivement avec Satouriona. Laudonnière chargea son lieutenant d'Ottigny de faire une re- connaissance sur leur territoire. A cette nouvelle, Satouriona persuadé que les Français ne cherchaient qu'à préparer le succès de la prochaine expédition, s'empressa de leur prêter deux guides « qui (i) sem- bloient aller aux nopces, tant ils estoient délibérez de combattre leurs ennemis. » D'Ottigny remonta la rivière une vingtaine de lieues environ, et découvrit trois barques de Thimogonas. A cette vue ses deux
(i) LVUDONKIÈRE, p. 86.
LE CACIQUE SATOURIONA. Gl
guides se jettent à l'eau en brandissant qui un cou- telas, qui une hallebarde arrachée à un de nos sol- dats, et les Indiens effrayés s'enfuient dans les bois : d'Ottigny arrête à grand'peine ses guides , débarque, fait connaître par signes ses intentions pacifiques , et finit par arrêter la fuite de ces malheureux qui se croyaient déjà massacrés. Il les rassure par de bonnes paroles, leur distribue quelques colifichets, et réussit à s'attirer leur confiance. Toujours fidèle à cet ins- tinct de cupidité, qui poussait même les plus honnêtes des Européens débarqués en Amérique à s'enquérir de l'existence des métaux précieux, d'Ottigny leur demanda si leur pays produisait de l'or et de l'argent : ils répondirent que non, mais qu'ils se chargeaient de conduire un de ses hommes à l'endroit où il pourrait s'en procurer en abondance. Un volontaire se présenta, et partit. Inquiet de ne pas le voir revenir, d'Ottigny partit à sa recherche, et remonta la rivière encore pen- dant dix lieues. Le soldat vint à sa rencontre, et lui raconta qu'à trois journées de marche vivait un ca- cique, nommé Mayra, fort disposé à échanger contre des marchandises européennes les métaux en abon- dance sur son territoire. Il demandait en même temps à d'Ottigny l'autorisation de partir pour ce voyage de découverte. D'Ottigny la lui accorda, et revint à la Caroline.
Quinze jours plus tard (juillet i564) le capitaine Vasseur, le sergent Lacaille et quelques autres sol- dats partirent pour rejoindre le Français isolé. Après
62 CHAPITRE 11.
deux journées de navigation, ils débarquèrent sur le territoire du cacique Molona , vassal d'un puissant prince nommé Outina. Le soldat laissé par d'Ottigny vint les y retrouver. Il n'avait réussi qu'à se procurer cinq ou six livres d'argent , mais il se félicitait de l'ac- cueil qu'il avait partout reçu , et ne tarissait pas en éloges sur la beauté du pays qu'il avait parcouru , et sur les ressources inépuisables du sol. Vasseur et La- caille furent également encliantés de la réception toute cordiale du cacique Molona. Ils eurent avec lui de fréquents entretiens et l'interrogèrent anxieuse- ment sur la situation politique de la contrée, et sur la puissance respective des divers caciques. Ils ap- prirent alors que deux caciques, plus puissants que les autres, se disputaient la souveraineté des bords de la rivière de May. Le premier , Satouriona , était celui qui avait accueilli nos compatriotes. Il dominait dans la contrée riveraine de la mer. Trente caciques, dont dix étaient ses frères, lui obéissaient. Le second se nommait Olate Outina : quarante caciques étaient ses vassaux, et parmi eux l'Iiôte actuel des Français, Molona. Tous ces caciques étaient profondément dé- voués à leurs suzerains. Au premier signal , ils revê- taient leur armure de combat , et couraient le dé- fendre. C'était la féodalité du moyen âge dans les forêts du nouveau monde , ou plutôt la clientèle ger- maine, telle que Tacite (i) la décrivait dans sa Ger-
(i) Tacite, Germanie, § XIII-XTV.
LE CACIQUE SATOURIONA. 63
manie. Salouriona s'était pas le seul ennemi d'Oulina ; il avait encore pour adversaires les caciques Potavou , Onatbeaqua et Houstaqua : le premier, célèbre par sa valeur, avait dans le caractère une générosité fort rare ; car ses ennemis l'admiraient fort , et s'avouaient incapables de l'imiter. Au lieu d'égorger ses prison- niers (i), « il lesprenoit à mercy, content de les mar- quer sur le bras gaucbe d'un signe grand comme celui d'un cacbet, et imprimé ainsi que si le fer cbaud y avoit passé, puis les ramenoit sans leur faire autre mal. » Onatbeaqua et Houstaqua étaient éloignés de la mer. Ils babitaient des cantons montagneux , et se peignaient en noir, quand ils partaient pour la guerre.
Vasseur et Lacaille , fort beureux de ces renseigne- ments dont ils se réservaient de tirer parti , se confor- mèrent alors aux instructions de Laudonnière, qui leur avait prescrit d'ouvrir partout des relations ami- cales. Ils promirent à Molona de s'allier à son suzerain Outina, et de l'aider à triompber de ses ennemis. Ce propos réjouit fort le cacique , qui, dans son entbou- siasme,alla jusqu'à promettre aux Français de leur fournir en abondance de l'or et de l'argent , si réelle- ment ils l'aidaient contre ses ennemis.
Les lieutenants de Laudonnière rentrèrent alors à la Caroline pour porter ces bonnes nouvelles à leur cbef. Ils auraient voulu ne pas s'arrêter en route ; mais le flot de la marée montante était si violent , qu'ils
(i) Laudonnière, p. 90.
64.
CHAPITRE II.
durent débarquer sur le territoire d'un cacique, nommé lui aussi Molona , mais qui dépendait de Sa- touriona et non plus d'Oulina. Les Indiens, per- suadés que les Français n'étaient parus que pour mas- sacrer les Tbimogonas , s'empressèrent autour des nouveaux débarqués , et leur demandèrent des dé- tails sur le combat supposé. Les détromper, et leur apprendre qu'au lieu de-maltraiter les Tbimogonas, on n'avait eu avec eux que de bonnes relations, eût été fort imprudent : car on s'aliénait les Indiens , et peut-êlre même s'exposait-on à un mauvais parti. Vasseur eut la présence d'esprit de raconter que les Tbimogonas avaient été prévenus à temps , et s'é- taient enfuis dans les bois , mais que néanmoins il avait réussi à en tuer quelques-uns. Aussitôt cris ou plutôt burlements de joie des Indiens, qui supplient les Français de leur raconter comment tout s'est passé. Il fallut que Lacaille , brandissant son épée, leur montrât comment il avait à lui seul tué deux en- nemis, et il ajouta que ses compagnons en avaient fait autant. Le cacique ne savait comment témoi- gner sa reconnaissance; il amena les Français cbez lui, et ordonna un grand festin. Au moment le plus animé de la fête , nos compatriotes furent témoins d'un spectacle étrange. Un Indien se lève, saisit une javeline, et en frappe un grand coup sur un autre In- dien qui supporte la douleur sans se plaindre. Quel- que temps après , le même Indien renouvelle cette bizarre cérémonie , et avec tant d'énergie que la vie-
LE CACIQUE SATOURIONA. 65
tiirie roule à terre sans connaissance. Aussitôt les en- fants , les femmes, les jeunes filles entourent le blessé en pleurant, et le transportent dans une autre case. Mais pas un Indien ne bouge, et, pendant deux heures, ils continuent à s'enivrer silencieusement. Ennuyé de ce silence, Vasseur en demande la rai- son. Thimogona ! Thimogona ! répond avec lenteur le cacique. Il se tourne vers le frère du cacique , et lui adresse la même question. Ce dernier le supplie de ne pas l'interroger encore. Les Français se rendent dans la case où on avait transporté le blessé ; ils y trouvent la femme du cacique et toutes les jeunes filles occu- pées à chauffer de la mousse, en guise de serviettes, pour frotter le côté endolori de l'Indien. Alors seule- ment Molona apprit à nos compatriotes étonnés que celte cérémonie avait pour but de rappeler les meurtres commis par les Thimogonas. Il ajouta que , toutes les fois qu'on revenait d'une expédition sans rapporter les têtes des ennemis ou tout au moins sans quelques prisonniers , on faisait toucher au plus jeune et au plus chéri des enfants de la \ictime , les armes qui avaient tué son père (i) , « affin que renouvellant la playe, la mort d'iceux fut de rechef plorée. » Ces mœurs étranges impressionnèrent vivement Vasseur et ses compagnons. Ils comprirent que des tribus, qui gardaient ainsi le souvenir des offenses, et trans- mettaient comme un héritage le soin de les venger,
(i) Laudonkière, p. 97.
LA FLORIDE.
6G CHAPITRE II.
n'étaient pas un peuple ordinaire, et, de retour à la Caroline, ils engagèrent fortement Laudonnière à prendre un parti, et à choisir entre Satouriona et ses rivaux.
Laudonnière était fort embarrassé. Il ne savait plus quelle politique adopter. Ou bien s'allier franchement à l'un des caciques, et l'aider à détruire ses rivaux; mais Laudonnière s'exposait alors à travailler pour un ingrat , et il s'aliénait sans retour les populations conquises. Ou bien détruire les caciques les uns par les aulres, en se mêlant à leurs querelles, en les exci- tant, et en assistant en témoin impassible à leurs massacres réciproques; mais les caciques pouvaient comprendre un jour que l'étranger les exploitait, et se coaliser contre lui. Ou bien encore conquérir bru- talement, à l'exemple des Espagnols et des Anglais r massacrer amis ou ennemis, et s'imposer par la supé- riorité de la force brutale, en vertu de la fameuse loi de la concurrence vitale, par laquelle de deux races, vivant à côté l'une de l'autre , la race inférieure sera fatalement ou anéantie ou absorbée par la race supé- rieure. Mais cette politique impitoyable avait ses dangers : d'ailleurs elle répugnait au caractère na- tional , et elle était contraire aux instructions de Co- ligny. Que faire alors? attendre, temporiser? Sans doute on ne se compromettait pas; mais aussi point de progrès possibles! Mieux valait peut-être se dé- cider tout de suite en faveur de l'un des caciques, qui se disputaient la prééminence, sauf à l'abandonner
LE CACIQUE SATOURIONA. G 7
plus tard. De la sorte on acquérait sur-le-champ des alliés sûrs, on gagnait du temps, et on pouvait at- tendre des renforts sérieux.
Laudonnière se décida pour un quatrième parti, la neutralité. Il ne chercha pour le moment qu'à mé- nager indistinctement tous ces rivaux, il essaya même de les réconcilier : mais ces atermoiements calculés, celte sage tolérance , si bien compris de notre époque, dépassaient l'intelligence de ces natures primitives. Les Floridiens ne connaissaient que deux états so- ciaux, la guerre ou la paix. Ils n'admettaient pas qu'on restât indifférent à leurs dissensions intestines. Qui ne se battait pas en leur faveur devenait leur en- nemi. En effet les ménagements de Laudonnière pas- sèrent bientôt pour de la trahison. Il aurait voulu s'allier avec tout le monde : bientôt tout le monde fut contre lui.
La première hostilité directe , que rencontrèrent les Français en Floride, fut celle du cacique Satou- riona , celui qui les avait accueillis à leur débarque- ment. Il leur avait même rendu des services réels. Il les avait aidés à construire la Caroline, il leur avait en- voyé des provisions, il ne négligeait aucune occasion de leur prouver combien il tenait à leur alliance. Quelques jours après l'installation de Laudonnière, il lui fit annoncer sa prochaine visite par un envoyé , qui le précédait de quelques heures. Cet envoyé avait une escorte de cent vingts guerriers d'élite. Pour faire honneur à leur souverain, et peut-être aussi pour
08 CHAPITRE II.
éblouir les étrangers, ces Indiens avaient revêtu leur grand costume de guerre. Armés d'arcs, de flèches , de boucliers et de javelots , la tête chargée de plumes aux couleurs éclatantes, ils portaient au cou des colliers de coquillages. Leurs bras étaient chargés de bracelets (i) en dents de poisson. Ils avaient à la ceinture des lingots d'argent de forme ronde , et même des perles. Enfin à leurs jambes ils avaient presque tous suspendu des cercles d'or, d'ar- gent ou d'airain. Lemoyne les a dessinés dans ce pit- toresque costume, et , grâce à lui, nous savons quelle était l'attitude de ces guerriers floridiens.
Laudonnière se défiait des Indiens : il se rappelait leurs trahisons à l'égard des Espagnols , sur ce même sol qu'il foulait aujourd'hui. Aussi déclara-t-il qu'il n'accepterait d'entrevue qu'à condition de voir le ca- cique sans escorte. Satouriona s'était trop avancé pour reculer. La curiosité et le désir de s'assurer par lui-même du nombre , de la valeur et des ressources de ces étrangers, le décidèrent à faire litière de son amour-propre. Il accepta donc l'entrevue dans les conditions imposées par Laudonnière, et la céré- monie commença.
Satouriona était suivi par sept ou huit cents guer-
..... •"*
(1) De Bry, p. 7. Onusti more Indico suis divitus, ut varii genens permis, torquibus ex selecto conduira m génère, armillis e piscium den- tibus, cingulis et sphœiulis argenteis oblongœ et rotundœ formai cons- tantibus, atque multis unionibus ad aura adligatis, ' sed et pleriquc ruribus suspenderant pianos orbes cum aureos lum argenteos et œreos. — Lemoyne, planche XIII.
LE CACIQUE SATOURIONA. 69
riers, tous de bonne apparence, bien découplés, agiles à la course, et armés de pied en cap. Vingt joueurs de cor le précédaient , qui soufflaient dans leurs instruments (i), sans chercher à s'accorder : ils ne voulaient que faire le plus de bruit possible, et leurs joues s'enflaient démesurément quand le son s'en- gouffrait dens leurs cors. C'est aux sons d'un or- chestre semblable que , dans les profondeurs encore mystérieuses de l'Afrique , dans (2) TOugogo ou l'Ou- nyamunezi, Speke était accueilli par les souverains in- digènes. Puis le cacique parut : il avait à ses côtés son premier ministre et son sorcier favori, qui ne le quittaient jamais. Il prit place dans une hutte de feuillage improvisée pour la circonstance et fit cher- cher Laudonnière. Ce dernier avait revêtu le splen- dide costume des gentilshommes de l'époque , haut de chausses brodé, pourpoint tailladé, avec man- ches (3) à gigot , fraise empesée et toque à plumes , l'épée au côté , le poignard à la ceinture. DOlligny et l'interprète Lacaille furent également introduits dans la hutte de feuillage. Les deux troupes s'observaient à distance avec une égale curiosité. Les Français étaient en petit nombre, mais en bon ordre, et leurs armes étincelaient au soleil. Les Floridiens , aux costumes bi- zarres, aux armes étranges, étaient groupés au hasard, et manifestaient leur surprise par des gestes exagérés.
(1) De Bry, p. 8. Silvcstrc quidpiam sine harmonia vel concenta so- rtantes, scd duntaxat qua maxime poterant contentionc tibias inflantes.
(2) Tour du monde, i86/j-
(3) Lkmoyjve, planche XV.
70 CHAPITRE If.
Saionriona s'attendait à trouver une troupe plus considérable : aussi ne dissimula-t-il pas son étonne- ment et son dédain. Mais il se repentit bienlôt d'avoir cédé à ce premier mouvement d'orgueil : quand il apprit que les Français appartenaient à une grande nalion , et obéissaient à un souverain autrement puis- sant que lui, quand il parcourut le campement im- provisé, et admira les armes à* feu, quand on lui expliqua l'usage des fossés et des fortifications de campagne, sa surprise se convertit en frayeur. Avec cette mobilité d'impressions qui caractérise tous les peuples enfants, il passa sans transition de l'extrême dédain à l'extrême platitude, et fit à Laudonnière des protestations emphatiques d'amitié et des offres em- pressées de service. Celui-ci connaissait trop bien le cœur humain pour garder la moindre illusion sur l'amitié soudaine du chef barbare, mais il résolut d'en profiler. Il lui fit donc, fort à propos, répondre par Lacaille qu'il avait reçu du roi de France la mission expresse de traiter avec lui , et lui annonça qu'il profiterait de ses offres de service pour avoir des vivres et pour activer les travaux du fort. Flatté dans son amour-propre de souverain , et tremblant pour sa propre sécurité, Satouriona promit tout ce qu'on lui demanda , annonça de prochains envois de provi- sions, et détacha quatre-vingts de ses plus robustes soldats pour aider les Français : seulement il rappela à Laudonnière la promesse solennelle qu'il lui avait faite de l'aider contre les Thimogonas.
LE CACIQUE SATOCIUOXA. 71
Laudonnière n'avait pas oublié cette promesse : mais il était parfaitement décidé à l'éluder, puisqu'il ne voulait pas sortir de la neutralité. D'ailleurs il avait appris que le chef des Thimogonas , Outina, disposait de forces considérables. De plus, le pays, dont il était le souverain incontesté, passait pour renfermer de riches gisements aurifères , et tous les voyageurs ou conquérants du seizième siècle , en dé- barquant en Amérique, nourrissaient l'arrière-pensée de découvrir quelque Eldorado , qui les enrichirait eux et leurs compagnons. Les dangers très-réels , auxquels il s'exposait en "attaquant Outina, et la perspective séduisante de trésors inconnus à décou- vrir, décidèrent Laudonnière à la prudence.
A la première ouverture de Satouriona, il avait donné une réponse dilatoire. Le chef barbare voulut alors forcer la main à son défiant auxiliaire , et , à la tête d'une véritable armée de douze à quinze cents hommes, vint lui-même le chercher à la Caroline. Laudonnière s'était absenté, peut-être afin d'éviter toute explication embarrassante, mais il avait confié ses pouvoirs à l'intrépide Lacaille. Ce dernier, quand Satouriona et son armée parurent en vue de la cita- delle, leur en défendit l'entrée. Était-ce mesure de précaution? Etait-ce humiliation préméditée, et des- sein de montrer au chef barbare qu'on pouvait le braver impunément? On ne sait; mais Satouriona dut se résigner. On lui permit , seulement à lui et à ses principaux lieutenants, d'entrer dans la citadelle. Le
72 CHAPITRE II.
reste de l'armée resta en dehors des fortifications. Le cacique ne cacha pas son étonnement. Celte for- teresse improvisée était vraiment redoulahle. Non seulement elle mettait la petite troupe des Français à l'abri de toute surprise, mais encore elle était capable de soutenir un siège en règle. Comparée aux informes travaux de défense essayés par les indigènes, la Caro- line était un chef-d'œuvre. Lacaille jouissait de la sur- prise peu dissimulée du cacique et de ses lieutenants. Il les promena partout , sans leur faire grâce d'aucun détail. Il se donna même le plaisir de tirer le canon en leur honneur. La détonation , répétée par l'écho de la rive et des forêts voisines, épouvanta les Flori- diens qui n'étaient pas entrés dans la citadelle. Us prirent la fuite dans toutes les directions, et Satou- riona fut réduit à son état-major pour escorte. Le rusé cacique était furieux et de la lâcheté de ses hommes et de la puissance de ses redoutable voisins , mais il ne perdait pas de vue le principal objet de son voyage, et rappela la promesse que lui avait faite Laudonnière. Il pria Lacaille de lui transmettre son message , et retourna chez lui pour y attendre la ré- ponse du chef français.
Cette réponse ne se fit pas attendre. Laudonnière, pour ne pas violer sa parole , lui envoya Lacaille et quelques soldats, en s'excusant de ne pas venir lui- même avec le reste de sa troupe, car il n'avait pas assez de vivres dans son fort, et les barques, qu'il avait ordonné de construire pour remonter la rivière
LE CACIQUE SATOURIONA. 73
n'étaient pas prêtes. Si le cacique voulait attendre encore deux lunes , peut-être alors viendrait-il à son aide.
Sans être versé dans les usages de la diplomatie européenne , le Floridien ne s'abusait pas sur la va- leur de ces protestations. Il comprit que Laudonnière ne voulait se compromettre avec personne , et cher- chait à connaître davantage la situation réelle du pays, afin de vendre plus chèrement son alliance. Mieux valait feindre d'agréer ces excuses, et en- traîner tout de suite contre les Thimogonas le petit corps auxiliaire , que Laudonnière n'avait pu se dis- penser de lui donner. De la sorte l'effet moral était produit sur les indigènes , puisqu'on voyait des Français au milieu de ses hommes, et qu'il pouvait annoncer provisoirement, sans être démenti, que le gros de l'armée française suivrait bientôt. Satouriona répondit donc à Laudonnière qu'il ne pouvait at- tendre deux lunes, et qu'il se mettait en marche.
La cérémonie du départ eut lieu en présence des Français. Le dessinateur Lemoyne (i) y assistait, car il en a laissé une curieuse^ description. Les chefs in- diens, en costume de guerre , sont assis en rond. Ils sont tatoués et portent d'étranges coiffures, que gran- dissent et exagèrent des plumes, des becs d'oiseau ou des peaux de loup. Satouriona entre dans le cercle, au milieu duquel sont disposés deux grands
(i) Lemoyice, planche XI.
L% CHAPITRE II.
vases remplis d'eau. Comme saisi de fureur, roulant des yeux hagards, et avec des gestes d'énergumène, le cacique murmure de sourdes imprécations; on dirait une incantation magique , interrompue par d'affreux hurlements , que répètent les chefs et les soldats en heurtant leurs armes et frappant leurs cuisses. Quand cette sorte de bardit , de péan , est achevé, le cacique prend une lance de bois, se tourne du coté du soleil, et supplie cette puissante divinité de lui accorder la victoire contre ses enne- mis. Puis il prend de l'eau dans un des vases , et la jette sur ses soldats : « Puisse le sang de nos ennemis , s'écrie-t-il , couler avec autant de facilité que cette eau que je disperse! » Il jette alors dans le feu l'eau de l'autre vase, et ajoute : a Puissions-nous éteindre l'ardeur de nos ennemis, aussi facilement que j'éteins ce feu! »
Après s'être ainsi mis en règle avec la divinité , Sa- touriona divisa son armée en deux corps. Le premier s'enfonça dans les bois, le second suivit la rivière. Ils se réunirent pour la double attaque du village des Thimogonas. Après une résistance désespérée, ce vil- lage fut pris, brûlé, et les prisonniers partagés entre Satouriona et les caciques ses vassaux. Pour sa part, il en eut treize , qu'il amena avec lui.
Lemoyne nous a laissé une série de dessins fort cu- rieux, relatifs aux usages des Floridiens après la vic- toire. Grâce à lui (i), nous savons à quels affreux trai-
(i) Lemoyke, planche XV,
LE CACIQUE SATOURIONA. 75
tements étaient soumis les cadavres des vaincus. Dès qu'un ennemi tombe , des Indiens, apostés à cet office, se jettent sur lui , le scalpent avec des roseaux, dur- cissent tout de suite au feu la peau du scalp , et l'em- portent ainsi que les bras et les jambes coupés au ras des épaules et des cuisses. Le tronc reste seul. On l'empale avec une flèche , et on l'abandonne sur le champ de bataille. Quand le vainqueur rentra dans son village, il ordonna de planter, sur des pieux fichés en terre autour de sa hutte , les scalps durcis au feu , les bras et les jambes coupés. La tribu s'assit en rond autour de ces trophées immondes, et un sorcier (i) s'avança, tenant à la main une statuette grossière- ment travaillée qu'il accablait d'imprécations , comme s'il poursuivait en elle un ennemi imaginaire. Trois Indiens en face de lui composaient un barbare or- chestre, celui du milieu frappant en mesure une pierre plate et les deux autres agitant des gourdes remplies de cailloux. Ces cérémonies étaient destinées à remercier les dieux de leur appui.
Quant aux victimes (2), on les enterra solennelle- ment. Leurs veuves s'assemblèrent (3), vinrent trouver Satouriona, s'accroupirent en rond autour de lui, et le conjurèrent en gémissant de venger leurs époux. Mais leur douleur n'était qu'officielle; car elles lui demandèrent aussi la permission de se remarier en
(1) Lemoyne, planche XVT. : (2) ld., planche XYIT. (3)/</., planche XVIII.
76 CHAPITRE II.
temps voulu. Le cacique leur promit de les venger, leur accorda la permission demandée, et les renvoya chez elles. Elles n'y rentrèrent que pour prendre les armes et la coupe de leurs maris, qu'elles portèrent sur leurs tombes (i), puis elles coupèrent leurs che- veux, qu'elles semèrent dans le champ des funérailles. Jamais elles n'ont le droit de se remarier avant que les cheveux n'aient repoussé. Lemoyne suivait avec le plus vif intérêt ces cérémonies bizarres, et il les dessi- nait au fur et à mesure avec une remarquable exac- titude et une naïve précision. Ces planches conser- vées par le hasard des temps donnent une connais- sance parfaite des coutumes floridiennes.
Laudonnière avait appris avec peine la victoire de Satouriona. Bien qu'il ne lui eut prêté que quelques hommes, des Français figuraient dans l'armée du vainqueur. Laudonnière s'était donc déclaré pour lui, et avait renoncé à la politique de neutralité qui, seule, pouvait consolider sa puissance. C'était une faute. Il lui fallait la réparer, ou sinon renoncer à propager son influence. Laudonnière pria Satouriona de lui li- vrer les prisonniers qu'il avait encore en son pou- voir. Le cacique comprit que Laudonnière voulait les rendre, et se concilier ainsi à peu de frais les bonnes dispositions des vaincus. Il refusa de les céder. Aus- sitôt Laudonnière va trouver son allié récalcitrant y escorté cette fois par une vingtaine de soldats d'élite
(i) Lemoyne, planche XIX.
LE CACIQUE SAT0UR10NA. 77
armés jusqu'aux dénis, et lui renouvela sa demande, mais d'un ton qui ne souffrait pas de réplique. Si Sa- touriona condescendait, sans résistance, à un désir aussi violemment exprimé, il était perdu aux yeux de ses sujets qui n'auraient plus que du mépris pour lui. Il le comprit ainsi, mais, comme il ne se sentait pas assez fort pour rejeter cette demande impérieuse, il recourut à la diplomatie des faibles, au mensonge. Il déclara donc que les prisonniers s'étaient enfuis dans les bois. Laudonnière ne se laissa pas tromper. Il re- nouvela pour la troisième fois sa demande, mais en faisant observer qu'il allait les délivrer lui-même. Sa- touriona, éperdu, ordonna alors à son fils de les cher- cher, et Laudonnière les ramena triomphalement à la Caroline.
C'était une bravade, mais elle était dans les usages du temps. Laudonnière avait imité les conquérants espagnols qui imposaient leur volonté aux souverains barbares, et les réduisaient à une obéissance passive. Mieux eût valu pour lui une politique plus conciliante; car Satouriona humilié, déçu dans ses espérances, ou- vertement bravé au milieu même des siens, n'oublia jamais cet affront. Il n'osait pas entrer en lutte di- recte avec ces redoutables étrangers, mais tous les caciques qui reconnaissaient son autorité n'eurent plus, ainsi que leur chef, que de mauvais traitements à faire subir aux Français. Relations embarrassées , malveillantes, hostiles même, refus absolu de donner ou de vendre des provisions, c'est tout ce que gagna
78 CHAPITRE II.
Laudonnière à ce déploiement intempestif de puis- sance. A toutes les propositions d'alliance postérieures, Satouriona répondit, lui aussi, sans franchise, et par des voies dilatoires. On eut pu en faire un allié dévoué : ce fut un ennemi caché.
Un événement inattendu vint du reste montrer à Laudonnière combien Satouriona et ses vassaux étaient excités contre lui, et lui prouva qu'ils n'attendaient plus qu'une occasion pour se jeter sur les envahisseurs étrangers. Le 29 août, éclata un de ces terribles orages des tropiques, qui amènent de véritables catastrophes. La foudre enflamma , sur un espace considérable, les herbes sèches qui entouraient la Caroline. Les
Français se virent bientôt comme au milieu d'une
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mer de feu, et la chaleur, projetée par cet incendie, fut telle que des oiseaux asphyxiés (1) tombèrent dans l'intérieur de la citadelle. Les eaux de la rivière fu- rent aussi tellement échauffées que les poissons mou- rurent presque tous. On en trouva de quoi charger cinquante chariots (2). Laudonnière et ses soldats n'avaient pas quitté la citadelle, tant que dura cet épou- vantable cataclysme. Mais les prairies continuaient toujours à brûler, et le capitaine s'imagina que les Indiens cherchaient ainsi à l'isoler, en créant entre eux et lui comme un désert artificiel. Il allait donc envoyer quelques-uns de ses hommes, pour demander la raison de cette étrange conduite aux caciques les
(1) Laudoknièke, p. io5.
(2) Id , p. 106.
LE CACIQUE SATOURIONA. 7$
plus voisins, lorsqu'on lui annonça la visite des dé- putés d'un vassal de Satouriona.
Ce cacique, nommé Allicamani, était un de ceux qui n'avaient pas voulu rendre les prisonniers d'Ou- tina. Il se considérait si bien comme en état de guerre contre Laudonnière et les Français , qu'il avait pris les éclats répétés de la foudre pour l'explosion des canons de la Caroline, et croyait que ces canons avaient mis le feu aux prairies. Effrayé par cette démonstra- tion , Allicamani s'inclinait devant la toute-puissance de Laudonnière, et le suppliait de l'épargner doréna- vant, lui et les siens. Laudonnière se garda bien de le détromper, et lui fit répondre (i) « qu'il s'estoit contenté de faire tirer jusques à my chemin de sa maison, pour luy faire cognoistre sa puissance, Tasseurant au reste que, moyennant qu'il perseverast en sa bonne affec- tion, on se déporteroit de ne plus faire tirer à l'ad- venir. » Mais l'impression de terreur avait été si vive, que le cacique s'enfonça dans les bois; il ne se décida à rentrer chez lui qu'après deux mois d'hésitation, ennemi déclaré de la France, et bien résolu, ainsi que tous les vassaux de Satouriona , à venger l'injure commune.
(i) Laudojvnière, p. 107.
80 CHAPITRE III.
CHAPITRE III.
LE CACIQUE OUTINA.
Laudonnière espérait au moins l'alliance d'Outina, pour lequel il avait, sans le connaître, compromis la situation de la France en Floride; une excellente occa- sion se présentait pour entrer en relation avec lui : il s'agissait de lui rendre les prisonniers, si imprudem- ment arrachés à Satouriona.
D'Erlacb, \ asseur, un sergent et dix soldats s'em- barquèrent, le 10 septembre, pour ramener les prison- niers à Outina. Ils s'enfoncèrent jusqu'à quatre-vingts lieues dans l'intérieur des terres, et furent très-bien reçus par le cacique, heureux de recouvrer des prison- niers qu'il croyait perdus, et fier d'être l'objet des pré- venances de ces redoutables étrangers, dont la renom- mée s'était déjà étendue au loin. Outina préparait alors une expédition contre son voisin Potavou : il pria d'Erlach de vouloir bien l'accompagner. Celui-ci n'osa prendre sur lui la responsabilité d'engager dans une expédition qui pouvait être dangereuse tous les hommes que lui avait confiés Laudonnière. 11 en confia cinq au capitaine Vasseur, qu'il renvoya à la Caroline, et resta avec le sergent et les cinq autres..
C'était une imprudence que d'attaquer sans motif un puissant souverain, avec lequel on n'avait eu jus-
LE CACIQUE OLTINA. 81
qu'alors aucun rapport hostile. Mais d'Erlach savait qu'on s'était déjà battu contre les vassaux d'Outina , sans qu'Outina eût gardé rancune de cette agression. Potavou, sans doute, ne s'en froisserait pas davantage D'ailleurs il serait toujours temps de lui rendre le même service contre tel ou tel autre de ses ennemis, et au besoin contre Oulina lui-même. Car d'Erlach, ainsi que tous ses contemporains, ne voyait dans l'A- mérique qu'une mine à exploiter, et dans les Améri- cains que des hommes de race inférieure, avec les- quels il n'était pas besoin de si grands ménagements. De plus, jamais un Français n'a résisté au plaisir de faire la guerre. Le dilettantisme militaire fut toujours de mode chez nous, et la perspective d'une campa- gne en pleine Amérique séduisait d'Erlach, qui n'a- vait pas encore eu l'occasion d'étudier sur place les mœurs indigènes. Il partit donc pour cette guerre, comme il serait allé à une belle partie de chasse. De fait le danger n'était pas plus grand pour ses compa- gnons et pour lui que s'il se fût agi de forcer quelque bête fauve dans son repaire. Avec leurs armes, nos compatriotes pouvaient tenir tête à des centaines d'ennemis.
Outina ne menait avec lui que deux cents de ses guerriers. Il espérait surprendre les ennemis, et avait prié les Français de se mettre au premier rang, et de décharger leurs arquebuses, dont les détonations ef- frayeraient sans nul doute- les hommes de Potavou. Vingt-cinq lieues seulement séparaient les deux anta-
LA FLOUDE. G
82 CHAPITRE III.
gonistes. Mais Potavou était sur ses gardes. A l'arrivée d'Outina, il s'élance hors de son village. Une décharge des arquebusiers arrête l'élan de ses hommes. Quand ils virent tomber, comme foudroyé à distance, le chef de la sortie, Potavou lui-même, tué par d'Erlach, les Floridiens furent comme saisis de terreur, et s'enfui- rent dans toutes les directions. Outina et les siens n'eurent plus qu'à entrer dans le \illage, et à y faire des prisonniers.
Un tel service méritait une récompense. Aussi lors- que Vasseur revint chercher d'Erlach, Outina fit aux Français de riches présents, peaux tannées, instru- ments divers, et, ce qu'ils prisaient le plus, un peu d'or et d'argent. Enfin il promit à Laudonnière de lui prêter assistance au premier signal, et s'engagea à lui fournir trois cents hommes et davantage, s'il en était besoin . L'alliance offensive et défensive était donc signée : il ne restait plus qu'à la consolider.
Outina fut le premier qui réclama l'alliance des Français. Enhardi par son premier succès, il forma le projet d'une expédition nouvelle contre les caciques de la montagne, et pria Laudonnière de venir à son secours. Celui-ci avait grande envie de refuser. Mais l'alliance était de trop fraîche date pour qu'il pût éluder sa promesse. D'ailleurs on lui avait raconté de telles merveilles sur la région des Apa lâches , qu'il étouffa ses scrupules, et envoya au cacique son fidèle d'Ottigny accompagné de trente arquebusiers, et du dessinateur Lemoyne. Ce devait être pour ce dernier
LE CACIQUE 0UT1NA. 83
une occasion nouvelle de connaître les mœurs et de dessiner les costumes des Floridiens. En effet c'est à lui, ou du moins à ses dessins, que nous devons les renseignements les plus pittoresques, et probablement les plus exacts sur cette expédition (octobre).
Aussitôt après l'arrivée des Français , Outina or- donna de préparer un grand festin. D'énormes vases en argile, posés sur des trépieds, sont remplis de vo- lailles et de gibier. Les Indiens attisent la flamme avec des soufflets, qui ressemblent à des éventails (i), et les enfants assistent, bouche béante, à ces prépa- ratifs. Dès que les vivres sont préparés, les guerriers sont convoqués en assemblée extraordinaire. Ils prennent place dans la case du cacique, sur des bancs en bois, et décrivent un vaste demi-cercle autour d'Outina, qui se lient au milieu. Alors on apporte la casina. C'est une potion enivrante fabriquée par les femmes, en mâchant des feuilles qu'elles laissent fer- menter. Cette cuisine primitive est encore en usage dans les forêts du Haut-Amazone. M. Paul Marcoy (2) l'a retrouvée, avec tous ses détails de fabrication les moins Tagoûtants, dans le Pérou. Il paraîtrait que les Indiens d'alors et ceux d'aujourd'hui n'ont pas une grande délicatesse : car ils absorbaient, au temps de Laudonnière, et prennent encore, de nos jours, une telle quantité de ce breuvage indigeste, qu'ils
(1) Lemoyke, planche XXVIII.
(2) Tour du monde, n° 171.
84- CUAPITllE III.
étaient obligés de sortir à plusieurs reprises de la case royale pour se livrer au honteux exercice tant affectionné par les Romains de la décadence au milieu de leurs orgies. A peine débarrassés , ils retournaient boire, et ne cessaient qu'ivres- morts. Lemoyne a reproduit avec une naïveté flamande, et un réalisme à la Téniers, les détails pittoresques de cette scène d'intérieur (i).
Mais la casina est cuvée : il s'agit maintenant d'af- faires sérieuses. Les guerriers, revêtus de leur parure de combat, se rassemblent près de la case du cacique. Un orchestre bruyant annonce son arrivée. Aussitôt se forme Tordre de marche. Outina, peint en rouge, se tient au milieu d'un carré de guerriers : ce sont les soldats d'élite, les gardes du corps. L'armée propre- ment dile entoure cette réserve, mais toujours en conservant la forme d'un carré (2). Sur les ailes, quel- ques jeunes gens, renommés par leur agilité à la course, font le service d'espions et d'éclaireurs. Quand tout est disposé, le cacique donne le signal, et la co- lonne s'ébranle.
Le premier jour, la marche fut aisée. 31»is le se- cond jour, comme il fallait traverser des régions in- cultes, et que la chaleur était excessive, l'armée fut très- fatiguée par celle étape. Les Français, que ne sou- tenait pas l'excitation d'une prochaine vengeance,
(1) Lemoyne, planche XXIX. (a) IrL, planche XIV.
LE CACIQUE OUTINA. 85
souffraient plus que les Indiens. Le cacique, qui te- nait à les ménager, donna Tordre de les porter à dos d'homme. Sur le soir on était arrivé aux limites du territoire ennemi. Outina ordonna une halte géné- rale, et, comme il ne voulait s'engager en pays ennemi qu'avec la certitude du succès, il demanda l'avis de son sorcier : un Romain aurait consulté les augures ! Les sorciers, en Floride et chez tous les peuples sauva- ges (r), étaient et sont encore en grande vénération. On les nommait en Floride des iarvars. Ils cumulaient les fonctions de prophète et de médecin. C'é- taient, en général, des vieillards : aussi leurs remèdes étaient-ils avant tout des remèdes d'expérience. Ils connaissaient les vertus des plantes , et nos mé- decins, si justement fiers de leur science, si dédai- gneux de l'empirisme , leur doivent pourtant la dé- couverte de quelques spécifiques, dont l'usage est aujourd'hui journalier (2). Le sorcier d'Outina avait cent vingt ans. Il emprunta le bouclier de d'Ottigny, traça tout autour des signes magiques, et finit par s'asseoir. Presque aussitôt il entra en convulsions (3). Sa bouche se tordit en un rictus effrayant , qui saisit d'effroi tous les guerriers. C'était le grand esprit qui prenait possession de son serviteur, et lui communi- quait les secrets de l'avenir. Bientôt il s'affaissa sur
(1) Tour du monde y n° 3o8.
(2) Sassafras, quinquina, cubèhe, salsepareille, condurango, etc.
(3) Lemoyne, planche XII.
80 CHAPITRE III.
lui-même, comme épuisé par la lulle qu'il avait sou- tenue, et, quand il revint à la vie, il annonça à son souverain que deux mille hommes l'attendaient, et lui avaient tendu une embuscade.
Ces révélations produisirent une impression déplo- rable sur le cacique. Il s'attendait à surprendre l'en- nemi, et liarvar lui apprenait que son départ était connu, et qu'il ne remporterait la victoire qu'après une vive résistance. Outina , paraît-il, n'était pas un foudre de guerre, car il voulut rebrousser chemin, sans même vérifier l'exactitude des renseignements fournis par le sorcier. Mais d'Otligny n'était pas venu si loin pour battre en retraite sans seulement avoir aperçu l'ennemi. La crainte du ridicule et l'ardeur naturelle de son caractère lui firent déclarer au caci- que qu'on se battrait, ou que l'alliance serait immé- diatement rompue. Honteux de la leçon, et craignant que la menace ne fut suivie d'exécution, Outina donna alors le signal de l'attaque.
La bataille dura trois heures. La brillante valeur de nos arquebusiers, et l'effet prodigieux de leurs ar- mes déterminèrent la victoire en faveur d'Outina. Mais le chef barbare ne sut pas ou ne voulut pas en profiter. Au lieu de suivre le conseil de d'Ottigny , et de réduire son ennemi à la dernière extrémité en marchant sur sa résidence , il aima mieux ne plus s'exposer au hasard des combats. Le chef des Fran- çais eut beau le supplier de poursuivre ses avantages : cette fois il fut inflexible; il avait hâte de mettre en
LE CACIQUE OUTINA. 87
sûreté sa personne sacrée, et aussi de jouir de son triomphe.
L'armée victorieuse revint donc au village royal. Une vingtaine de caciques s'y étaient déjà rendus pour féliciter le vainqueur. Aussitôt commencèrent les fêtes triomphales. Mais d'Ottigny ne dissimulait pas son dégoût pour le lâche qui n'avait pas voulu conti- nuer la guerre. Il partit au bout de deux jours, mal- gré les instances d'Outina, et rendit compte à Laudon- nière de sa mission. L'impression fut déplorable à la Caroline , et les Français la dissimulèrent si peu que les caciques voisins vinrent supplier Laudonnière d'abandonner son allié. Satouriona lui-même, espérant un retour d'amitié , fit demander en secret à Lau- donnière, s'il ne voulait pas l'aider à renverser Ou- lina : Laudonnière refusa. Il ne réussit qu'à s'aliéner complètement Satouriona , et à exciter les défiances d'Outina , bientôt instruit de ces négociations. Dès lors les deux puissants caciques, sans se déclarer ouver- tement, devinrent les ennemis des Français.
Ainsi donc, au début, protestations de tendresse, offres de service , cadeaux réciproques ; bientôt re- froidissement dans les relations, puis guerre ouverte. C'est l'histoire de presque toutes nos colonies. Nous nous lions d'abord avec les indigènes, mais nous les fatiguons bien vite par nos prétentions, et nous en- trons en lutte avec eux. Les Espagnols procédaient autrement. Ils massacraient par système. Les Anglais massacrent et corrompent les races indigènes, avec
88 CHAPITRE III.
lesquelles ils sont en contact. Les uns et les autres ont réussi à foncier des empires durables aux dépens des peuplades barbares. Les Français ont échoué dans leurs tentatives. Au moins leur souvenir n'est-il pas maudit, et peut-être est-il préférable , pour l'honneur national, de n'avoir pas réussi , mais d'avoir les mains nettes de ce sang abhorré.
DISSENSIONS INTESTINES. 89
CHAPITRE IV.
DISSENSIONS INTESTINES.
Plus encore peut-être que la mauvaise politique suivie par les Français à l'égard des Floridiens, l'in- discipline de nos compatriotes devait amener la ruine de l'établissement fondé par eux.
Loin de la métropole, dans un pays, où l'Euro- péen , par la supériorité de ses armes et de sa civili- sation , semblait le roi de la nature , le sentiment de la personnalité acquérait une intensité extraordinaire. Le dernier valet d'armée s'estimait l'égal , sinon le supérieur, du plus puissant cacique. Les merveil- leuses histoires des conquistadores, ces empires dé- truits par des poignées d'hommes , ces richesses fabu- leuses, ces populations énormes, ces villes splendides devenant la proie de cinq ou six aventuriers, tous ces récits presque fantastiques flottaient confusément dans les esprits. Nous avons toujours eu du goût pour les aventures extraordinaires, et les compagnons de Laudonnière se croyaient tous destinés à renouveler les exploits des Cortès ou des Pizarre. Assurément celte estime de soi-même et cette confiance en ses propres forces exaltent et surexcitent les plus nobles instincts de la nature humaine , mais elles détruisent l'obéissance, et relâchent la discipline pourtant si
DO CHAPITRE IV.
nécessaire, lorsque quelques hommes se trouvent en présence de véritahles foules. Aussi bien cet esprit d'indiscipline était alors entré dans nos mœurs na- tionales. « Les soldatz de maintenant, écrit Bran- tôme (i), sont si desraiglez et font plus proffession de brigandage que de guerre. Car dès lors qu'ils s'en- roolent ou ma relient soubz un'enseigne, c'est à prendre qui pourra sur l'un, sur l'autre, autant ou plus sur l'amy de son parly que sur l'ennemi tenir les champs. » £ Cette indiscipline devait être la principale cause de la ruine de nos établissements d'Amérique. A mesure qu'augmentait chez nos compatriotes le mépris pour les lâches et molles populations qu'ils exploitaient,
* croissait aussi leur amour de l'indépendance. Comme chez eux l'initiative était plus développée que dans toute autre race, ils voulaient tout essayer par eux- mêmes, et secouaient l'autorité de leur chefs. Nous savons déjà comment les premiers colons français de la Floride se débarrassèrent , en l'assassinant , du se- cond chef de l'expédition , le capitaine Albert. Peu
* s'en fallut que Laudonnière n'éprouvât le même sort.
Il avait été accompagné par un certain nombre de gentilshommes, qui espéraient trouver en Amérique des trésors inépuisables. Mais la réalité ne répondait pas aux espérances. Les mines semblaient s'éloigner, à mesure qu'on en approchait (2); » semblables à ces
(1) Bbantôme, Grands Capitaines j ta nçois,' édit. Lalanne, t. V, p. 38o.
(2) Charlevoix, Histoire de la nouvelle France, p. 64.
DISSENSIONS INTESTINES. 91
prétendus esprits follets qui, après avoir bien fatigué ceux qui courent pour les joindre, disparaissent au moment qu'on s'imagine les tenir. » D'ailleurs tous ces gentilshommes, si fiers, si dédaigneux de tout travail manuel, avaient, comme leurs compagnons, dû prendre part aux travaux de fortification de la Caroline. Aussi leurs rêves s'étaient-ils brusquement dissipés, et ils s'en prenaient à Laudonnière comme s'il en eût été responsable, de leurs illusions perdues. Peu à peu les esprits s'aigrirent. Laudonnière eut le
* tort de ne pas assez tenir compte de l'opinion gé- nérale. Il s'était choisi des amis parmi ses subordon- nés, surtout parmi les gentilshommes volontaires. 11 avait ses favoris, ne vivait qu'avec eux, et affectait du mépris pour les simples (i) soldats. Ces préférences, que rien ne justifiait, excitèrent dans la petite colonie de sourdes haines et un profond mécontentement.
Une cause nouvelle de dissentiment s'ajouta à toutes les autres. Les protestants (2) de l'expédition , et ils étaient en grand nombre, se plaignaient d'être privés du ministère d'un pasteur. Ils se répandaient en
» plaintes sur l'indifférence religieuse du capitaine, et déclaraient à tout propos qu'ils n'attendaient plus
(1) De Bry, p. 9. « Laudonnierus , minium facilis, plane possideba- tur a tribus aut quatuor gnatonibus, atque milites contemnebat, eos praesertim quos in pretio habere debebat. »
(2) Jd.\ p. 9.... « Indignabantur pleriqueex bis qui, secundum prio- rem Evangelii doctrinam, vivere se velle profitebantur, quod Verbi di- vini ministro destituerentur. »
92 CUAPITRE IV.
que l'occasion de se séparer avec éclat. Amours pro- pres froissés, sentiments religieux contenus, il ne man- quait plus qu'un prétexte pour déterminer une ex- plosion , et , par malheur, le poids de toutes les récriminations retombait sur un homme trop faible pour comprimer cette naissante insubordination.
Un certain la Roquette , Périgourdin madré et futé comme tous ses compatriotes, avait persuadé à quelques soldats crédules qu'il avait découvert, en remontant la rivière, une mine d'or et d'argent qui rapporterait au moins dix mille écus d'or à chacun de ceux qui l'exploiteraient. C'en était assez pour dé- goûter ces pauvres dupes des travaux fatigants mais utiles de la citadelle , et pour enflammer leurs convoi- tises. Mais, lorsqu'un certain Gendre, ou Legendre, qui cherchait à se venger sur Laudonnière de ce qu'il ne lavait pas désigné pour rendre compte en France de ses découvertes, leur eut fait croire que Laudonnière ne cherchait qu'à les frustrer de ce gain, les esprils s'échauffèrent, et déjà s'agitait la question de pourvoir au remplacement du capitaine. Gendre , qui se sentait soutenu par les mutins , poussa l'audace jusqu'à enjoindre à Laudonnière de mener tout son monde aux mines. Laudonnière aurait dû le faire arrêter sur-le-champ , et , par cet exemple de sévérité , couper court à de semblables réclama- tions ; mais il eut la bonhomie d'exposer ses rai- sons, et de s'adresser au désintéressement de ses hommes. Il leur parla des dépenses faites par le roi
DISSENSIONS INTESTINES. 93
pour cetle expédition , et s'étonna naïvement de ce qu'ils se montrassent « beaucoup (i) plus affectionnez à l'avarice qu'au service de leur prince. » Faire appel aux sentiments d'honneur et de probité, quand on parle à des hommes grossiers , dont les chimériques espérances ont enflé les désirs, c'est bien mal con- naître la nature humaine ! Aussi Laudonnière ne réussit à qu'à provoquer le mécontentement général. Les sol- dats feignirent de se soumettre, et continuèrent les travaux de la citadelle , mais l'arme au dos , et n'at- tendant plus que l'occasion de s'en servir. Quant à Gendre, Laudonnière se contenta de le réprimander, et lui rendit sa confiance. Il fut payé de sa douceur par la plus noire ingratitude.
En effet, vers le 20 septembre, Laudonnière prit froid et chaud , et tomba malade. Gendre va tout de suite trouver le maître apothicaire, et le prie avec ins- tance de mêler du poison au breuvage destiné à Lau- donnière. L'apothicaire refusa avec indignation. Gen- dre voulut alors faire sauter Laudonnière, en cachant sous son lit un baril de pondre, auquel une traînée aurait mis le feu. Hance, le maître artificier, ne con- sentit pas à tremper dans cet abominable complot. Mais l'un et l'autre eurent la criminelle faiblesse de ne point dénoncer le traître. Moins scrupuleux fut un gentilhomme, Marillac, que Laudonnière avait dé- signé pour retourner en France.
(l) LaVDONMÈIIE, p. UT.
9-V CHAPITRE IV.
En effet un vaisseau, sans doute quelque croiseur, venait d'arriver, commandé par le capitaine Bourdet, qui apportait de la métropole des encouragements et des secours. Laudonnière ne trouvait pas ces secours suffisants, et il voulait envoyer à Coligny des nou- velles de la colonie. Il pria donc le capitaine Bourdet de reprendre la mer, et chargea Marillac d'une mis- sion secrète auprès de l'amiral. Lorsque Marillac prit congé de Laudonnière, il lui communiqua un vio- lent factum , rédigé par Gendre, et plein d'invec- tives contre le chef de l'expédition et ses lieutenants (10 novembre). Aussitôt Laudonnière convoque ses soldats et les prend à témoin des calomnies de Gendre. Ce dernier, prévenu à temps, réussit à s'échapper. Il supplia Bourdet de le prendre à son bord, et de le reconduire en France. Bourdet refusa. Il consentit à le transporter sur l'autre rive du fleuve. Gendre mena quelques mois la vie sauvage, mais il s'en dé- goûta bientôt, et demanda pardon à Laudonnière. On ne sait si, fidèle à son caractère, Laudonnière eut la faiblesse de lui pardonner son double crime ; tout porte à le supposer.
Quelques jours après, survint un fait beaucoup plus grave, et qui pouvait entraîner de déplorables con- séquences. Le capitaine Bourdet avait, en partant, laissé à Laudonnière quelques-uns de ses matelots. Il est probable que ces matelots connaissaient déjà la mer des Antilles, et savaient par expérience combien il était facile d'y vivre aux dépens des Espagnols. Ces
DISSENSIONS INTESTINES. 95
nouveaux débarqués, promptement dégoûtés des Ira- vaux de la citadelle, persuadèrent à quelques-uns de leurs compagnons qu'il était préférable de courir sus aux Espagnols, et de s'enrichir en les pillant. Treize des matelots de Laudonnière se concertèrent avec les matelots de Bourclet, et résolurent de chercher aux Antilles les grandes aventures.
Tous les jours une barque allait de l'autre côté de la ^ v ^ rivière prendre de l'argile pour faire de la brique. Sous prétexte de s'acquitter de cette besogne, ils s'em- barquèrent tous ensemble, et ne revinrent pas. Leur exemple fut contagieux. Deux charpentiers flamands enlevèrent une autre barque, et, avant de s'enfuir, coupèrent , pour ne pas être poursuivis , les amarres du vaisseau stationnaire. Laudonnière fit alors cons- truire, en vingt-quatre heures, une sorte de radeau pour courir à la recherche des fugitifs. Mais leur avance était trop considérable. Ils avaient déjà pris la haute mer.
Laudonnière avait besoin de barques pour s'en- foncer dans l'intérieur du pays en remontant les fleuves. Il ordonna donc d'en construire deux, pour remplacer celles que lui avaient dérobées les déser- teurs. Cette besogne déplaisait à la plupart de ses hommes. Ils s'y résignèrent pourtant, mais avec l'ar- rière-pensée de s'emparer de ces barques, quand elles seraient achevées, et de s'en servir pour rejoindre leurs compagnons et exercer comme eux la piraterie. Cinq ou six d'entre eux, Fourneaux ou des Fourneaux,
96 CHAPITRE IV.
Etienne de Gênes ou de Genève, Lacroix et Seignore devinrent les chefs du complot. Ils n'eurent pas de peine à persuader aux soldats qu'il était de leur in- térêt « de ne plus (i) se matter ainsi à un travail abject et méchanique, attendu qu'il se présentoit une occasion la plus belle du monde pour se faire tous riches. » Ce mot de richesses sonna si bien aux oreilles des soldats , que presque tous acceptèrent les propo- sitions des chefs. Il y eut jusqu'à soixante vétérans qui entrèrent dans le complot. Il semble pourtant qu'un scrupule de discipline les ait retenus au dernier moment , car ils firent présenter au capitaine, par le sergent Lacaille, quelques observations sur le peu de vivres qui restaient , et lui demandèrent l'autorisation d'aller chercher des vivres dans les colonies espa- gnoles. Laudonnière ne voulait à aucun prix engager d'hostilités avec l'Espagne, et il se doutait du motif pour lequel ses soldats lui demandaient à partir. Il répondit (2) que mieux valait, pour se procurer des vivres, s'adresser aux Indiens qu'aux Espagnols, et que d'ailleurs on en avait pour quatre mois encore. Il refusa donc, et engagea Lacaille à user de son in- fluence auprès des soldats , pour les ramener au sen- timent de leurs devoirs. Lacaille était un honnête
(i) LaTjDOAJNIKRE, p. 116.
(2) DeBry, p. 11. Ab ipsis suarum actionum rationesnonesse peten- das : ad annonara quod attinet, ejus se rationem habiturum. Aliquot adhuc dolia superesse mercibus plena , quae in commune eonferet, ut il- larum commutatione alimenta ab Indis redimi queant.
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homme; il n'avait consenti à transmettre les vœux des soldats, qu'à condition de rester toujours fidèle à son serment. En effet il se contenta de commu- niquer les ordres du capitaine , et tout, en apparence, rentra dans le devoir.
Laudonnière se doutait pourtant de quelque trahi- son. Les allées et les venues des conjurés, leurs col- • loques mystérieux, et ce je ne sais quoi que portent sur leurs visages tous ceux qu'agite quelque grave préoccu- pation, avaient attiré son attention. Peut-être quelque indiscrétion avait-elle été commise, car il est bien difficile à près de cent personnes de garder le même secret. D'Ottigny connaissait aussi le complot, car on avait désiré qu'il en fît partie, et il est très-probable qu'il en avait parlé à son capitaine. Mais ni lui ni Laudonnière n'étaient fixés sur aucun détail. Les con- . jurés comprirent donc qu'il fallait hâtçr leurs der- nières dispositions.
La veille du jour fixé, un des conjurés, Normans de Pompierre, qui s'était lié d'amitié avec le dessi- nateur Lemoyne, l'avertit que, le lendemain , sa case serait envahie, et son compagnon, l'intrépide Lacaille, étranglé. Il l'engageait à s'éloigner, non pas qu'on lui en voulût personnellement; mais, dans un pre- mier moment d'effervescence, on le prendrait peut- être pour Lacaille, et si, par malheur, il tentait de résister, on lui ferait partager le sort de son com- pagnon.
Lemoyne remercia de Pompierre de cet utile avis,
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et s'empressa d'en faire part à son ami Lacaille. Celui-ci , sans avertir Laudonnière , se jeta dans les bois avec ses deux frères. Il avait donné de nom- breuses preuves de courage, mais, en cette circons- tance, il céda à ce mouvement instinctif qui pousse même les plus braves à se mettre à l'abri. Quant à Lemoyne, comme il n'avait plus rien à craindre, il préféra rester à son poste, et attendit les événements, se remettant à la Providence du soin de les faire bien tourner pour lui (i).
Au milieu de la nuit, Desfourneaux, tout armé, pis- tolet en main , envahit avec trente fusiliers le logis de Laudonnière, le surprit dans son lit, l'insulta, lui prit ses clefs, lui enleva ses armes, le fit conduire au mi- lieu de la rivière, dans son navire, et garder à vue. A la même heure Lacroix et quinze fusiliers s'em- paraient de d'Oltigny , et le désarmaient; mais il lui épargna l'affront de le jeter en prison, et de le faire garder. Etienne de Gênes imposait les mêmes condi- tions à d'Erlach. Seignore et les autres conjurés s'é- taient présentés au logis de Lacaille. Ils n'y trouvèrent que Lemoyne. Leur irritation fut très-vive. Lacaille était celui qu'ils désiraient le plus priver de sa liberté ; car il était actif, remuant; il avait de l'influence sur les Floridiens : on pouvait redouter sa vengeance. Les conjurés rendirent pourtant la liberté à Lemoyne et même l'usage de ses armes, à condition qu'il ne cher-
(i) De Bry, p. i3. Dei protection! me commentlans.
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cherait pas à s'échapper. Quant aux autres soldais qui n'étaient pas du complot, ils furent tous désarmés, mais non maltraités.
La conspiration avait réussi. A. l'exception de La- caille, les conjurés avaient entre leurs mains tous les chefs, Laudonnière, d'Ottigny, d'Erlach, Il ne leur restait plus qu'à User de la victoire : mais ils ne se contentèrent pas d'être les maîtres ; ils gaspillèrent les provisions et les ressources de la Caroline , et, pour donner à leurs exactions un semblant de léga- lité, ils forcèrent Laudonnière à tout approuver. Des- fourneaux lui arracha même une commission de lieu- tenant, sous prétexte d'aller chercher des secours dans la Nouvelle-Espagne, en réalité pour mener dans la mer des Antilles la vie de pirate.
En effet les conjurés se fatiguèrent vite de leur oisi- veté. Il leur tardait de trouver ailleurs de vives émo- tions, et surtout d'acquérir ces trésors, qu'ils avaient cherchés vainement en Floride. Ils résolurent donc de s'emparer, aux dépens des Espagnols, des richesses qu'ils convoitaient. Ils équipèrent les deux grosses bar- ques qu'on avait préparées pour aller à la découverte, et les chargèrent de provisions. Sans se préoccuper du sort de ceux qui restaient à la Caroline, ils prirent pour eux tout ce qui leur convenait, jusqu'à deux tonneaux de vin d'Espagne, qu'on avait réservés pour l'usage des malades. Ils imposèrent aux deux meilleurs pilotes de Laudonnière, Michel Vasseur et Trenchant, l'obligation de diriger ces deux grosses barques, et,
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après avoir juré à ceux qu'ils laissaient à la Caroline de les massacrer, s'ils ne les accueillaient pas convenable- ment à leur retour, ils mirent à la voile le 8 décembre. Leur odyssée fut curieuse. Ils allèrent d'abord à v Cuba, et s'emparèrent de quelques caboteurs chargés de cassave, d'huile et de vin d'Espagne : puis ils dé- barquèrent sur divers points de l'île. Leurs descentes ne furent pas toujours couronnées de succès. Ainsi, à Arcaha , ils perdirent quatre hommes, deux tués, Doublet et le Maistre, et deux prisonniers, Estienne Gondeau et Grandpré. D'ordinaire ils revenaient à bord chargés de butin. Sur mer ils étaient plus heu- reux. En vue de Barracon ils capturèrent une cara- velle de soixante tonneaux. Mais ces déprédations éveillèrent l'attention. L'Espagne était alors habituée à faire respecter son pavillon dans ces mers qui lui appartenaient. Troublés tout à coup dans leur sécurité commerciale, les colons s'émurent et portèrent de vives plaintes contre les pirates étrangers. Un nouvel affront acheva de les exaspérer. Un navire de charge , que montait le préfet de la Havane avec ses deux en- fants, avait été capturé au cap Tiburon (i). Les pirates convinrent avec lui d'une forte rançon, mais le retin- rent à bord de son navire, jusqu'à ce qu'il eût acquitté cette rançon. Ils exigeaient cinq ou six de ces singes, nommés sagouins dans l'île, et autant de beaux perro- quets. Nos Français, grisés parle succès, étaient déjà ar-
(i) D'après Lescarbgt (p. 84) , préfet de la Jamaïque.
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rivés i ne reculer devant la satisfaction d'aucun de leurs caprices. Le hasard les avait jusqu'alors favo- risés. Mais leur confiance devenait de l'aveuglement, et ils allaient en être singulièrement punis.
Le préfet espagnol accéda avec empressement à toutes leurs exigences. Il demanda seulement, pour que la rançon fût plus vite réunie , qu'on lui permit d'envoyer à sa femme un de ses enfants avec une lettre. Les pirates prirent connaissance de la lettre, et n'y trouvèrent rien de suspect. Ils ne songèrent seule- ment pas que l'enfant pouvait avoir reçu des instruc- tions secrètes. Ils le laissèrent partir, et, pour être plus à portée de recevoir la somme convenue et les animaux demandés , ils s'approchèrent de la côte, et s'engagèrent dans un golfe fermé par une passe étroite. Leurs navires étaient à l'ancre, lorsque soudain furent signalés deux barques de guerre et un gros vaisseau , qui coupaient déjà la retraite aux Français. En même temps la côte se garnissait de troupes. Les pirates étaient perdus : il ne leur restait plus qu'à se rendre.
Le jeune fils du gouverneur avait rempli sa mission avec intelligence. Il avait tout raconté, et redit les ordres de son père. Ces ordres avaient été exécutés avec tant de promptitude que, dès le lendemain, la flottille française avait été cernée. Elle essaya bien de s'échapper : mais l'étroitesse de la passe et la lourdeur des navires s'y opposaient. Il n'y eut que vingt-six hardis compagnons, et parmi eux les chefs du com- plot, Desfourneaux, Lacroix et Etienne de Gênes, qui
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réussirent à se jeter sur un petit navire, dont ils cou- pèrent l'ancre, et parvinrent à s'échapper. Quant aux autres, ils furent tous pris, à l'exception de six qui fu- rent tués en se défendant, vendus, ou déportés en Espagne et en Portugal.
C'était la première punition des révoltés. Un châti- ment plus terrible leur était encore réservé. Les vingt- six survivants n'avaient pas de vivres; leur navire sup- portait avec peine la haute mer. Il leur fallait donc ou débarquer à Cuba pour y faire des provisions, et en ce cas ils tombaient entre les mains des Espagnols , ou bien continuer leur route, et alors ils mouraient de faim, et s'exposaient à naufrager. Tout le monde com- mandait à bord du petit navire. La discipline n'était plus qu'un vain mot, et d'ailleurs à qui obéir? Le pi- lote Trenchant était un des vingt-six; il n'avait jamais cédé qu'à la force, en acceptant le commandement ou plutôt la direction d'une des barques. Il s'entendit avec cinq ou six soldats, pillards moins déterminés ou révoltés moins compromis que les autres, et leur fit comprendre qu'ils devraient essayer de regagner la Caroline, s'ils voulaient éviter d'être pris par les Es- pagnols, ou de mourir de faim, ou de naufrager. Il est vrai, qu'en abordant sur la côte floridienne, on allait au-devant d'un châtiment mérité : mais encore par- viendrait-on, peut-être, à se ravitailler sans être aperçu par Laudonnière , et, dans tous les cas , on connaissait assez le caractère du chef de l'expédition, pour être à l'avance assuré de sa clémence, surtout quand il ver-
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rait combien étaient peu nombreux les survivants de cette déplorable affaire. Les conjurés avaient d'abord refusé : mais bientôt , convaincus par les arguments de Trenchant, ils consentirent à se diriger sur la Flo- ride. Quelques jours de navigation les conduisirent à l'embouchure du fleuve de May. Ils débarquèrent, et s'occupèrent aussitôt des approvisionnements.
Depuis leur départ de la Caroline, de graves événe- ments avaient eu lieu. Laudonnière avait été délivré, et avait repris l'exercice régulier de son commande- ment. Il devait ce bon service à l'intrépide Lacaille, qui, averti par son plus jeune frère du départ des principaux conjurés pour la Nouvelle-Espagne , était aussitôt arrivé à la Caroline, avait excité à prendre les armes tous ceux qui n'obéissaient qu'à la contrainte , et, à leur tète, avait délivré Laudonnière , d'Ottigny , d'Erlach et les autres prisonniers. Puis il avait engagé Laudonnière à frapper les esprits par une cérémonie solennelle, celle d'une nouvelle prestation de serment. Celui-ci comprit la portée de cet acte, et, dans la for- mule du serment qu'il proposa à ses hommes, il leur fit jurer d'abord de rester fidèles au roi, et en second lieu de combattre avec vaillance l'ennemi. Convaincu de la nécessité de rétablir la discipline, et en même temps d'exercer une surveillance active sur des sol- dats dont l'imagination travaillait, il divisa sa petite troupe en quatre bataillons, dont il confia le comman- dement à des lieutenants éprouvés, et tout, à la Caro- line, rentra dans l'ordre accoutumé.
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Ce fut alors qu'un Indien, le cacique Patica , vint avertir Laudonnière du débarquement des insurgés, et aussi de leur petit nombre. Laudonnière, saisi de pitié et toujours porté aux résolutions généreuses, voulait leur pardonner. MaisLacaille, dont les conseils étaient vivement goûtés, lui persuada qu'il fallait un exemple. Puisque la fortune lui livrait les chefs de l'expédition, * ces chefs devaient périr. Autrement la discipline était I ruinée, et l'avenir de la colonie française compromis. Lacaille offrit en même temps de se saisir des conjurés. L'entreprise n'était pas facile, car ces conjurés étaient braves, et ils pouvaient vendre chèrement leur vie. On convint que Lacaille, accompagné seulement de deux ou trois hommes, irait au devant des conjurés monté sur une petite barque, et occuperait leur attention pen- dant qu'une vingtaine de soldats se cacheraient dans les arbres du rivage, et guetteraient l'occasion favorable pour se jeter sur le navire abandonné par les conjurés, et s'en emparer.
Ce plan était bien combiné. Il fut exécuté avec bonheur. Les conjurés perdirent leur navire, et fu- rent obligés de se rendre à discrétion en se recom- mandant à la générosité de leur ancien chef. Mais ils n'avaient pas d'illusions sur le sort qui les attendait : car quelques-uns de ceux auxquels pardonna Lau- donnière racontèrent plus tard qu'avant d'être sur- pris par Lacaille , ils avaient imaginé un tribunal burlesque , devant lequel ils avaient tous comparu pour s'entendre condamner par de faux Laudonnière
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ou de prétendus Lacaille. C'est ainsi que, deux siècles plus tard, les prisonniers de la Terreur parodiaient le tribunal révolutionnaire, et jouaient à la guillotine.
Lorsque les conjurés parurent devant Laudonnière, ils tentèrent de l'attendrir, et peut-être le capitaine allait-il céder encore à un mouvement de pitié ; mais Lacaille le força à laisser agir la justice. Un tribunal militaire fut donc improvisé, devant lequel comparu- rent quatre chefs du complot, Desfourneaux, Lacroix, Etienne de Gênes et Seignore. Ils n'essayèrent pas de se disculper, et s'entendirent condamner à la pen- daison (i). En leur qualité de vieux soldats, Laudon- nière leur accorda d'être passés par les armes. Leurs complices furent acquittés. Ce fut la dernière des sé- ditions excitées contre Laudonnière. Dès le début, il aurait du se montrer plus rigoureux. L'exemple du capitaine Albert l'effrayait peut-être ; mais il était de son devoir de s'exposer à subir un pareil sort, et d'ail- leurs l'intérêt le lui ordonnait ; car les pirateries de ces révoltés avaient soulevé dans les Antilles une in- dignation générale, et allaient provoquer dans quel- ques mois de sanglantes représailles. La clémence in- tempestive de Laudonnière sera la cause indirecte de la prochaine ruine de notre colonie floridienne.
(i) Trois seulement, d'après de Bry, p. ai.
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Ces déplorables événements avaient entravé les pro- grès de la colonie française. Laudonnière pourtant, même aux plus mauvais jours du désordre , n'avait pas cessé de songer aux instructions de Coligny, qui lui prescrivaient de reconnaître beaucoup de pays, et surtout d'entretenir des relations amicales avec les caciques de la cote et de l'intérieur. C'était peut-être le moyen le plus sur d'étendre au loin l'influence fran- çaise, surtout par le contraste avec la férocité des au- tres colons européens. En effet les caciques voisins entrèrent en relations amicales avec les Français : entre eux et Laudonnière c'était un échange perpé- tuel de bons procédés. L'un d'entre eux, le cacique Maracon, qui habitait à quarante milles environ au sud de la Caroline, lui fit savoir un jour que chez un cacique, nommé Onachaquara, vivait un Européen, surnommé le Barbu. 11 croyait aussi pouvoir affirmer que, chez le cacique Mathiaca, résidait un autre Eu- ropéen, mais dont il ne savait pas le nom. Ces deux Européens étaient sans doute victimes de quelque dé- sastre inconnu, les derniers survivants d'une expédi- tion malheureuse, peut-être des compatriotes. Il n'en fallait pas tant pour exciter la pitié de Laudonnière. De plus, comme ils étaient depuis longtemps dans le
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pays, ils avaient eu le loisir d'en étudier les mœurs et les ressources. Ils pourraient donc fournir à la colonie naissante de précieuses indications. L'intérêt , tout aussi bien que la charité, ordonnait à Laudonnière de les rechercher.
Après avoir remercié le cacique Maracon, Laudon- nière fil savoir à tous ses alliés qu'il désirait vivement retrouver ces deux Européens , et promit une forte récompense à celui qui les lui ramènerait. Peu après ces deux infortunés lui furent en effet con- duits, Ils étaient complètement nus. Leurs cheveux et leur barbe pendaient jusqu'à terre. Ils avaient si bien adopté le genre de vie des Indiens, que ce fut pour eux comme un étonnement douloureux de se vêtir de nouveau et de couper leur chevelure. Depuis quinze ans, ils vivaient de la vie américaine, et avaient oublié les usages de l'Europe, et presque la langue na- tale. Quand ils furent un peu remis de leur émotion, ils racontèrent qu'ils étaient Espagnols , et faisaient partie de l'équipage d'un navire naufragé sur l'écueil des Martyrs, à la pointe sud de la presqu'île de Floride , sans doute dans les parages du cap Agis, et de la passe de Bahama. Le roi , qui les avait recueillis, se nommait Calos. Comme nos Bretons du moyen âge, qui avaient inventé à leur profit le droit d'épave, ce cacique avait gardé pour lui la cargaison du navire naufragé. Il avait aussi, pour sa part de butin, retenu trois à quatre nobles Espagnoles, qu'il avait données à ses fils. Le pays était riche. Calos tirait parti des
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avantages de la situation de ses États, et faisait un grand commerce. Aux jours de fête les métaux précieux bril- laient au grand jour. Les femmes en dansant suspen- daient à leurs ceintures des lingots d'or massif (i) « larges comme des assiettes », si lourds qu'elles pou- vaient à peine les supporter. Les naufragés ajoutèrent que Calos (2) « avoit un grand nombre d'or et d'argent jusqu'à en tenir dans un certain village une fosse toute pleine, quin'estoit moins haute qu'un homme, et large comme un tonneau », et ils engagèrent Laudonnière à marcher à la conquête de cette toison d'or. Cent hommes suffiraient, disaient-ils, et ce serait justice , car tous les ans on immolait un captif dans un sacrifice solennel, et la victime était d'ordinaire un naufragé. Laudonnière demanda ensuite aux Espagnols s'ils avaient jamais quitté le territoire de Calos, et s'ils pou- vaient lui fournir quelques renseignements sur les ca- ciques voisins. iAin d'entre eux avait plusieurs fois servi de messager à Calos : il raconta qu'il avait sou- vent visité le roi Oathaqua , dont le territoire com- mençait à quatre ou cinq journées de marche de celui de Calos. A mi-chemin s'étendait un lac d'eau douce, nommé Serropé, large d'environ cinq lieues. Au milieu du lac était une île remarquable par l'abondance de ses dattes, et aussi d'une certaine racine, donton faisaitdu pain excellent. Les habitants de cette île fournissaient de ces fruits et de cette farine .à tout le pays d'alen-
(1) Laudonnière, p. i3i.
(2) Td. , ibid.
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tour. Aussi étaient-ils fort riches. Protégés par les eaux du lac qui leur servaient de fossés , ils avaient constitué comme une sorte de république indépen- dante, et parfois s'aventuraient à d'audacieuses expé- ditions. Ils avaient un jour dressé une embûche au ca- cique Oathaqua , qui conduisait à Calos une de ses filles, à lui fiancée, et ils s'étaient emparés de la jeune fille et de ses compagnes. Jamais le beau-père et le gendre en expectative , même en réunissant leurs forces, n'avaient réussi à leur reprendre ce précieux butin. L'Espagnol donna encore de nombreux détails sur la situation respective de ces deux caciques, et sur les ressources et les productions de leur territoire. Laudonnière les enregistra soigneusement , et se ré- serva d'en tirer parti en temps et lieu. Quant aux deux naufragés, il les garda avec lui, en leur propo- sant de les rapatrier à la première occasion ; ce qu'ils acceptèrent avec empressement.
Laudonnière avait encore entendu dire qu'un sol- dat , nommé Rouffi , se trouvait chez le cacique Adausta. Rouffi faisait partie de la première expédi- tion. Il n'avait pas voulu s'embarquer avec ses cama- rades, ceux qui souffrirent tant de la faim, et était resté en Floride. Laudonnière députa au cacique son fidèle Vasseur, en compagnie du soldat Aymon, qui avait aussi fait partie de la première expédition , et connaissait Adausta. Le cacique accueillit très-bien les Français , mais il leur apprit que Rouffi était parti avec des Européens, sans doute avec des Espagnols,
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et avait été transporté à la Havane. Pour les consoler de leur désappointement, Adausta fit à Vasseur et à Avmon de fort beaux cadeaux : c'étaient des fèves et du mil en quantité, deux cerfs, des peaux finement tannées, et quelques perles, mais de peu de valeur, car elles étaient brûlées. Il ajouta que, si les Français vou- laient s'établir sur son territoire, il leur donnerait de grands terrains, et leur fournirait du mil. Mais Lau- donnière ne répondit pas à cette ouverture.
Laudonnière avait aussi appris qu'à deux lieues en- viron au nord de la Caroline régnait la veuve du ca- cique Hiocaia. Elle passait pour la plus belle des In- diennes, et les Floridiens, d'ordinaire fort méprisants pour les femmes, avaient pour celle-ci un respect qui approcbait de la superstition ; à tel point qu'ils ne souf- fraient pas qu'elle mît pied à terre, et la portaient sur leurs épaules, toutes les fois qu'elle voulait sortir. La veuve d'Hiocaia, flattée de la prévenance de Laudon- nière , se montra fort gracieuse pour ses envoyés. Elle leur donna deux barques pleines de mil, de gland, et de feuilles de cassiné, dont ils composaient leur breu- vage favori. Quelques jours après la reine envoya à Laudonnière un interprète pour lui présenter ses compliments (janvier 1 565).
Ce n'était pas seulement avec les caciques du voi- sinage que Laudonnière entretenait ainsi des relations amicales. Il envoyait fort au loin quelques-uns de ses plus bardis compagnons , pour y porter le nom de la France, et ouvrir de nouveaux déboucbés aux colons de
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la Caroline. Un de ces plus audacieux explorateurs fut La Roche-Ferrière, gentilhomme volontaire, qui s'é- tait attaché à la fortune de Laudonnière. Il avait de l'esprit, de l'aisance , une singulière aptitude à se pé- nétrer des usages et de la langue des indigènes. C'était un de ces méridionaux fortement et finement trem- pés, à la fois soldats et négociants qui, au XVIe siècle, fournirent à notre pays tant de héros et tant de vau- riens. L'austère Laudonnière, par contraste sans doute, aimait Laroche-Ferrière. Il avait pour lui de la com- plaisance, de la faihlesse même, à tel point qu'on était jaloux de la confiance qu'il lui accordait (i). Pourtant les détracteurs de ce jeune homme ne pou- vaient s'empêcher de rendre justice à ses éminentes qualités. Il avait été déjà le principal instrument des négociations entre Oulina et Laudonnière ; comme il ne jugeait pas sa tâche suffisamment remplie, il s'enfonça dans le pays, cherchant partout des alliances nouvel- les , sans oublier la découverte des mines.
Ces mines , tout l'indiquait , étaient dans les monta- gnes dont on voyait à l'horizon se dessiner le profil azuré. Sur le territoire d'Outina on pouvait en gravir déjà les premières pentes, et les rapports des indigènes étaient unanimes sur ce point , que là seulement les Français trouveraient les métaux dont ils paraissaient si
(i) DeBry, p. 12. « Tali pollebat auctoritate apud Laudonnierum , ut ejus consilium pro oraculo haberet : negare sane non velim quin dotibus ingenii praeditus esset, praesertim industrius erat in nova ista conqui- sitione. »
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avides. Maisces montagnes, les Apalachesd'aujourd'hui, elles appartenaient à trois rois ennemis d'Outina , à Onatheaqua, à Oustaca et à Potavou. Or on venait de faire la guerre à ce dernier, et les deux autres étaient également des adversaires implacables d'Ou- tina. N'était-ce point procéder avec légèreté, et même s'exposer à des périls sérieux que de chercher à nouer des alliances avec des caciques qui devaient nous redouter ou tout au moins se défier de nous ?
Laroche-Ferrière ne s'arrêta pas à ces détails. Il ne songea qu'à la gloire de pénétrer dans un pays in- connu ; de plus il était excité par l'espoir d'arriver le premier à ces mines fameuses, objet de tant de con- voitises. Il partit donc pour les montagnes , et vi- sita les trois souverains, qui l'accueillirent fort bien. Ils lui donnèrent de magnifiques présents que Laro- che-Ferrière envoya à son chef (i). C'étaient des bou- cliers d'or et d'argent qui couvraient le dos et la poi- trine des caciques, du minerai d'or, des lingots d'ar- gent , des carquois recouverts de peaux variées , des flèches garnies d'or, des tapisseries , des plumes admi- rablement tissées , enfin des pierres vertes et azurées qu'on prenait pour des éméraudes et des saphirs.
Lorsqu'il apprit ces négociations , Outina fut saisi
(i) De Bry, p. il\. « Plani orbes aurei etargentei amplitudine medio- cris lancis , quibus pectus et dorsum tegere soient in bellum profecturi , multum auri infecti cui admixtum aes, et argenti non bene excocti, mi- sit pharetras selectissimis pellibus tectas, et omnes earum sagittas cus- pide aureaarmatas.... Lapides etiam virides et cœruleos, quos nonnulli smaragdos et sapphiros esse censebant.
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d'une froide rage contre l'intrigant qui renversait ainsi tous ses projets ambitieux. Car il avait espéré profiter de notre présence pour écraser ses ennemis. Plus sa déception fut vive, plus sa haine fut profonde. Il ne parlait à son entourage que du plaisir qu'il éprou- verait à prendre et à torturer Laroche-Ferrière, qui , désormais, ne fut plus appelé par lui que Thimogona c'est-à-dire l'ennemi (i). Laroche-Ferrière se souciait peu des projets vindicatifs du cacique; car il pouvait revenir à la Caroline en descendant la rivière. Aussi bien il réussissait à merveille dans la mission qu'il s'é- tait attribuée. Le cacique Oustaca surtout avait été sé- duit par ses belles promesses et avait conclu un vé- ritable traité d'alliance avec lui. Il s'engageait à fournir quatre mille hommes, et, si on lui donnait seulement cent arquebusiers français, il promettait de conquérir toute la région des Apalaches, et d'en ouvrir les mines à ses alliés européens. Laroche-Ferrière envoya aus- sitôt son cempagnon, le Poitevin Grotauld ou Gron- taut, pour demander à Laudonnière ces cent arque- busiers. De retour à la Caroline , Grotauld renchérit encore sur les pompeux récits de son ami. Quand il eut raconté comment, au pied du mont Palasti, il avait vu les Indiens puiser dans une source (2), avec des ro- seaux creux , du sable où roulaient des paillettes de cuivre et d'argent, les colons de la Caroline dénia n-
(1) De Bry, p. i5.
(2) Lemoyne, planche XLI. Ce procédé primitif est encore en usage en Californie. Cf. Tour du monde, n. io5, 106, 107.
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dèrent tous à parlir. Mais Laudonnière n'était plus en force pour conquérir avec les Apalaches tous les districts aurifères et argentifères : car il avait perdu , après le départ des révoltés, au moins une centaine d'hommes, et il ne voulut point dégarnir la Caroline d'une troupe aussi nombreuse. 11 pria donc Laroche- Ferrière d'amuser le cacique avec de belles paroles, et lui fit savoir qu'il s'était trop avancé.
Moins heureux que Laroche-Ferrière , un autre vo- lontaire, Pierre Gambye, perdit la vie dans une de ces lointaines ambassades. Gambye avait été élevé dans la maison de l'amiral Coligny. A cette rude école il avait appris à ne compter que sur lui-même. C'é- tait un homme vigoureusement trempé, un de ces héros obscurs , dont les aventures défrayeraient plu- sieurs romans modernes. Aussi bien les descendants de ces aventuriers vivent encore. Ce sont les trap- peurs franco-canadiens qui , dans le Far West amé- ricain (i), continuent la vie au grand air de leurs ancêtres, respectés des Indiens dont ils partagent la vie, redoutés des lankees dont ils ne ménagent pas les empiétements continus. Gambye avait demandé à Laudonnière l'autorisation d'explorer le pays : mais il n'avait pas voulu de compagnon , et s'était enfoncé tout seul dans les forêts de l'intérieur. Ses explora- tions avaient été heureuses. Partout il avait engagé les Indiens à envoyer leurs provisions à la Caroline, en
(i) Tour du monde , n. 434»
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leur promettant qu'ils en trouveraient un débit favo- rable. Un cacique, Adelano, le prit en telle affection qu'il lui donna sa fille en mariage, et lui confia comme la régence de ses États pendant une absence : le cacique habitait une île délicieuse , véritable oasis de verdure ; on y remarquait une allée longue de trois cents pas et large de quinze , dont les arbres s'entre- laçaient en arcade. C'était un jeu de la nature; « mais il (i) semble que ce soit une treille faite toute à propos; je dis aussi belle qu'autre qui se puisse veoir en la cbrestienté. »
La bonne fortune enivra Gambye. ïl abusa de l'au- torité , qui lui avait été déléguée , pour faire peser sur les sujets d'Adelano la plus intolérable des tyrannies. Ceux-ci se turent, car ils avaient peur : mais dans leurs cœurs couvait une de ces haines lentes et ter- ribles, comme en conçoivent seuls les peuples primitifs. Lorsque Adelano revint , Gambye lui demanda la per- mission de revoir ses compatriotes , qu'il avait quittés depuis douze mois. Le cacique le lui permit, et lui prêta même une pirogue et deux rameurs pour des- cendre la rivière, et porter à la Caroline le petit tré- sor qu'il avait amassé pendant son voyage. Cette riche cargaison tenta la cupidité des deux rameurs , qui d'ailleurs haïssaient cordialement Gambye. Au moment où Gambye, qui ne se doutait de rien, soufflait du feu pour cuire du poisson, les deux traîtres le frap-
(i) Laudonnièke, p. i38.
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pèrent d'une hache , et s'emparèrent de son petit trésor (1).
La mort de Gambye n'était qu'un accident. D'or- dinaire les caciques accueillaient avec empressement les Français, et les indigènes se pressaient autour d'eux avec une curiosité bienveillante. Aussi péné- traient-ils fort avant dans la Floride. Une de leurs plus curieuses explorations fut celle qui conduisit nos compatriotes à trente lieues au delà du territoire du cacique Mathiaca. Us découvrirent un lac, dont on n'apercevait pas l'autre rive. Les Indiens racontaient que , même en grimpant sur les arbres les plus élevés, ils ne voyaient que de l'eau. Lescarbot (2) savait que Champlain , en remontant un fleuve du Canada , avait découvert un lac considérable; de plus les Indiens lui avaient appris que ce lac était suivi de plusieurs autres aussi étendus. 11 crut que le lac découvert par les soldats de Laudonnière communiquait avec les lacs indiqués à Champlain. Mais on sait aujourd'hui que Champlain avait découvert le Saint-Laurent et la série des grands lacs auxquels il sert de déversoir. Or le Saint-Laurent est beaucoup trop éloigné de la Floride, pour qu'on s'arrête un instant à l'hypothèse de Lescar- bot. D'après Charlevoix (3) ce lac est celui que décou- vrit Soto, en approchant des Apalaches. Mais le pro-
(1) Lemoyne, planche XLII. Laudonnière, p. 140 (a) Lescarbot, ouv. cit., p. 72. (3) Charlevoix , ouv. cit., p. 84.
VOYAGES DE DÉCOUVERTES. 117
blême n'est pas résolu , puisqu'on ne sait pas quel est ce lac. En consultant les cartes modernes, on ne trouve guère que le lac Okecbobée, dans l'état actuel de la Floride, qui réponde à la description de Lau- donnière, ou plutôt de ses soldats. Ce lac a été récemment exploré par G. K. Allen et quatre autres voyageurs. Il est protégé par des marécages bour- beux et des fondrières. Il a 65 milles de long sur 3o de large. Trois îles sont baignées par ses eaux. Lune d'entre elles présente à l'admiration des visiteurs un confus entassement de rocliers gigantes- ques. Au sud du lac s'étend une foret d'acajou et de magnolias séculaires , dans laquelle on trouve des araignées énormes, puisqu'elles ont jusqu'à deux pieds de long. Leurs membres sont puissants, leurs yeux entourés d'un cercle jaune ponceau très-brillant, et leur corps rayé de bandes jaunes et rouges. Le pays est abandonné, mais on y trouve pourtant des restes de constructions bumaines. Nos compatriotes n'ex- plorèrent pas ce lac, et retournèrent à la Caroline, mais après avoir visité successivement les caciques Cbilili, Enecaque ou Enegnape, Patica ou Patchica , et Cboya ou Coya. Partout ils furent bien reçus. Ou- tina lui-même, malgré son dépit contre Laroche- Ferrière, et la malveillance de d'Ottigny et de Lau- donnière, fit bon accueil à leurs messagers. Peu à peu le pays était mieux connu, et nos voyageurs rappor- taient à la Caroline de précieux renseignements, que Laudonnière enregistrait avec soin , et dont il se ré-
118 CHAPITRE V.
servait de tirer parti, dès que les circonstances le lui permettraient.
Mais de graves préoccupations détournèrent Lau- donnière de toute entreprise sérieuse. La famine était imminente , et , avant tout , il fallait ne pas mourir de faim.
LA FAMINE ET LA GUERRE. 119
CHAPITRE VI.
LA FAMINE ET LA GUERRE.
En effet, les Français, sous Laudonnière connue sous le capitaine Albert, n'avaient point tiré parti de la fécondité et des inépuisables richesses du sol flo- ridien. Que des gentilshommes n'aient pas cru con- venable de courber leur front sur la terre, on le com- prend à la rigueur, surtout si l'on tient compte des préjugés de l'époque. Mais tout le monde n'apparte- nait pas, dans la Caroline, aux premiers rangs de la société. Il y avait parmi les colons des ouvriers, des matelots, de simples soldats , et eux aussi mouraient de faim par leur faute. En quittant sa patrie pour s'é- tablir au nouveau monde, tout Européen croyait alors pour ainsi dire monter en dignité, et, du haut de son orgueil, rougissait des travaux dont il s'honorait dans son pays. De plus la fièvre de l'or avait grisé tout le monde. N'est-ce vraiment pas une honte que de s'abaisser à cultiver la terre , lorsque demain , au- jourd'hui peut-être , on découvrira quelque mine fantastique? On est à la veille de bâtir l'édifice gigan- tesque de sa fortune , et on sèmerait du blé ! Ln con- temporain, Lescarbot (i), a naïvement décrit cette singulière erreur économique, qui amena tant de
(i) Lescarbot, ouv. cit., p. 54o.
120 CHAPITRE VI.
désastres au XVIe siècle. « S'ils ont eu de la famine, écrit-il , il y a eu de la grande faute de leur part de n'a- voir nullement cultivé la terre , laquelle ils avoient trouvée découverte. Ce qui est un préalable de faire avant toute chose, à qui veut s'aller percher si loin de secours. Mais les François et presque toutes les na- tions du jourd'hui ont cette mauvaise nature qu'ils estiment déroger beaucoup à leur qualité de s'ad- donner à la culture de la terre , qui néantmoins est à peu près la seule vaccation où réside l'innocence : de là vient que chacun fuiant ce noble travail , cherche à se faire gentilhomme aux dépens d'autrui; on veut apprendre tant seulement le métier de tromper les hommes, ou se gratter au soleil. »
Aussi bien ce n'est pas au XVIe siècle seulement que de semblables aberrations ont compromis la fon- dation et la durée de puissantes colonies. En 1848 , lorsque furent découverts les champs aurifères de la Californie, des milliers d'Européens partirent pour ce pays des merveilles. Ils ne rêvaient que mines d'or, mais ils n'avaient pas songé aux brutales nécessités de la vie. Combien d'entre eux moururent de faim à côté de leurs trésors ! Ceux-là seuls firent fortune qui eurent la sagesse ou de cultiver la terre ou de vendre aux mineurs, à des prix exorbitants, des vivres, des vê- tements, de grossiers instruments. La Floride fut la Californie du temps. Nos Français se croyaient tous sur le point de devenir millionnaires, et ils manquè- rent mourir de faim.
LA FAMINE ET LA GUERRE. 1 21
Les Indiens leur avaient bien promis des vivres pour le mois d'avril, mais rien n'arrivait. Peu à peu les dernières provisions disparurent, et, au mois de mai, la famine éclata.
Les Indiens , au reste , n'avaient rien fait pour la conjurer. L'agriculture chez eux , et en général chez tous les sauvages, n'était guère en honneur. Ils ne connaissaient guère que le mil, le maïs, et encore ils abandonnaient ces travaux à leurs femmes. Leur plus vive imprécation contre un ennemi mortel était qu'il fut réduit à labourer un champ. Aussi, malgré la présence des étrangers, ils s'étaient contentés de pourvoir à leurs besoins immédiats , sans se préoccuper autrement de l'impérieuse avidité des Français. Ils résistaient donc à leurs sollicitations , et comme ils s'aperçurent bientôt de la détresse de nos compatriotes, ils en profitèrent pour leur vendre très-cher le rebut de leurs provisions.
Il peut sembler étrange que les Français, campés sur les rives d'un fleuve poissonneux, n'aient pas au moins essayé de garnir leurs tables de poisson. Mais, toutes les fois qu'il ne s'agissait pas de partir en course lointaine ou de faire la guerre, ils ne savaient que dormir et perdre leur temps à la Caroline. On eut dit vraiment qu'ils dérogeaient , en jetant à l'eau quelque filet, ou quelque ligne. Les Indiens profitèrent encore de cette insouciance coupable pour leur vendre très- cher des poissons qu'ils venaient pécher jusque dans les eaux de la Caroline. A peine s'ils daignaient de
122 CHAPITRE VI.
temps à autre utiliser leurs loisirs par quelque partie de chasse. Mais les ressources de la chasse étaient toujours précaires, et, pour peu que les Indiens ne voulussent plus leur vendre de provisions , ou que leurs marchandises s'épuisassent , leur perte était as- surée.
La fa mine dura six grandes semaines à la Caroline ( i ) , « pendant lequel temps les François ne pouvoient travailler, et s'en alloient tous les jours sur une mon- tagne en sentinelle pour voir s'ils découbvriroient point quelque vaisseau françois. » Mais leur espoir était toujours déçu. Au reste ce n'est pas au seizième siècle seulement que nos colons ont eu le tort de compter uniquement sur les secours de la métro- pole , qui semble prendre à tache de les oublier.
Les forces s'épuisaient. Il fallait prendre un parti. Laudonnière demanda donc aux charpentiers s'ils pouvaient réparer le seul navire qui leur restait , et le mettre en état de les ramener en France. C'était le navire Breton , commandé par Vasseur. Les char- pentiers s'engagèrent à le lui livrer pour le 8 août , en l'exhaussant d'un pont, mais à condition qu'ils se- raient aidés par une partie de la garnison. Laudon- nière accepta leurs offres , sans seulement remarquer qu'on allait entreprendre un travail autrement pé- nible que si on se fut résolu à creuser et à ensemencer le sol. Mais tous étaient aveugles. La fortune était à
(i) Laudonnièue, p. ï/,5.
LA FAMINE ET LA GUERRE. 123
leurs pieds : ils s'obstinaient à la chercher dans ces mines introuvables.
Avant que le navire fût achevé, il fallait vivre. On se partagea la besogne. Les uns coupèrent du bois dans les forêts, les autres le débitèrent en planches ; ceux-ci firent du charbon, ceux-là amassèrent de la gomme pour calfater. Laudonnière et une trentaine de soldats remontèrent la rivière pour trouver des provisions. Mais ils ne rencontrèrent que des fram- boises, des graines petites et rondes, insipides et mal- saines, enfin des choux palmistes. De retour à la Ca- roline, quand furent distribuées ces misérables pro- visions qui n'étaient propres qu'à augmenter les souf- frances en les prolongeant, un grand découragement s'empara de tous, et, comme la faim est mauvaise con- seillère, on résolut de prendre par la force ce qu'on ne pouvait obtenir par la douceur.
Les Indiens avaient connaissance de notre épuise- ment et de nos souffrances. Ils commençaient à man- quer de respect : non-seulement ils n'apportaient plus à la citadelle aucune provision, mais encore ils se moquaient de notre détresse. Ils n'approchaient plus que hors de portée de nos armes à feu, et profi- taient de la misère de nos compatriotes pour leur vendre à des prix exorbitants les plus minces provi- sions. Les soldats, forcés par la nécessité, donnaient jusqu'à leurs vêtements, et, quand ils se récriaient sur la cherté des marchés: « Mange ta marchandise, répondaient les Floridiens, nous mangerons notre
124 CHAPITRE VI.
poisson; puis (i) ils s'esclatoient de rire, et se mo- quoient de nous à gueule bée. »
Les soldats avaient été plusieurs fois tentés de se faire justice, et de punir durement les cruelles rail- leries des Indiens : Laudonnière les en avait toujours détournés. Mais l'irritation croissait de jour en jour. Ils proposèrent à leur capitaine de se saisir par force des caciques des environs, et de les rançonner. Lau- donnière les supplia de ne point se porter à ces ex- trémités, qui ruinaient à tout jamais l'influence fran- çaise en Floride, et le forçait à substituer à la poli- tique des ménagements celle de la conquête brutale : mais, comme il les vit parfaitement décidés à ne pas tenir compte de ces observations, et que d'ailleurs il était lui-même profondément irrité de la mauvaise volonté des caciques, il leur promit de faire un der- nier appel à la bienveillance de ces caciques, et, en cas de refus, de punir leur arrogance.
Outina était celui au secours duquel ils étaient al- lés le plus souvent. Ce fut à lui que s'adressa en pre- mier Laudonnière. Outina n'osa refuser ; mais il s'exé- cuta à contre-cœur. Il n'envoya que douze à quinze sacs de glands, et deux de pinocqs, petits fruits verts qui croissent parmi les berbes des rivières, et ne sont pas plus gros que des cerises. Encore fallut- il donner en écbange plus de marchandises et de vête- ments que n'en comportait ce maigre cadeau.
(i) Laudownière, p. 149.
LA FAMINE ET LA GUERRE. 125
Peu après, Outina fit demander à Laudonnière de lui prêter quelques-uns de ses soldats pour châtier un de ses vassaux révoltés, nommé Astina. Il s'excusait en même temps de la petitesse de son envoi, et pré- tendait qu'il s'était à peine réservé de quoi faire les semailles. Laudonnière feignit de goûter ces raisons, et lui envoya le renfort demandé. D'Ottigny avait été chargé de cette expédition ; mais Outina profita de sa présence pour le promener à travers toutes les trihus révoltées. D'Ottigny consentait à se battre contre un vassal insurgé, mais il ne voulait pas servir d'instrument à l'ambition du cacique. Dès qu'il s'a- perçut du singulier rôle qu'on lui faisait jouer, non- seulement il se refusa à toute expédition nouvelle, mais encore jura de punir Outina de sa mauvaise foi, et de le ramener prisonnier à la Caroline.
Laudonnière devait une réparation d'honneur à son plus fidèle, à son plus brave lieutenant. Ses sol- dats le suppliaient de frapper un coup, qui rétablirait le prestige de la France, et forcerait de nouveau les Indiens à fournir des vivres à la Caroline. L'occasion semblait excellente pour punir une insulte , et en même temps pour ramener l'abondance dans la cita- delle. Laudonnière connaissait l'histoire de son temps. Il savait que Cortez et Pizarre avaient rétabli leurs affaires en s'empara nt de Montézuma et d'Atah- valpa. La cause était détestable, le prétexte illusoire, mais ce n'est pas d'aujourd'hui que la force prime le droit. Il se mit donc lui-même à la tête de cin-
126 CHAPITRE VI.
qualité hommes d'élite, répartis en deux barques, avec lesquelles il remonta la rivière, et s'empara d'Ou- tina, au milieu même de son peuple, sans éprouver de résistance.
L'effet moral était produit : le plus grand chef de la contrée était prisonnier de la France. Quelles se- raient les conséquences de cet acte d'autorité ? Le rétablissement de l'influence française, ou la guerre ? Dès le lendemain cinq à six cents Indiens vinrent annoncer que le cacique ennemi Potavou profilait de l'absence d'Outina pour mettre le pays à feu et à sang: ils réclamaient donc le secours de la France. Mais cette attaque était bien prématurée. Comment, en l'espace de quelques heures, Potavou avait-il ap- pris la capture d'Outina , et surtout comment avait-il réuni assez de monde pour ravager son territoire ? Laudonnière éventa la ruse. Il répondit aux Flori- diens qu'il attendrait avant de se décider, et bien lui en prit ; car des embuscades avaient été disposées par les Indiens, et la petite armée française , hors des remparts de la Caroline, eut été infailliblement mas- sacrée.
Les Floridiens, comme tous les sauvages, sont très- accessibles aux impressions extérieures. La capture d'Outina les avait déjà ébranlés. La perspicacité de Laudonnière les frappa d'admiration, et tout aussitôt les vivres affluèrent à la citadelle. Mais ils prirent une détermination qui devait rendre inutile l'acte auda- cieux des Français. Mesurant nos compatriotes à leur
LA FAMINE ET LA GUERRE. 127
cruauté, ils s'imaginèrent qu'Oulina était leur vic- time, et procédèrent à son remplacement. Le beau- père du prisonnier réussit à faire nommer un de ses petits-enfants. Mais on apprit bientôt qu'Outina vi- vait, et même qu'il était fort bien traité par les Fran- çais. Ses amis lui rendirent visite : ses ennemis au contraire, et surtout Satounona, supplièrent Lau- donnière de le mettre à mort, ou tout au moins de le leur livrer ; dans l'espoir de le fléchir, ils envoyèrent à la citadelle beaucoup de provisions. Mais dès qu'ils eurent compris que Landonnière ne livrerait jamais son prisonnier, dès que les sujets d Outina , de leur côté, eurent la persuasion qu'il ne périrait pas, les vivres diminuèrent de nouveau, d'autant plus que la saison des semailles approchait.
La famine éclata pour la seconde fois, et elle fut
I terrible, « si grande qu'on faisoit bouillir et piler dans un mortier des racines pour en faire du pain... les autres prenoient du bois d'esquine, le battoient et en faisoient de la farine... mesme cette misère fut telle, qu'il s'en rencontra un, lequel esplucha parmy les ordures de la maison toutes les arrestes de pois- son qu'il peut trouver, lesquelles il fait seicher et mettre en poudre pour en faire du pain (i). » Au commencement de juin, on trouva un peu de mil dans la haute rivière : il était temps. Depuis quatre jours, les soldats n'avaient pris que du pinocq, et
(i) Laudonkière, p. i55-i5fi.
128 CHAPITRE VI.
quelque peu de poisson : mais ils se jetèrent avec tant d'avidité sur cette nourriture fortifiante qu'ils en furent tous incommodés : ils ne songèrent même pas à garder des grains pour en semer. Ils mangèrent ou plutôt gaspillèrent tout avec une étonnante in- souciance.
Une nouvelle razzia, opérée sur les terres du caci- que Adelano, produisit le même résultat. On eut du grain pour quelques jours, mais les provisions furent presque aussitôt épuisées. Seulement les défiances des indigènes étaient excitées. Ruiner ainsi leurs champs, c'était les exposer eux-mêmes à une prochaine famine. Aussi les Floridiens, exaspérés par les ravages des Fran- çais, mais trop faihles pour se venger autrement que par l'assassinat, les guettèrent avec la patience de chas- seurs à l'affût. Un jour deux charpentiers s'étaient éloignés de leurs compagnons, et mangeaient du mil dans un champ. Ils furent tués à coup de flèches par les deux fils du cacique Emola. On ne put que retrouver leurs cadavres. D'autres Français furent sur- pris, et dangereusement hlessés. La guerre n'était pas encore déclarée, mais aux relations cordiales du dé- but avaient succédé des rapports difficiles. Les Français étaient alors réduits à vivre de rapines, et l'orage s'amassait autour d'eux. On venait d'apprendre à la Caroline que, sur le territoire d'Outina, le mil avait atteint sa maturité. Le cacique, que désolait sa capti- vité, et qui s'attendait, d'un jour à l'autre, à tomber victime de la fureur des Français, leur promit de rem-
LA FAMINE ET LA GUERRE. 129
plir leurs greniers, s'ils consentaient à lui rendre la liberté. Laudonnière accepta une proposition, qui lui convenait si bien, et envoya quelques-uns de ses hommes cherclier les provisions promises. Al'approehe des Français tout le monde s'était enfui. Etait-ce fraveur réelle, ou bien les Indiens s'étaient-ils embus- qués dans les bois pour surprendre la petite troupe ? On ne l'a iamais su. Mais les Français crurent à la
il 3
trahison, et, quand ils rentrèrent à la Caroline, fu- rieux de leur déconvenue, irrités des plaisanteries de leurs compagnons, ils voulaient punir Outina de sa connivence réelle ou prétendue, et ne parlaient de rien moins que de le tuer. Laudonnière dut interve- nir pour arracher à la mort son prisonnier. Cet otage était précieux pour lui : car il n'avait pas ou- blié les déplorables conséquences qu'entraîna pour Corlez le meurtre de Montézuma, et savait que les Floridiens le respecleraient , tant qu'Outina serait en son pouvoir.
Une quinzaine s'écoula. Le cacique alors pria Lau- donnière de le faire reconduire chez lui. Le mil était parfaitement mûr, disait-il, et il s'engageait à en pro- curer aux Français : sinon il s'exposait à l'avance au dernier supplice. Il fallait ou accepter sa proposition, ou mourir de faim. Laudonnière prit quelques otages, et d'Ottigny, avec une trentaine de soldats, fut chargé de reconduire le souverain indigène.
Pas un Floridien ne se présenta sur le passage de la petite troupe, et, quand on arriva au village, pas
LA flo:ude. 9
130 CHAPITRE VI.
une main ne s'offrit à eux, pas une case ne s'ouvrit. Les femmes et les enfants avaient disparu. Les Indiens seuls restaient, tous en armes, raides, menaçants. On arriva à la case d'Outina. Les principaux Indiens l'y attendaient. La conférence s'engagea sur-le-champ. Les Français se plaignirent de l'accueil qu'ils rece- vaient, les Indiens se répandirent en invectives sur leur mauvaise foi. Ils voulaient bien, puisque le caci- que lavait promis, livrer des sacs de mil, mais c'était à contre-cœur, et pour sauver leur chef bien -ai me. La conférence dégénéra bientôt en discussion violente. Oulinan'aurait eu qu'à faire un signe, etla bataillecom- mençait. Mais il avait donné sa parole; il se devait à lui-même et à ses propres intérêts de ne pas la vio- ler. Peut-être aussi se souvenait- il que sa vie avait dépendu de ces Français qui étaient aujourd'hui en son pouvoir, et il avait gardé bon souvenir des pro- cédés gracieux de quelques-uns de nos compatrioles à son égard. Il rompit donc l'entretien, et,, prenant à part d'Otligny, l'avertit de s'en aller au plus vite; car il connaissait assez ses sujets, pour savoir à l'a- vance que la guerre était considérée comme décla- rée.
D'Otligny était l'homme du devoir. Il aurait pu battre immédiatement en retraite, et se sauver lui et ses compagnons. Mais il se croyait forcé de remplir jusqu'au bout sa mission, et de rapporter à la Caro- line les provisions qu'on y attendait. Peut-être aussi, dans son naïf orgueil de soldat, et avec la conscience
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de la supériorité de ses armes et de la discipline eu- ropéenne, méprisait-il trop ses ennemis, quel que fût leur nombre. Il s'imagina donc que les Indiens n'o- seraient pas l'attaquer, et persista à ne partir qu'avec les sacs de mil. Ces sacs n'étaient pas prêts, et les In- diens n'obéissaient à Outina qu'avec répugnance. Us s'étaient même déjà jetés sur un Français isolé, et l'auraient ésforsré sans le secours de ses amis : cette ten- tative d'assassinat ne changea rien aux dispositions de d'Ottigny. En vain le cacique vint-il l'avertir qu'on avait trouvé plantées en terre des flèches couronnées de cheveux, ce qui était le signe des déclarations de guerre. En vain lui apprit-il que des embuscades étaient dressées dans le bois, que le nombre des Flo- ridiens en armes augmentait d'heure en heure, et que la retraite par la rivière serait bientôt coupée par les troncs d'arbre que ses sujets jetaient dans son lit : D'Ottigny resta sourd à tous les avertissements ; il ne donna le signal du retour à la Caroline, que le 27 juillet 1 565, après que les charges de mil furent prêtes.
La retraite fut désastreuse; mais les Français s'y signalèrent par leur bravoure. Chacun d'eux portait un sac de mil , et ils se disposaient à déposer ces sacs dans leurs barques, et à regagner paisiblement par eau la citadelle. Avant de retrouver ces barques , ils devaient parcourir à travers les bois un espace assez considérable. A. peine s'étaient-ils engagés dans la forêt qu'ils furent assaillis en face par une troupe de
132 CHAPITRE M.
quatre cents Floridiens, qui, sans se laisser arrêter par les affreux ravages causés dans leurs rangs par ies armes à feu , et protégés d'ailleurs par des troncs d'arbre , les criblèrent de flècbes. Les Français avaient déposé leurs sacs pour se défendre. A peine avaient- ils dispersé cette première troupe qu'une nouvelle at- taque se dessina sur leurs derrières , et que les pre- miers assaillants revinrent à la cbarge. Pris en tête el en queue, les Français durent partager leurs forces , et les Floridiens les atteignirent avec plus de facilité. Ils triomphèrent pourtant de cette double attaque , et reprirent leur marche. Mais les Floridiens s'achar- naient à leur poursuite; toujours repoussés, et avec des pertes énormes , ils étaient remplacés par de nouveaux assaillants. Le courage des Français fut à la hauteur de l'opiniâtreté* des Floridiens. Admirable- ment conduits par d'Ottigny, qui leur donnait l'exemple de l'héroïsme, ils ne faiblirent pas un ins- tant. Cette retraite fut pour eux (i) la nocfie triste des Espagnols de Cortez. Ils auraient pourtant suc- combé au nombre , car les attaques se multipliaient, et depuis neuf heures du matin jusqu'à la nuit ils s'étaient battus , si d'Ottigny ne s'était avisé d'un expédient ingénieux, celui de rompre les flèches qui tombaient autour d'eux. Dès lors les Indiens ne pou- vaient plus renouveler leur armement, et, au bout
(i)Prescott, Histoire (te la conquête du Mexique, traduction A. Pi-
CHOT.
LA FAMINE ET LA GUERRE. 133
d'un certain temps, ils seraient réduits à l'inaction. Par malheur il était déjà bien tard. Deux Français avaient été tués, Jacques Salé et Lemesureur, et vingt- deux blessés, dont plusieurs grièvement, et parmi eux d'Ottigny et le dessinateur Lemoyne. Enfin on ne rapportait que deux charges de mil au lieu d'une tren- taine. Tous les blessés avaient abandonné les leurs, et quelques-uns avaient été frappés si dangereusement , qu'ils avaient besoin du secours de leurs compa- gnons.
Tel avait été le déplorable résultat de cette expédi- tion : une trentaine de Français hors de combat , la guerre déclarée aux Indiens , et la famine en perma- nence à la Caroline, jusqu'au moment où les charpen- tiers auraient achevé de réparer le navire, qui per- mettrait aux soldats de Laudonnièreetà Laudonnière lui-même de rentrer en France.
Mais les charpentiers ne s'étaient engagés que pour les premiers jours du mois d'août , et il fallait attendre encore une quinzaine. De plus on devait charger de provisions le navire libérateur, et tout le pays était en armes contre les Français. On réussit pourtant à trouver quelques sacs de mil aux villages de Saranaï et d'Émola. Dans la rivière de Somme (Iracani), l'intrépide Vasseur qui la remontait avec deux barques, assista à une grande assemblée de trois puissants caciques, Athore , le fils de Satouriona , notre ancien allié , Apalon et Tacadocorou : ces petits souverains indigènes célébraient une de ces fêtes in-
1 34 CHAPITRE VI.
diennes, où l'hospitalité est de rigueur envers les étrangers.
Malgré les sentiments de haine ou de défiance qu'ils nourrissaient à l'endroit des Français , ils ne les laissèrent cependant point partir sans les admettre à la fêle. Vasseur, par son habileté et sa valeur, s'était assuré un certain prestige sur les Indiens. Jl fit appel à leur générosité ou à leurs superstitions, peut-être même à leur cupidité, et réussit à charger de vivres ses deux barques. C était une ressource inespérée. Quelques razzias exécutées aux environs de la citadelle achevèrent de compléter l'approvisionne- ment. Dès lors on chargea le navire, et tout se diposa pour le départ.
Laudonnière ne voulait pas laisser derrière lui une citadelle , dont les Espagnols ou les Indiens se seraient emparés après son dépari . Comme il nourrissait l'ar- rière-pensée du retour, il ne tenait pas à trouver la place prise. Il ordonna donc de démolir la Caroline; mais ce lui fut un véritable crève-cœur. Car il renon- çait ainsi à des projets longtemps caressés et longue- ment mûris. La nécessité l'exigea. Il se résigna. Aussi bien ses compagnons étaient également tristes. Il est dans la nature humaine de s'attacher aux lieux où Ion a vécu, même aux lieux où l'on a souffert. « Cepen- dant (i) il n'y avait celuy de nous qui n'eust un ex- tresme regret d abandonner un pais de vérité fort
(l) LAUnOKNIKKK, p. 169.
LA FAMINE ET LA GUERKE. 135
riche et de bel espoir, auquel il a voit tant enduré pour découvrir ce que par la propre faute des nostres il falloit laisser... Je laisse à penser combien il nous touchoit au cœur de nousesloigner d'un lieu abondant en richesses , pour auquel parvenir et faire service à noslre prince, nous avions laissé nostre propre pais , femmes, enfans, parens et amvs, et avions passé par dessus les périls de la mer, et estions là arrivés comme en un comble de tout souhait. »
On était arrivé au 3 août. Laudonnière allait donner le signal du départ , lorsque soudain furent signalées quatre voiles à l'horizon. Elaient-ce des amis ou des ennemis? des Français qui venaient en aide à la colo- nie naissante, ou des Espagnolsqui voulaient la ravager? Pendant quelques instants un singulier mélange de joie et de crainte agita nos compatriotes. Ils avaient tout à espérer ou tout à redouter. Bientôt ils sortirent de leur anxiété. Une barque se détacha de la flottille et se di- rigea sur la terre. Laudonnière envoya aussitôt une chaloupe à sa rencontre, mais, par mesure de pré- caution , fit prendre les armes à tout son monde. Les nouveaux arrivés étaient des Anglais, qui venaient re- nouveler leur provision d'eau fraîche. Ils furent très- surpris, ou feignirent de l'être, à la vue des Français. Laudonnière les accueillit avec plaisir, et pria leur capitaine de débarquer.
Ce capilaineétait le célèbre John Hawkins. Il était né à Plvmoulh en i5;*o. Son père, William Hawkins , était un marin distingué, fort aimé par Henri VI1L John
J36 CHAPITRE VI.
avait profité de la faveur et des leçons de son père (i). Il était devenu un des meilleurs marins de sa nation et de son temps, et avait obtenu de la reine Elisabeth le privilège de la traite des nègres. L'Angleterre , qui , de nos jours, s'est honorée en entreprenant une vé- ritable croisade contre cet odieux commerce , le favo- risait alors. Hawkins était à sa seconde campagne , et la reine éprouvait si peu de scrupule à l'encourager qu'elle lui avait donné pour armoiries un nègre à mi- corps, de couleur naturelle, lié d'un cercle. D'ordi- naire nous nous figurons un négrier sous les traits les plus repoussants ; mais Hawkins était un gentleman ac- compli , tel que ses contemporains Drake et Raleigh , et, s'il avait de la cruauté , il la réservait pour sa mar- chandise noire. Dès qu'il apprit que nos compatriotes étaient comme abandonnés sur le sol floridien , il s'empressa de courir à leur secours. Il cédait ainsi à ce mouvement de générosité qui, plus tard, le por- tera à fonder à Chatam un hospice , véritable hôtel des Invalides, pour les matelots vieux et infirmes.
Depuis sept mois les Français n'avaient ni mangé de pain de froment, ni bu de vin. Dans le récit de son voyage, inséré dans le fameux recueil d'Hackluyt, Hawkins prétendit que les Français, avec les rai- sins du pays, avaient fabriqué vingt pièces d'un \in qui valait celui d'Orléans. Mais la Floride n'a jamais produit de raisins, et, jusqu'à ce jour, toutes les ten-
(i) Hvckhiyt, Collection of voyages, t. lit, p. 5or, 5îo, 583, 590.
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tatives pour avoir du vin ont échoué dans ce pays. Ce vin devait être une boisson fermentée , dont la cou- leur et l'odeur se rapprochaient peut-être du vin de France, mais ne pouvait être pris pour du vin que par des Anglais, très-médiocres connaisseurs en pareille matière. Ce qui le prouverait encore, c'est que nos compatriotes burent avec avidité le vin que leur dis- tribua le capitaine.
La joie des Français fut si vive, que, pour célébrer l'heureuse arrivée des Anglais , ils sacrifièrent leurs dernières provisions, et jusqu'aux moutons et aux poules qu'ils avaient soigneusement réservés. L'abon- dance régna de nouveau dans la Caroline , et les mal- heureux délaissés oublièrent dans les plaisirs de la bonne chère leurs souffrances passées. Les Indiens, té- moins des protestations d'amitié dont Hawkins ac- cablait Laudonnière, le prirent pour son frère, et crurent que la Caroline était ravitaillée pour long- temps. Aussitôt les vivres reparurent, et avec eux les offres de service et les assurances d'un entier dévoue- ment. Mais le temps était passé des ménagements et des alliances. Les Français ne cachaient point leur désir de quitter une terre maudite, où ils n'avaient éprouvé que des déceptions. Hawkins, bientôt in- formé de ces dispositions, leur proposa de les prendre à bord de ses vaisseaux et de les ramener en France. Était-ce générosité de sa part , ou plutôt désir de dé- barrasser la Floride de colons qui pourraient entraver l'Angleterre dans l'accomplissement de ses futurs
138 CHAPITRE VI.
desseins? Les soldats et les officiers de Laudonnière croyaient à générosité de l'Anglais : Laudonnière , qui n'était plus au courant de la politique européenne , flairait vaguement un piège, et tout d'abord repoussa les offres d'Hawkins (i). « Car je ne sçavois en quel estât estoient les affaires des François avec les Anglois , et encore qu'il me promist sur sa foy de me des- cendre en France avant que d'approcher d'Angleterre, si est-ce que je craignois qu'il ne voulust attenter quelque chose en la Floride au nom de sa maislresse. »
A celte nouvelle la mutinerie des Français ne connut plus de bornes. Ils ne parlaient plus de rien moins que de déposer Laudonnière. Quelques-uns réclamaient des mesures plus énergiques. Laudon- nière essaya de les prendre par l'amour-propre, mais le mot magique de retour, l'espérance de revoir promptement la patrie avaient comme enivré nos compatriotes. Les officiers , consultés par Lau- donnière, se déclarèrent aussi pour le retour. Lau- donnière, à moins de rester seul à la Caroline , n'avait plus qu'à se résigner. Au moins chercha-t-il à sauve- garder l'honneur national, et, plutôt que d'ac- cepter l'offre anglaise , il demanda à Hawkins de lui céder un des navires de sa flotte.
Hawkins y consentit : cette condescendance a lieu de nous étonner. Peut-être n'agissait-il que par calcul, dans l'espérance de conclure un marché avantageux
(l) L\UD0NKIÈRK, p. 173.
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el de se défaire d'un mauvais navire, ou bien encore obéissail-il aux instructions secrètes de la reine , qui lui prescrivaient de faciliter le départ des Français, pour laisser la place nette aux Anglais. On le croirait volontiers; car il vendit ce navire à Laudonnière au prix dérisoire de sept cents écus. Il lui donna en plus vingt barriques de farine , six de fèves, six poinçons de sel , un quintal de cire pour faire de la cliandelle, cinquante paires de souliers, une jarre d'buile, une jarre de vinaigre , un baril d'olives , un baril de bis- cuit blanc et beaucoup de riz. Laudonnière n'avait pas assez d'argent (i); mais il lui céda en gage quel- ques canons.
Hawkins était arrivé le 3 août en vue de la Ca- roline. Il repartit le 7. Aussitôt les Français , avec une activité fiévreuse , convertirent la farine en biscuit , préparèrent les futailles nécessaires pour les provi- sions d'eau , et entassèrent à fond de cale tout ce qu'ils purent emporter. Ils décidèrent même à les accompagner quelques couples d'indigènes , qu'ils eurent soin de clioisir parmi les mieux faits et les mieux portants.
C'était l'habitude invariable des navigateurs du temps. Ces indigènes étaient comme la preuve vi- vante de la découverte. D'ailleurs ils apprenaient à apprécier la grandeur et la force des pays euro- péens, et, de retour en Amérique, ils étendaient
(1) De Bry, p. 11 . Ali(|iiot tormenta œnea anhabonis loco accepit.
140 CHAPITRE VI.
au loin par leurs récits, et au besoin par leurs ampli- fications, la toute-puissance de la métropole.
Tout était prêt le 28 août. On n'attendait plus pour partir que le vent favorable et la marée. Lau- donnière allait donner le signal du départ, quand sou- dain Vasseur et Verdier, capitaines désignés des deux navires, signalèrent des voiles à l'horizon. Cette fois c'était une expédition française , et le chef de l'expé- dition était Ribaut en personne
Le départ fut aussitôt contremandé ! Ce fut un malheur, car le nombre de ceux qui reverront la France sera bien faible. Presque tous les compagnons de Laudonnière et tous ceux qui allaient débarquer avec Ribaut étaient réservés à une catastrophe tra- gique. Ils devaient périr victimes de la cruauté et du fanatisme espagnols.
TROISIEME EXPÉDITION
(14 JUIN 1565 — 20 SEPTEMBRE 1565)
LE MASSACRE
CHAPITRE PREMIER
PJBAUT ET MENENDEZ
Coligny, malgré la fureur des guerres civiles, et les tristes préoccupations qui troublaient la sérénité de ce grand esprit, n'avait oublié ni Laudonnière, ni ses pro- jets de colonisation américaine. Le capitaine Bourdet avait heureusement accompli sa mission : grâce à lui, l'Amiral avait enfin reçu des nouvelles de la petite colonie; il était même au courant des mesquines in- trigues qui troublaient alors la Caroline , et il paraî- trait qu'il avait écouté trop favorablement les rap- ports hostiles à son lieutenant; car il songea à le rappeler en France et à lui donner un successeur.
Aux environs de l'an i565, il y eut comme un temps d'arrêt dans nos guerres intestines. Coligny profila de cette accalmie; en vertu de ses pouvoirs de grand Amiral, et après avoir obtenu l'autorisation
142 CHAPITRE I.
de Charles IX, il fit annoncer le prochain départ d'une troisième expédition en Floride. Ribaut fut nommé général en chef de cette expédition. Ses connaissances spéciales, ses voyages antérieurs, son énergie, son cou- rage, sa religion, tout le désignait pour remplir ces hautes fonctions. Il était encore en Angleterre, mais, au premier appel de l'Amiral, il revint en France, et, tout de suite, commença ses préparatifs de dé- part.
La ville de Dieppe avait été assignée comme ren- dez-vous général. Dieppe était alors le grand port de l'Océan. Les matelots dieppois étaient réputés pour leur audace, et ses capitaines pour leur science. Ils aimaient à rappeler que leurs ancêtres avaient co- lonisé la (i) Guinée avant le Portugal et découvert l'Amérique du Sud (2) avant l'Espagne. Dieppe était donc comme une pépinière de matelots éprouvés et de savants pilotes. C'était une heureuse inspiration que de choisir cette ville comme port de départ. En effet, comme le raconte un contemporain, justement un Dieppois, La Popellinière (3), « ceste charge di- vulgée, plusieurs le furent trouver pour l'accom- pagner au voyage, meuz toutefois de diverses pas- sions, si les uns par une seule curiosité de veoir et de connoistre le pais; les autres, pour employer à
(1) Pierre Margry, Marine française au Xï I* siècle. (1) Paul Gaffarel, Rapports de l'Amérique et de l'ancien continent avant Ch. Colomb. — Revue politique et littéraire, 2 mai 1874. (3) La Popfxlijvière, ouv. cit., p. 3o.
RIBAUT ET MENHNDEZ. 143
quelque exercice le temps qu'ils ne vouloient dé- pendre à leur première vaccation , de laquelle les guerres civiles les auroient desbauchez : plusieurs pour le grand espoir de jouir de tant de belles et riches choses qu'on leur proposoit , et que la Floride promettoit. »
Mais Ribaut savait que ses compatriotes aimaient à s'engager à la légère dans des entreprises difficiles. Il n'ignorait pas que , pleins d'enthousiasme au dé- but, leur ardeur s'éteignait vite, et que le découra- gement succédait avec rapidité aux illusions de la première heure. Soit qu'il voulut se défaire, par l'en- nui de l'attente, d'une foule de volontaires, qui, bientôt, l'auraient embarrassé plutôt qu'aidé , soit que réellement il ait eu à surmonter des difficultés maté- rielles, les préparatifs de l'expédition durèrent quatre à cinq mois de plus qu'on ne le croyait. « Or l'entre- prise (i) ne fut pas si tost mise en effect comme au- cuns le désiroyent, et ceux principalement qui avoyent receu les soudards en leur hostel... car ils restèrent quatre mois et plus dans ceste ville à faire la piaffe; » aussi les enthousiasmes factices eurent-ils le temps de tomber. « Aucuns (2) se formans une conscience d'un tel voyage, estonnez aussi de la face barbare de la mer, se retirèrent sans